"Pas de doute : le populisme est loin d’être mort. Et c’est justement pour cela que la gauche a plus que jamais besoin de la leçon d’Antonio Gramsci", nous dit Domenco Losurdo
Comme on le sait, la révolution qui fonde la Russie soviétique et qui, contre toute attente, a lieu dans un pays non compris dans les pays capitalistes les plus avancés, est saluée par Gramsci comme la « révolution contre Le capital ». Se gaussant du mécanicisme évolutionniste de la Deuxième Internationale, le texte publié sur Avanti ! le 24 décembre 1917 n’hésite pas à prendre ses distances avec les « scories positivistes et naturalistes » présentes même « chez Marx ». Oui, « les faits ont débordé les idéologies », et donc ce n’est pas la révolution d’octobre qui doit se présenter devant les gardiens du « marxisme » pour obtenir sa légitimation ; c’est la théorie de Marx qui doit être repensée et approfondie à la lumière du tournant historique qui a eu lieu en Russie [1]. Le début de cet article est sans nul doute mémorable, mais ce n’est pas une raison pour en oublier la suite, qui n’est pas moins significative. Quelles seront les conséquences de la victoire des bolcheviques dans un pays relativement arriéré et, de plus, épuisé par la guerre ?
« Ce sera, au début, le collectivisme de la misère, de la souffrance. Mais les mêmes conditions de misère et de souffrance auraient été reçues en héritage par un régime bourgeois. En Russie, le capitalisme ne pourrait pas, tout de suite, faire davantage que ce que pourra faire le collectivisme. Aujourd’hui il ferait beaucoup moins, parce qu’il aurait tout de suite contre lui un prolétariat mécontent, frénétique, incapable désormais de supporter pendant des années encore les douleurs et les amertumes que le marasme économique entraînerait […] La souffrance qui suivra la paix ne pourra être supportée que dans la mesure où les prolétaires sentiront que c’est de leur volonté, de leur ténacité dans le travail, qu’il dépend qu’elle disparaisse le plus rapidement possible » [2].
Dans ce texte le communisme de guerre qui est en train de s’imposer dans la Russie soviétique se trouve à la fois légitimé sur le plan tactique et délégitimé sur le plan stratégique, légitimé pour l’immédiat et délégitimé quand on pense à l’avenir. Le « collectivisme de la misère, de la souffrance » est justifié par les conditions concrètes dans lesquelles se trouve la Russie de l’époque : le capitalisme ne serait pas en mesure de faire mieux. Mais le « collectivisme de la misère, de la souffrance » doit être dépassé « le plus rapidement possible ».
Cette affirmation n’est absolument pas banale. Voyons comment le Français Pierre Pascal interprète et salue la révolution bolchevique dont il est directement témoin :
« Spectacle unique et enivrant : la démolition d’une société. C’est maintenant que se réalisent le quatrième psaume des vêpres du dimanche et le Magnificat : les puissants renversés de leur trône et le pauvre relevé de sa crotte […] Il n’y a plus de riches : simplement des pauvres et des plus pauvres. Le savoir ne confère plus ni privilège ni respect. L’ex-ouvrier promu directeur commande les ingénieurs. Les salaires, du haut et du bas, se rapprochent. Le droit de propriété est réduit aux hardes personnelles » [3] .
Loin de devoir être dépassée « le plus rapidement possible », la condition par laquelle il y a « simplement des pauvres et des plus pauvres » ou, dans le langage de Gramsci, le « collectivisme de la misère, de la souffrance », tout cela est synonyme de plénitude spirituelle et de rigueur morale. Certes, Pascal était un catholique fervent, mais cela ne veut pas dire que les bolcheviques fussent immuns de cette vision empreinte de paupérisme et de populisme. On peut même se demander s’il n’y a pas quelque trace de populisme et de paupérisme dans la définition léninienne qui transfigure en « communisme » et même en « communisme de guerre », un régime caractérisé par la débâcle de l’économie (avec le retour parfois au troc) et, à certains moments, par la réquisition forcée des aliments nécessaires à la survie de la population urbaine ; c’est-à-dire un régime que Gramsci définit plus correctement comme « collectivisme de la misère, de la souffrance ». En 1937-38 c’est Trotsky [4] qui rappelle en les critiquant « les tendances ascétiques de l’époque de la guerre civile », diffuses chez les communistes, dont l’idéal semblait être la « misère socialisée ». Cette formule fait penser à celle de Gramsci mais lui est postérieure de presque vingt ans. Celui qui, dans les années 40, va décrire le plus efficacement le climat spirituel dominant dans la période suivant immédiatement la révolution d’octobre, est un militant de base du parti communiste de l’Union soviétique :
« Nous, jeunes communistes, avions tous grandi dans la conviction qu’on s’était débarrassé de l’argent une fois pour toutes […] Si l’argent réapparaissait, les riches n’allaient-ils pas réapparaître aussi ? Ne nous trouvions-nous pas sur une pente glissante qui nous ramenait au capitalisme ? » [5]
La catastrophe de la guerre avait été provoquée par la compétition pour la conquête des colonies, des marchés et des matières premières, la course au profit, et en dernière analyse par l’auri sacra fames ; ainsi le « communisme de guerre » était donc non seulement synonyme de justice sociale mais aussi la garantie que de telles tragédies n’auraient plus eu lieu.
Ce climat n’était évidemment pas limité à la Russie. En 1918 le jeune Ernst Bloch attendait, dans le sillage de la révolution d’octobre, l’avènement d’un monde libéré une fois pour toutes de « toute économie privée », de toute « économie de l’argent » et, avec elle, de la « morale mercantile qui consacre tout ce qu’il y a de plus mauvais dans l’homme » [6].
Selon le Manifeste du parti communiste, les « premiers essais du prolétariat » sont souvent caractérisés par des revendications à l’enseigne d’ « un ascétisme universel et d’un égalitarisme grossier » [7] ; par ailleurs, « rien n’est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l’ascétisme chrétien » [8]. C’est exactement ce qui se passe dans la Russie révolutionnaire. Il faut cependant tout de suite ajouter que le phénomène si efficacement décrit par Marx et Engels a une extension temporelle et spatiale bien supérieure à celle qu’ils ont suggérée. Même au 20ème siècle, et jusque dans le cadre de mouvements qui font profession de matérialisme historique et d’athéisme, nous voyons confirmée la règle selon laquelle les grandes révolutions populaires, les soulèvements de masse des classes subalternes tendent à stimuler un populisme spontané et ingénu, qui, ignorant totalement le problème du développement des forces productives, attend ou célèbre la révolte de ceux qui occupent le dernier degré de la hiérarchie sociale, la révolte des pauvres et des « pauvres en esprit ».
Gramsci s’avère étranger à cette tendance dès des premières interventions.
Quelques semaines après avoir salué la « révolution contre Le Capital », dans un article publié dans Il Grido del popolo du 26 janvier 1918, Gramsci justifie la dissolution de l’Assemblée Constituante décidée par les bolcheviques et par les socialistes révolutionnaires. Il s’agit d’une mesure qui constitue « un épisode de liberté malgré les formes extérieures qu’elle a fatalement dû assumer », malgré « l’apparence violente » [9].
Comme on sait, la position prise à cette occasion par Rosa Luxemburg [10] est différente et opposée : critiquant le tournant considéré comme autoritaire ou dictatorial de la révolution russe, elle célèbre la liberté comme « liberté de ceux qui pensent différemment ». Malgré l’éloquence qui la caractérise et qui l’a rendue célèbre, cette prise de position est loin d’être convaincante. Généralement les grandes révolutions provoquent un conflit entre la ville et la campagne. Les masses urbaines protagonistes du renversement de l’Ancien régime et qui ont supporté le poids et les sacrifices de la lutte, sont peu enclines à céder le pouvoir aux masses rurales, qui ont joué un rôle secondaire dans le processus révolutionnaire et où l’influence du régime à peine renversé continue à se faire sentir.
C’est une dialectique qui se manifeste dans la première révolution anglaise et dans le cycle révolutionnaire français dans son ensemble. En ce qui concerne ce dernier, la victoire des jacobins est clairement la victoire de la ville, de Paris, pas seulement contre la campagne catholique et traditionaliste de la Vendée mais aussi contre les instances de la province représentée par les girondins. En 1848 par contre, c’est la campagne qui obtient la victoire : il en résulte une réaction qui débouche dans l’instauration de la dictature bonapartiste. En 1871 aussi la défaite de la Commune de Paris semble ouvrir la voie à la restauration des Bourbons ou à une des-émancipation politique des masses populaires à réaliser à travers le retour à la discrimination censitaire ouverte ou grâce à l’introduction du vote plural en faveur des élites [11].
Etant donnés ces précédents et si l’on tient compte du déchaînement de la guerre, de l’acuité de l’affrontement entre ceux qui étaient décidés à la poursuivre ou à la relancer et ceux qui voulaient dans tous les cas y mettre fin, et du rôle international de l’Entente décidée à empêcher par tous les moyens la « désertion » de la Russie, il reste entièrement à démontrer que la victoire de l’Assemblée Constituante aurait signifié la consolidation de la démocratie, plutôt que le retour du pouvoir tsariste ou, plus probablement, l’avènement d’une dictature militaire (appuyée par les « alliés » de l’Entente).
Ce sont les années où la mobilisation générale a partout rendu précaire le respect de la légalité y compris pour les organismes représentatifs. Avant encore de saluer la révolution d’octobre ou d’appuyer la dissolution de l’Assemblée Constituante, Gramsci a polémiqué durement contre Leonida Bissolati qui au Parlement et depuis les bancs du gouvernement, où il était arrivé grâce à son interventionnisme fervent, n’avait pas hésité à menacer les députés considérés comme défaitistes ou insuffisamment belliqueux : « Pour la défense du pays, je serais prêt à faire feu sur vous tous ! » [12]. Ce sont les années où, même aux Usa, pourtant situés à une bonne distance de sécurité de l’épicentre du conflit, et même après la fin de la guerre (mais attentifs désormais au « danger » représenté par la Russie révolutionnaire), l’assemblée législative de l’Etat de New York expulse les représentants socialistes qui y ont été élus, bien que le parti socialiste fut une organisation parfaitement légale [13].
On ne voit pas pourquoi on devrait refuser au parti bolchevique (qui a vécu l’expérience de la déportation en Sibérie de ses députés opposés à la guerre) le « droit » de recourir, pour sauver la révolution et bloquer la guerre pour toujours, à des mesures analogues à celles projetées ou opérées, dans des conditions plutôt moins dramatiques, par les pays libéraux qui le faisaient, eux, pour continuer de façon démesurée la mobilisation générale et la guerre ou la lutte contre le danger de contagion révolutionnaire. D’autant que, si en Occident ce sont les organes qui pourtant incarnent de façon exclusive le principe de légitimité qui sont touchés ou menacés d’être touchés par des mesures extraordinaires, dans la Russie soviétique la dissolution de l’Assemblée Constituante n’est qu’un moment du choc entre deux principes de légitimité qui s’affrontent déjà depuis les journées de février. C’est à ce dernier fait que se réfère Gramsci, quand il souligne le contraste entre « Constituante et Soviets » (c’est le titre de l’article) : la révolution cherche laborieusement « les formes de représentation au travers desquelles la souveraineté du prolétariat devra s’exercer » [14].
L’absence de doctrinarisme chez Gramsci est confirmée de façon éclatante par l’éditorial qu’il a publié dans L’Ordine Nuovo du 7 juin 1919. Un des thèmes centraux, voire le thème central de cet article, est l’édification de l’Etat en Russie soviétique. Attention, je parle d’édification de l’Etat non d’extinction de l’Etat, comme voudrait un certain marxisme-léninisme plus ou moins orthodoxe. Pour le dire avec Gramsci : « Il s’agit bien d’une révolution et non d’une vaine enflure de rhétorique démagogique lorsque cette révolution s’incarne dans un type d’Etat, lorsqu’elle devient un système organisé du pouvoir » [15].
C’est à ce propos précisément que se révèle la grandeur des bolcheviques. D’abord en réalisant puis en défendant la révolution d’octobre, ils mettent la nation et l’Etat russe à l’abri de la désagrégation et de la balkanisation qui se profilent comme conséquences de la défaite de guerre et du délabrement de l’Ancien régime. Gramsci rend hommage à Lénine comme le « plus grand homme d’Etat de l’Europe contemporaine » et aux bolcheviques comme « une aristocratie d’hommes d’Etat, tels qu’aucune autre nation n’en possède ». Ils ont eu le mérite de mettre fin au « sombre abîme de misères, d’anarchie, de corruption » ouvert par « une guerre longue et désastreuse », en sauvant la nation, « l’immense peuple russe », et ils sont ainsi arrivés à « souder la doctrine communiste à la conscience collective du peuple russe ». Se plaçant dans un rapport de discontinuité mais aussi de continuité avec l’histoire de leur pays, les bolcheviques expriment bien sûr une « conscience de classe » mais en même temps ils assument une fonction nationale : ils arrivent à « gagner au nouvel Etat l’appui loyal de la majorité du peuple russe », à édifier « l’Etat du peuple russe tout entier ». L’impérialisme ne se résigne pas pour autant, et continue sa politique d’agression. Si ce n’est que : « Le peuple russe tout entier s’est dressé […] Tout entier, il a pris les armes pour livrer sa bataille de Valmy ». Le parti communiste inspiré par une « conscience de classe » est de fait appelé à diriger la lutte pour l’indépendance nationale, imitant ainsi les Jacobins [16].
C’est un texte extraordinaire. Subjectivement, les bolcheviques sont engagés à construire, sur les ruines de la société bourgeoise, un ordonnancement à l’enseigne de la disparition de l’Etat et des identités nationales ; à l’épreuve des faits, ils se révèlent comme les artisans de la sauvegarde de l’Etat et de la nation contre l’attaque déchaînée par les classes exploiteuses de la Russie et du monde entier ! Le bilan tracé par Gramsci en 1919 est confirmé plus de 80 ans après par l’historiographie la plus récente. Donnons la parole à Nicolas Werth (un des auteurs, en son temps, du Livre noir du communisme) : « Assurément, le succès des bolcheviks dans la guerre civile avait été dû, en fin de compte, à leur extraordinaire capacité de “construire l’État“ - capacité qui avait fait défaut à leur adversaires » [17].
En ce sens les bolcheviques sont véritablement une « aristocratie d’hommes d’Etat », lesquels cependant sont animés par une théorie en nette contradiction avec leur praxis ; c’est la praxis qui va se révéler la plus lucide et pour trouver une théorie à la hauteur d’une telle praxis il faut se référer en premier lieu à Gramsci. Celui-ci argumente comme nous venons de le voir dans la période même où Bloch attend du tournant qui a commencé avec la révolution d‘octobre, non seulement, comme nous savons, la disparition de « toute économie privée », de toute « économie de l’argent » et de la « morale mercantile qui consacre tout ce qu’il y a de plus mauvais dans l’homme », mais même la « transformation du pouvoir en amour » [18].
Dès ses premières interventions, Gramsci montre une vision plus réaliste de la société post-capitaliste qui reste à édifier, et une tendance à la dé-messianisation du marxisme. Ceci est confirmé par le soutien qu’il apporte immédiatement à la NEP, en allant nettement à contre-courant d’une lecture assez répandue à gauche comme à droite qui, bien qu’avec un jugement de valeur opposée, interprétait le tournant réalisé en Russie soviétique comme un retour au capitalisme.
Nous trouvons la formulation théoriquement la plus mûre du discours gramscien sur la Nouvelle Politique Economique dans la célèbre, et controversée, lettre au PCUS d’octobre 1926 : la réalité de l’Urss nous place devant un phénomène « jamais vu dans l’histoire » ; une classe politiquement « dominante » en vient « dans son ensemble » à « [être] placée dans des conditions de vie inférieures au niveau de vie de couches et d’éléments déterminés de la classe dominée et assujettie ». Les masses populaires qui continuent à endurer une vie épuisante sont désorientées par le spectacle du « nepman couvert de fourrures et disposant de tous les biens terrestres » ; pourtant ceci ne doit pas constituer un motif de scandale ou de répulsion, car le prolétariat ne peut pas conquérir le pouvoir et ne peut pas non plus le garder s’il n’est pas capable de sacrifier « ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de sa classe » [19]. Ceux qui lisent la NEP comme un synonyme de retour au capitalisme ont le tort d’identifier une couche économiquement privilégiée à une classe politiquement dominante.
La distinction formulée ici est-elle valide ? Revenant d’un voyage à Moscou en 1927, Walter Benjamin synthétise ainsi ses impressions :
« Dans la société capitaliste pouvoir et argent sont devenus des grandeurs commensurables. Toute quantité d’argent convertible en une portion bien déterminée de pouvoir et la valeur d’échange de tout pouvoir sont une entité calculable […] L’Etat soviétique a interrompu cette osmose entre argent et pouvoir. Le Parti se réserve évidemment le pouvoir pour lui-même, mais il laisse l’argent à l’homme de la NEP » [20].
Mais ce dernier est exposé à un « terrible isolement social ». Pour Benjamin aussi il n’y a pas de coïncidence entre richesse économique et pouvoir politique.
Quelques semaines plus tard, Gramsci est dans les griffes de la police fasciste. Malgré sa situation difficile, il n’a de cesse de se procurer le plus grand nombre possible de livres et revues qui lui permettent de continuer à suivre les tournants du pays issu de la révolution d’octobre. C’est une question d’importance vitale : si je n’arrive pas à obtenir le matériel que j’ai demandé sur l’Urss –écrit-il dans une lettre à Tania le 16 novembre 1931- « toutes mes habitudes intellectuelles seront brusquement interrompues et ma situation sera considérablement aggravée par cette interruption » [21].
Ce qui attire immédiatement l’attention de Gramsci est le premier plan quinquennal soviétique. Le processus de construction et de développement programmé de l’économie soviétique démontre qu’un nouvel ordre est possible ! On peut enfin dépasser le stade du « collectivisme de la misère, de la souffrance » imposé par la catastrophe de la guerre. Mais le lancement du plan quinquennal a aussi une grande importance sur le plan philosophique : c’est la confirmation que, loin de stimuler « le plus grand fatalisme et la plus grande passivité », en réalité « la conception du matérialisme historique […] donne lieu à une floraison d’initiatives et d’entreprises qui étonne bien des observateurs » [22].
Le dépassement du « collectivisme de la misère, de la souffrance » doit aussi être considéré plutôt positivement pour des raisons de politique internationale : la menace qui pèse sur la Russie soviétique est loin d’avoir disparu. La persistance de son isolement diplomatique la rend vulnérable : l’intervention contre-révolutionnaire de l’Occident capitaliste se renouvellera-t-elle ? Et de nouveau Gramsci cherche dans les journaux et les revues des confirmations ou des démentis à ses préoccupations et à ses angoisses. La Nuova Antologia publie une série d’articles sur le rôle international de l’ « Empire anglais », qui ont « pour objectif de prêcher l’isolement moral de la Russie (ruptures des relations diplomatiques) et la création d’un front uni antirusse comme préparation à la guerre ». Oui, ces articles, malheureusement inspirés peut-être par d’importantes personnalités et milieux politiques britanniques, essaient « de transfuser la certitude qu’une guerre d’extermination est inévitable entre l’Angleterre et la Russie, guerre dans laquelle la Russie ne peut que succomber ».
Nous sommes à la fin des années 20 et au début des années 30. Avec l’avènement du Troisième Reich, le danger principal est clairement identifié dans l’Allemagne : « après les manifestations de brutalité et d’ignominie inouïe de la "culture" allemande dominée par l’hitlérisme », il est temps de prendre acte de « la fragilité de la culture moderne » [23]. L’anticommunisme furibond du « parti hitlérien » ne tardera pas à se faire sentir aussi sur le plan international. Oui, « c’est toujours la politique intérieure qui dicte les décisions, dans un pays donné, s’entend : il est clair en effet que l’initiative d’un pays, qui est due à des raisons intérieures, deviendra "extérieure" pour le pays qui subit l’initiative » [24].
Il n’est pas difficile de comprendre quelle est la cible des initiatives agressives de l’Allemagne nazie. Les Cahiers, mais aussi les Lettres de prison témoignent jusqu’au bout d’un intérêt sympathétique pour le pays issu de la révolution d’Octobre. Les aspects les plus ténus n’y sont pas négligés non plus, comme le montrent les références positives (dans les lettres à son fils Delio de novembre et pendant l’été 1936) à la « jeune et vaillante école philologique soviétique », à la « littérature fraîche » et « critique » sur Pouchkine et Gogol et jusqu’au contenu du « journal des pionniers » [25]. De 1936 aussi, même si le mois n’est pas précisé, une lettre à Giulia où Gramsci souligne, comme point important de l’éducation de leur fils Delio, le fait que celui-ci, à la différence de leur neveu, a vécu non pas « la vie mesquine et étroite d’un village de Sardaigne » mais la vie d’ « une ville mondiale où convergent d’énormes courants de culture, d’intérêts et de sentiments qui touchent même les vendeurs de cigarettes dans la rue » [26].
Nous sommes à quelques mois de la fin. Jusqu’au bout Gramsci refuse de signer la demande de grâce, et le 25 mars 1937 encore, un mois avant sa mort qu’il sent proche, il communique à Sraffa, pour qu’il les transmette aux camarades de parti, ses idées sur la meilleure façon de conduire la lutte politique ; par ailleurs, il le charge de préparer une ébauche de demande d’expatriation [27] : il espère rejoindre l’Urss et Moscou, la ville qu’il décrit de façon admirative dans la lettre à Giulia de l’année précédente. Donc, non seulement dans ses écrits, mais aussi dans ses témoignages et dans son comportement pratique, tout concourt à réfuter la thèse aujourd’hui assez répandue de la rupture finale de Gramsci avec l’Urss et avec le mouvement communiste.
Bien sûr, chez Gramsci la prise de position, nette et sans hésitations, de soutien à la Russie soviétique ne tombe jamais dans une apologétique vulgaire et dans une auto-illusion. Nous avons affaire à une attitude critique au sens le plus élevé du terme qui, loin d’être synonyme de froideur et de distance, exprime sa participation inquiète et profondément sympathétique à suivre ce qui est issu de l’Octobre bolchevique. Un exemple notamment peut éclairer l’attitude de Gramsci. Dans les années 30, le motif des deux totalitarismes se répand jusqu’à être repris par Trotski et par Boukharine, qui sous la catégorie de « régime totalitaire » (et de « dictature totalitaire ») ou d’ « Etat total omnipotent » [28] placent côte à côte l’Urss stalinienne et l’Allemagne hitlérienne. Ce n’est pas le cas des Cahiers de prison, qui certes refusent l’autoreprésentation de l’Urss comme « dictature du prolétariat » et même de la « démocratie authentique » et parlent au contraire de « césarisme », mais en prenant soin de distinguer le césarisme « progressif » de celui « régressif », incarné au 20ème siècle par Mussolini et Hitler [29].
En d’autres termes, la critique ne débouche pas sur le « pur défaitisme » que les Cahiers de prison reprochent à Boris Souvarine. Celui-ci, ancien dirigeant de premier plan du Parti Communiste Français et de la Troisième Internationale, puis critique de plus en plus virulent du bolchevisme et de la Russie soviétique, commence, à partir de 1930, à publier son réquisitoire dans La Critique sociale. Gramsci suit attentivement la revue, dont il condamne l’incapacité à comprendre la difficulté tragique du processus de construction d’un nouvel ordre social. Aux yeux complaisants de Furet [30], Souvarine « fait partie de cette catégorie d’esprits qui tire une joie sarcastique d’avoir raison contre le plus grand nombre ». Mais c’est justement là ce que dénonce la critique des Cahiers de prison : « Lieux communs en pagaille, dits avec l’air hautain de celui qui [est] satisfait de lui-même […] Il s’agit, c’est vrai, de travailler à l’élaboration d’une élite, mais on ne peut pas détacher ce travail du travail d’éducation des masses, ces deux activités au contraire ne faisant qu’une, et c’est justement ce qui complique le problème […]. Il s’agit donc d’avoir en même temps une Réforme et une Renaissance ». En conclusion : « Il est évident que l’on ne comprend pas le processus moléculaire d’affirmation d’une nouvelle civilisation, se déroulant dans le monde contemporain, sans avoir compris le noeud historique Réforme-Renaissance » [31].
Venons-en à un point crucial. Pour Gramsci seul un philistin peut s’étonner que, dans sa façon laborieuse de venir au monde et de prendre forme, le nouvel ordonnancement ne puisse pas se présenter dans la forme lisse et captivante du monde qu’il souhaite renverser et qui peut compter, derrière lui, sur des siècles d’expérience de la gestion du pouvoir. Il suffit de confronter Humanisme-Renaissance d’un côté et Réforme de l’autre, ou, dans un sens idéal-typique, Erasme et Luther. Malgré la rusticité paysanne avec laquelle ils se présentent, ce sont la Réforme et Luther qui jettent les bases de la liquidation de l’Ancien régime et l’avènement d’une civilisation nouvelle et plus avancée et sur une base sociale bien plus large.
Voilà comment il faut se situer à l’égard de la période historique qui a commencé en octobre 1917 : « Si l’on devait faire une étude sur l’Union [Soviétique], le premier chapitre ou même la première section du livre devrait développer le matériel réuni sous cette rubrique "Réforme et Renaissance" » [32]. Bien loin de constituer une césure par rapport aux écrits précédents, les Cahiers de prison sont en premier lieu un bilan historico-théorique du processus laborieux et contradictoire de construction de l’ « ordre nouveau ». Un abîme sépare le Diamat de l’Union Soviétique de l’époque de la pensée critique de Gramsci qui, en quelque manière, a su assimiler la leçon de la dialectique hégélienne ; mais c’est justement en vertu de sa finesse supérieure et de sa maturité que cette pensée arrive à comprendre les difficultés et les raisons de la société et de l’histoire qui ont exprimé le Diamat. Il faut procéder pour la Russie de Staline de la même manière que pour l’Allemagne de Luther.
Mais s’il en est ainsi, comment expliquer l’attention intense et prolongée, à partir en tout cas de 1929, comme on peut lire dans une lettre à Tania du 25 mars, que le révolutionnaire emprisonné réserve à l’ « américanisme » et au « fordisme » [33] ? Le jugement équilibré et à certains moments positif exprimé à ce sujet dans les Cahiers de prison a parfois été lu comme la preuve du détachement croissant de Gramsci par rapport au mouvement communiste, voire d’une rupture avec celui-ci. Au-delà du désir évident d’accommodement au climat idéologique aujourd’hui dominant qui inspire cette interprétation, sa principale faiblesse est une équivoque de fond. Il faut dire tout de suite que les pages sur « Américanisme et fordisme » ne parlent pas que de l’Amérique mais aussi de la Russie soviétique, et peut-être parlent-elles de la Russie soviétique plus encore que des Etats-Unis. L’affirmation peut paraître paradoxale voire arbitraire ; il ne nous reste alors qu’à interroger les textes et le contexte historique.
Commençons par le contexte. Nous avons vu Pierre Pascal saluer la révolution d’octobre comme l’avènement d’une société dans laquelle il y a « des pauvres et des plus pauvres » et dont la noblesse morale consiste dans la distribution plus ou moins égalitaire de la misère. Cette vision, le désintérêt pour le développement des forces productives et de la richesse sociale, est un sentiment commun. Après son voyage à Moscou, Benjamin rapporte :
« Même dans la capitale de la Russie on ne trouve pas, malgré toute "rationalisation", le moindre sens d’une valeur du temps. Le "Trud", l’institut syndical du travail, a fait au moyen d’affiches murales […] une campagne pour la ponctualité […] "le temps c’est de l’argent" ; pour donner du crédit à un si étrange mot d’ordre on a même eu recours, dans les affiches, à l’autorité de Lénine. Tellement cette mentalité est étrangère aux Russes. Leur instinct joyeux prévaut sur tout le reste […] Si, par exemple, on tourne une scène de film dans la rue, ils oublient où et pourquoi ils étaient sortis, ils suivent la troupe pendant des heures et arrivent sonnés au travail. Dans la gestion du temps le Russe restera jusqu’au bout "asiatique" » [34].
L’appel à rationaliser la production et à comprendre que « le temps c’est de l’argent » avait des difficultés à être entendu car la vision « asiatique », ce que nous pourrions appeler l’ « asiatisme », exerçait son charme sur les populistes, bercés par le rêve d’une société dans laquelle personne n’est pressé ou troublé par la préoccupation d’accomplir son travail et sa tâche productive de façon ordonnée.
L’ « asiatisme » n’était pas le point de vue de Lénine, qui dès mars-avril 1918 avertissait :
« Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal […] Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur » [35].
Et apprendre à travailler signifiait non seulement mettre fin une fois pour toutes à l’absentéisme et à l’anarchisme sur le poste de travail mais aussi compter avec « le système Taylor ». Même s’il était conçu pour l’exploitation dans le monde capitaliste, ce système comprenait « une série de très riches conquêtes scientifiques concernant l’analyse des mouvements mécaniques pendant le travail, l’élimination des mouvements superflus ou maladroits, l’élaboration de méthodes de travail plus rationnelles, l’introduction de meilleurs systèmes d’inventaire et de contrôle, etc. ». Il fallait apprendre des pays les plus avancés de l’Occident capitaliste : « La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme » [36]. C’est une thèse que Lénine réaffirme par exemple en octobre 1920 : « Nous voulons faire de la Russie misérable et pauvre un pays riche » ; pour obtenir ce résultat il faut « un travail bien organisé », « un travail conscient et discipliné », afin d’assimiler et de mettre en pratique « les dernières conquêtes de la technique », y compris évidemment le taylorisme étasunien [37]. Contre l’ « asiatisme », l’ « américanisme » pouvait jouer un rôle positif.
Pascal n’est pas d’accord. Dans la seconde moitié des années 20, il se plaint que « matériellement nous marchons vers l’américanisation » (entendue comme le culte idolâtre du développement économique et technologique) ; certes certains progrès économiques ont été réalisés, mais « au prix d’une formidable exploitation de la classe ouvrière, en employant tous les procédés du petit capitalisme et du grand capitalisme » [38]. En France, c’est sur cette ligne de pensée, mais avec une attitude plus radicale, que se place Simone Weil qui, en 1932, arrive à la conclusion que la Russie a désormais comme modèle l’Amérique, l’efficience, le productivisme du « système Taylor », l’asservissement de l’ouvrier à la production :
« Le fait que Staline, sur cette question qui se trouve au centre du conflit entre capital et travail, a abandonné le point de vue de Marx et s’est laissé séduire par le système capitaliste sous sa forme la plus parfaite, ce fait montre que l’URSS est encore loin de posséder les bases d’une culture ouvrière » [39].
Ce sont les années où la critique de l’ « américanisme » se manifeste chez des auteurs et dans des cercles d’orientation très différents entre eux. Quand il visite le pays des Soviets entre septembre 1926 et janvier 1927, le grand écrivain autrichien Joseph Roth dénonce l’ « américanisation » en cours : « On méprise l’Amérique, c’est-à-dire le grand capitalisme sans âme, le pays où l’or est Dieu. Mais on admire l’Amérique, c’est-à-dire le progrès, le fer à repasser électrique, l’hygiène et les aqueducs ». En conclusion : « Ceci est une Russie moderne, techniquement avancée, avec des ambitions américaines. Ceci n’est plus la Russie ». Le « vide spirituel » est intervenu même dans un pays qui avait au départ suscité beaucoup d’espoirs [40]. Il faut enfin rappeler Martin Heidegger, qui en 1935 reproche aux Etats-Unis et à l’Union Soviétique (et au mouvement communiste) de représenter, d’un point de vue métaphysique, le même principe, consistant dans la « fureur funeste de la technique déchaînée » et dans la « massification de l’homme ». Et quelques années plus tard en 1942 : « Le bolchevisme n’est qu’une variante de l’américanisme » [41].
C’est un débat auquel participent aussi les dirigeants soviétiques, lesquels ont désormais pris une voie qui a suscité la désillusion ou le scandale des populistes. En 1923 Boukharine proclame : « Nous avons besoin d’additionner l’américanisme au marxisme ». Un an après, c’est Staline qui semble avoir pour le pays qui pourtant a participé à l’intervention armée contre la Russie soviétique, une telle sympathie qu’il en adresse un appel significatif aux cadres bolcheviques : s’ils veulent être réellement à la hauteur des « principes du léninisme », ils doivent savoir mêler « l’élan révolutionnaire russe » à « l’esprit pratique américain ». Comme l’explique Staline en 1932 : les Etats-Unis sont évidemment un pays capitaliste ; toutefois, « les traditions dans l’industrie et dans la praxis productive ont quelque chose du démocratisme, ce qu’on ne peut pas dire des vieux pays capitalistes de l’Europe, où l’esprit seigneurial de l’aristocratie féodale est toujours vivant » [42]. A vrai dire, la version exprimée ici est unilatérale : si, en comparaison avec l’Europe la république nord-américaine apparaît plus démocratique, s’agissant du rapport entre les classes sociales, le résultat s’inverse quand on se penche sur les relations entre les blancs et les noirs (pour la plupart confinés dans les secteurs inférieurs du marché du travail et, dans les Usa de Franklin Delano Roosevelt, privés non seulement des droits politiques mais souvent aussi des droits civiques). Deux points restent fermes : chez Boukharine et chez Staline, « américanisme » et « esprit pratique américain » veulent signifier un développement à grande échelle des forces productives et de la grande industrie, un développement rendu possible par l’absence de la richesse parasitaire qui est l’héritage de l’Ancien régime ; la Russie soviétique, engagée à sortir de l’arriération et à édifier le socialisme, doit savoir apprendre aussi de cet « américanisme » et de cet « esprit pratique américain ».
Le contexte historique étant retracé, procédons à la lecture des textes. Dans son appréciation de l’ « américanisme » (ou de certains de ses aspects), Gramsci est en pleine cohérence avec son refus, déjà exprimé au moment où il salue la révolution d’octobre, d’identifier le socialisme avec le « collectivisme de la misère, de la souffrance ». Les Cahiers de prison aussi soulignent la continuité avec la période de jeunesse, quand ils font remarquer que déjà « L’Ordine Nuovo […] soutenait son "américanisme" » [43]. Relisons alors cette organe de presse, en nous concentrant sur certaines interventions de juillet-août 1920 : « le contrôle sur la production » et « l’élaboration des plans de travail » sont des taches essentielles du Conseil d’usine, dont « l’ouvrier est amené à faire partie en tant que producteur » [44]. Mais comment résoudre de telles taches ?
« Dans une usine, les ouvriers sont des producteurs dans la mesure où, étant organisés d’une façon strictement déterminée par la technique industrielle qui (en un certain sens) est indépendante du mode d’appropriation des valeurs produites, ils collaborent à la préparation de l’objet fabriqué » [45].
En tant qu’organismes révolutionnaires, les Conseils d’usine dépassent le trade-unionisme économiste, capable de ne voir l’ouvrier que comme vendeur de sa force de travail engagé à en élever le prix à travers l’organisation et la lutte syndicale, et non pas comme « producteur » ; et les Conseils d’usine repoussent l’anarchisme, traditionnellement enclin au luddisme. Correctement compris, l’ « américanisme » fait intégralement partie du projet révolutionnaire, ou du moins d’un projet révolutionnaire qui refuse de se rabattre sur le « collectivisme de la misère, de la souffrance », à quoi continuent d’être attachés des populistes et paupéristes comme Pascal et Weil. Le problème du dépassement du « collectivisme de la misère, de la souffrance » ne peut pas être résolu seulement par l’expropriation et la redistribution de la richesse appartenant à l’exiguë minorité privilégiée. Le développement des forces productives s’impose, tout en évitant, en même temps, que ce soit le privilège parasitaire qui en bénéficie. Bien sûr, même dans une société qui n’est plus dirigée par la bourgeoisie le développement des forces productives implique un surplus de fatigue de la part des producteurs, mais la permanence du « collectivisme de la misère, de la souffrance » comporterait un coût humain et social bien plus grand. Dans tous les cas, pour la longue durée on ne peut pas faire l’hypothèse d’une distribution de richesse qui n’ait pas été produite. On comprend alors l’intérêt, l’intérêt critique vigilant, de Lénine et de Gramsci pour les techniques appelées à promouvoir la productivité du travail. Ce n’est pas un hasard si entre octobre et novembre 1919, L’Ordre nouveau consacre une série d’articles au taylorisme, analysé en dernier recours à partir de la distinction entre les « très riches conquêtes scientifiques » dont parle Lénine et leur usage capitaliste.
Nous pouvons alors mieux comprendre le cahier « spécial » 22, consacré à « Américanisme et fordisme ». Lisons le § 1 :
« Plusieurs séries de problèmes doivent être examinés sous cette rubrique générale et un peu conventionnelle d’"Américanisme et fordisme" ».
Nous avons affaire à un thème « général » qui renvoie à une multiplicité de problématiques et même de pays, et qui va être traité avec un langage « conventionnel », dû aussi à la nécessité de rester vigilant face à une intervention possible de la censure fasciste. Le cahier 22 précise ainsi ce qui est en discussion :
« De façon générale on peut dire que l’américanisme et le fordisme découlent de la nécessité immanente de parvenir à l’organisation d’une économie planifiée, et que les différents problèmes examinés devraient constituer les maillons de la chaîne qui marquent précisément le passage du vieil individualisme économique à l’économie planifiée » [46]].
Fait-on référence ici aux Etats-Unis ou à la Russie soviétique ? Il est difficile pour le premier pays de parler de « passage » à l’ « économie planifiée ». Le cahier que nous analysons se termine par l’affirmation qu’aux USA, contrairement aux mythes, non seulement la lutte de classe est bien présente mais elle se configure comme « la lutte la plus féroce et la plus effrénée entre les deux adversaires » [47]. Mais reprenons la lecture du paragraphe initial :
« Lorsqu’une telle force sociale lance une initiative dans le sens du progrès, cela n’est pas sans entraîner des conséquences fondamentales : les forces subalternes, qui devraient être « manipulées » et rationalisées en vue de nouveaux objectifs, résistent nécessairement. Mais certains secteurs des forces dominantes, ou tout au moins alliées aux forces dominantes, résistent eux aussi » [48].
Donc, fordisme et américanisme sont combattus à partir de perspectives et par des forces sociales différentes et en opposition. D’un côté se trouvent les « lieux communs », comme celui qu’affectionne Guglielmo Ferrero, qui célèbre l’Europe gardienne de la « qualité » et réserve son mépris pour les USA frustes champions de la « quantité » [49]. En réalité, ce qui est observé avec soupçon et hostilité (dans une Europe où se fait encore sentir la présence de classes liées à l’Ancien régime et bénéficiaires d’une richesse exclusivement parasitaire) c’est le « remplacement de la caste ploutocratique actuelle par un nouveau mécanisme d’accumulation et de distribution du capital financier, directement fondé sur la production industrielle » [50]. Très nette est alors chez Gramsci la condamnation de l’ « anti-américanisme », qui « est comique avant même d’être stupide ». Comique qui apparaît avec une évidence particulière chez un philosophe comme Gentile, infatigable dans sa célébration rhétorique de l’action et de la praxis mais tout aussi prompt à condamner comme « mécanicisme » la transformation réelle du monde dont est protagoniste le développement industriel porté par l’ « américanisme » et le taylorisme [51].
Jusqu’ici tout est assez clair. Mais quelles sont les « forces subalternes » qui s’opposent à une « tentative progressive » ou fondamentalement progressive et, ce faisant, d’une part « résistent » à une initiative de la bourgeoisie, mais d’autre part risquent de faire cause commune ou en tous cas de se confondre avec les élites réactionnaires européennes ? Nous sommes de nouveau amenés à penser à des personnalités comme Pascal et Weil ou aux « anarchistes » critiques de l’orientation des Conseils d’usine inspirés de Gramsci [52].
Le cahier sur « Américanisme et fordisme » se conclut par une sévère polémique avec Ferrero, « le père spirituel de toute l’idéologie débile du retour à l’artisanat etc. » [53]. Mais Ferrero n’était pas le seul à cultiver cette nostalgie ; et, pour lui tenir compagnie, il n’y avait pas qu’un André Siegfried qui « oppose à l’ouvrier taylorisé américain l’artisan de l’industrie parisienne de luxe » [54]. Non, c’est la prise de position de Weil qui a un relief particulier. Avec une formation marxiste, et stimulée par son vif intérêt sympathétique pour la condition ouvrière, elle a collaboré à des journaux d’inspiration socialiste ou communiste (La Révolution prolétarienne), elle s’est engagée activement dans le syndicat, elle a une expérience de travail en usine. Dans les années où Gramsci insiste sur le potentiel d’émancipation inhérent à la grande usine et donc sur la nécessité pour le mouvement ouvrier et communiste de tenir compte du taylorisme et du fordisme, la philosophe française arrive à la conclusion opposée : « c’est le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie » qui doit être mis en question ; « avec les bagnes industriels qui constituent les grandes usines on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante » [55]. Gramsci, pour soutenir son engagement à « valoriser l’usine » et la grande industrie, renvoie à juste titre au Capital [56] ; Weil, poursuivant sa logique, après avoir liquidé en tant qu’intrinsèquement liberticide la « production moderne » et la « grande industrie », condamne Marx comme prophète d’une « religion des forces productives » non dissemblable de celle de la bourgeoise [57]. On pourrait dire que, pour la philosophe française, l’auteur du Capital était atteint d’un « américanisme » avant la lettre.
Revenons à Gramsci. Nous l’avons vu critiquer l’ « anti-américanisme » prêché en Europe par les nostalgiques si ce n’est de l’Ancien régime, en tous cas de la société préindustrielle. Mais ceci n’est qu’un versant de la polémique. L’autre versant prend pour cible la vision qui dépeint le capitalisme étasunien comme un système caractérisé par l’ « homogénéité sociale ». En réalité, comme nous savons, c’est précisément là que la lutte de classe se manifeste avec une particulière âpreté [58]. La contradiction entre ouvriers et capital s’intrique, au moins pour ce qui concerne l’Europe, à la contradiction entre bourgeoisie industrielle de type tayloriste et fordiste d’un côté et richesse parasitaire et héritière de l’Ancien régime de l’autre. On voit alors émerger la
« [question de] savoir si l’américanisme pourrait constituer une "époque" historique, c’est-à-dire s’il pourrait déterminer un type de développement graduel analogue à celui des "révolutions passives" du siècle dernier (que nous avons examiné ailleurs) ou si au contraire il ne représente qu’une accumulation fragmentaire d’éléments destinés à provoquer une "explosion", c’est-à-dire un bouleversement de type français » [59].
Le spectre de la révolution réapparaît en Occident. Et donc les pages sur américanisme et fordisme nous livrent non pas un Gramsci qui s’apprête à prendre congé de la tradition communiste, mais un Gramsci qui appelle le mouvement communiste à repousser une fois pour toutes les nostalgies préindustrielles d’empreinte populiste et paupériste et à se prononcer pour un marxisme épuré de tout résidu messianique.
C’est aussi pour cela que les Cahiers de prison révèlent aujourd’hui encore une extraordinaire vitalité. Certains processus idéologiques méritent une attention particulière :
1) L’extraordinaire succès qu’a rencontré et rencontre dans la gauche occidentale un philosophe comme Heidegger, champion d’un anti-industrialisme et d’un anti-américanisme (qui est en même temps un anti-soviétisme) que Gramsci a jugé « comique » et « stupide ».
2) Dans la période de Mai 68 surtout, il y avait à gauche une tendance assez répandue à liquider la réflexion de Gramsci comme étant synonyme de subalternité au productivisme capitaliste, de la même manière que trois décennies auparavant Simone Weil avait stigmatisé Marx comme prophète d’une « religion des forces productives » fondamentalement bourgeoise.
3) De nos jours, alors que depuis la France, malgré la crise et la récession, se diffuse le culte de la « décroissance » cher à Serge Latouche et à Beppe Grillo, dans un pays comme l’Italie, la gauche dite radicale semble quelquefois contester la grande vitesse en tant que telle. Il est légitime et même nécessaire d’enquêter à chaque fois sur l’impact écologique et le coût économique d’une ligne de chemin de fer ; mais repousser la grande vitesse en tant que telle est par contre synonyme de luddisme.
4) La gauche occidentale observe avec une grande méfiance ou une hostilité ouverte un pays comme la République populaire chinoise, issue d’une grande révolution anticoloniale et protagoniste d’un prodigieux développement économique qui non seulement a libéré de la faim et de la déchéance des centaines de millions de personnes mais commence enfin à mettre en question le monopole occidental de la technologie (et donc les bases matérielles de l’arrogance matérialiste). Et tout comme les populistes des années 20 et 30 condamnaient en tant qu’expression d’ « américanisme » le développement industriel de la Russie soviétique, ainsi aujourd’hui il n’est pas rare, à gauche, de stigmatiser la Chine contemporaine comme une mauvaise copie du capitalisme étasunien.
Pas de doute : le populisme est loin d’être mort. Et c’est justement pour cela que la gauche a plus que jamais besoin de la leçon d’Antonio Gramsci.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio. La traductrice remercie André Tosel pour ses indications concernant l’édition française des œuvres d’Antonio Gramsci ; certaines citations de textes ou fragments de textes non publiés en français, ou actuellement indisponibles, ne sont référencées ici que dans l’édition italienne.
- La video du colloque sur Gramsci est accessible sur le site "Les films de l’an 2" sur ce lien.
- A lire également sur le site : l’article de Gramsci Révolution contre le Capital ; un article sur le livre de Domenico Losurdo sur Gramsci
- Lien pour accéder à des textes de Gramsci en ligne, sur le site de l’UCAQ utiliser ce lien http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/gramsci.html
Références bibliographiques du texte de Domenico Losurdo
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[1] Gramsci (1982), p. 513-14 [= 1974, La révolution contre Le Capital, Ecrits politiques, p. 135-136].
[2] Idem, p. 516 [= p. 138].
[3] Dans Furet (1995), p. 131.
[4] Trotski (1963), p. 111 et 101.
[5] Dans Figes (2000), p. 926.
[6] Bloch (1971), p. 298.
[7] Marx, Engels (1955-89), p. 4 [= 2006, p. 57].
[8] Idem, p. 489 et 484 [= p. 51].
[9] Gramsci (1982), p. 602-603 [= 1974, Constituante et Soviets, in La Città futura, p. 142 ; la phrase est citée entre parenthèses dans l’édition italienne et a été supprimée dans l’édition française]. (NdT)
[10] Luxemburg (1968), p. 134.
[11] Losurdo (2003), chap. I, § 9.
[12] Gramsci (1982), p. 408-409 et note du directeur de la publication.
[13] Dans Losurdo 2003, chap. V, § 4.
[14] Gramsci (1982), p. 602 [= 1974, Constituante et Soviets, in La Città futura, p. 141-42].
[15] Gramsci (1987), p. 57 [= 1971, p. 241].
[16] Idem, p. 56-58 et 60 [= p. 240-42 et 244].
[17] Werth (2007), p. 26.
[18] Bloch (1971), p. 298.
[19] Gramsci (1971), p. 129-30 [1980, Au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique, p. 312-13].
[20] Benjamin (2007), p. 40-41.
[21] Gramsci (1996), p. 494 [= 1971, Lettres de prison, Lettre à Tania du 16 novembre 1931, p. 361].
[22] Gramsci (1975), p. 893 et 2763-64 [= 1983, Cahiers de prison, Cahier 7, p. 208].
[23] Gramsci (1975), p. 190 et 2547 ; p. 2326 [= 1991, Cahiers de prison, Cahier 28, p. 351].
[24] Gramsci (1975), p. 1657 [= 1990, Cahiers de prison, Cahier 14, p. 17].
[25] Gramsci (1996), p. 786 et 779 [= 1971, Lettres de prison, Lettres à Delio de novembre 1936 et été 1936, p. 578 et 571].
[26] Idem, pp. 793-794. La lettre, qui porte le numéro 453, ne figure pas dans l’édition française. (NdT).
[27] Vacca (2012), p. 320-21.
[28] Losurdo 2011, Préambule, p. 23 ; chap. 2.11, p. 132 et chap. 2.8, p. 113.
[29] Gramsci (1975), p. 1194 [= 1983, Cahier 9, p. 500].
[30] Furet (1995), p. 136.
[31] Gramsci (1975), p. 891-92 et 2763 [= 1983, Cahier 7, p. 207].
[32] Idem, p. 893 [= p. 208].
[33] Gramsci (1996), p. 248.
[34] Benjamin (2007), p. 34-35.
[35] Lénine (960-71), Œuvres, tome 27, p. 268.
[36] Ibid.
[37] Idem, tome 31, p. 309.
[38] Pascal (1982), p. 34 et 33.
[39] Weil (1989-91), vol.1, p.106-107.
[40] Dans Losurdo (2013), chap. VII, § 3.
[41] Heidegger (1975), vol. 40, p. 40-41 et vol. 53, p. 86.
[42] Dans Losurdo (2007), chap. III, § 2.
[43] Gramsci (1975), p. 72.
[44] Gramsci (1975), p. 622 et 607-608 [= 1974, Ecrits Politiques, Tome 1, p. 361, 362 et p. 373].
[45] Idem, p. 624 [p. 373-74].
[46] Idem, p. 2139 [= 1983, Textes, présentés par A. Tosel, p. 343-44 ; ou 1991, Cahiers de prison, Cahier 22, p. 177
[47] Idem, p. 2181 [= 1991, Cahiers de prison, Cahier 22, p. 213].
[48] Idem, p. 2139 [= p. 177].
[49] Idem, p. 2180 [= p. 213].
[50] Idem, p. 2139-40 [= p. 177-78].
[51] Idem, p. 635 ; et 2152-53 [= p. 188].
[52] Gramsci (1987), p. 609.
[53] Gramsci (1975), p. 2180 [= 1991, Cahier 22, p. 213].
[54] Ibid.
[55] Weil (1989-91), vol. 2 p. 32 et 104.
[56] Gramsci (1975), p. 1137-38 [= 1983, Cahiers de prison, Cahier 9, p. 447].
[57] Weil (1989-91), vol. 2, p. 32 et 36.
[58] Gramsci (1975) p. 2181 [=1991, Cahiers de prison, Cahier 22, p. 213].
[59] Idem, p. 2140 [= p. 178 ; ou Tosel, p. 345].