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Heine et nous
Un article d’Aragon dans l’Humanité du 23 février 1936

Mme Desbordes-Valmore aux côtés des canuts de Lyon, Baudelaire dans la rue en 1848, Rimbaud, Hugo, en France, Shelley en Angleterre, et Büchner et Heine en Allemagne, presque tous les grands noms de la poésie au XIXe siècle sont avec les ouvriers révolutionnaires. Pourtant, il faut faire à Heine une place exceptionnelle, non seulement parce qu’il a connu et compris Marx, mais parce que, peut-être, le premier parmi les poètes, il a signifié à la fois la véritable égalité des hommes et, par-dessus la tête de leurs gouvernants, l’amitié des peuples d’Allemagne et de France.

Je veux surtout, ici, parler de ces « Reisebilder » (« Tableaux de voyage ») où se mêlent la prose et les vers, et qui sont dans l’histoire du lyrisme une invention propre au génie de Heine. Il n’y a pas de livre où, avec plus de force, ait été traduit l’esprit de l’Allemagne ancienne, celle des traditions orales, celle des étudiants et des paysans révoltés. Monstres du passé, châteaux du Rhin au-dessus des vignes, chevaliers et princesses, sylphes, vieux mythes qu’aujourd’hui, vainement, les maîtres de l’Allemagne prétendent réclamer pour eux, n’est-ce pas un grand symbole que toutes ces chimères allemandes, sorties de la tête politique du peuple allemand, aient eu pour chantre le jeune juif Heine, aujourd’hui banni de son pays par les hommes de la croix gammée ? A tel point que le beau poème de Heine, « Lorelei », que tous les enfants apprennent en Allemagne, figure dans les anthologies nazies sans nom d’auteur, comme si c’était une chanson populaire.

Les « Reisebilder » ne sont pas seulement une évocation fantastique des pays où voyage le jeune Heine, ils sont le mariage harmonieux de cette fantaisie qui naît du peuple et de la pensée généreuse de Heine. Ils sont entièrement baignés de cette philosophie des Lumières qu’il tient du XVIIIe siècle et les mythes de la vieille Allemagne s’éclairent du soleil révolutionnaire français. L’amour de Heine pour la France s’exprime à chaque pas, à chaque page, tout lui est bon pour l’exprimer. C’est qu’alors la France s’identifiait avant tout avec le progrès humain, avec la libération des travailleurs. Napoléon même n’apparaît guère à Heine, comme à bien des Européens d’alors, que comme le propagandiste des idées issues des journées révolutionnaires. Tout le monde connaît ce poème des « Deux Grenadiers » que Schumann a mis en musique en reprenant le thème de « la Marseillaise ». Mais Heine nous en prévient lui-même : « Ne va pas, je t’en prie, cher lecteur, me prendre pour un bonapartiste... », a-t-il grand soin de dire ce jour où, sur le champ de bataille de Marengo, il écrit : « Quelle est la grande tâche de notre temps ? C’est l’émancipation. Non pas seulement celle des Irlandais, des Grecs, des Juifs de Francfort, des Noirs d’Amérique et autres populations également opprimées, mais bien l’émancipation de tout le monde, surtout de l’Europe, qui est devenue majeure et s’arrache aujourd’hui des lisières des privilégiés de l’aristocratie... Chaque siècle a sa tâche, par l’accomplissement de laquelle avance l’Humanité. L’ancienne inégalité fondée par le système féodal était peut-être nécessaire, ou une condition nécessaire aux progrès de la civilisation : aujourd’hui elle les arrête et révolte les coeurs civilisés. »

C’est pour ce qu’il a fait dans ce sens que Heine aime le peuple français et sa voix s’élève comme s’élèveront plus tard, à la veille de la guerre de 1870, la voix de Wilhelm Liebknecht, à la veille de 1914, la voix de Karl Liebknecht avec les mots de la paix et de la révolution qui unissent Allemands et Français contre ces privilégiés de l’aristocratie ou de la finance dont, par-ci par-là, Heine a dessiné les monstrueuses silhouettes. Et je pense à ce passage des « Reisebilder » où Heine raconte l’histoire du vieux tambour français Legrand, qui lui apprit en tambourinant à aimer la France : « On comprend très bien l’histoire de la prise de la Bastille, des Tuileries, etc. quand on sait ce que les tambours dirent en ces occasions. » Plus tard, il croyait avoir oublié cet enseignement : « Un jour, j’étais assis à la table avec toute une ménagerie de comtes, de marquis, de princes, de chambellans, de gentilshommes de la chambre, d’échansons, de grands maîtres de la cour, d’officiers de bouche et de vénerie, comme se nomment tous ces domestiques de distinction, et leurs sous-domestiques s’empressaient derrière leurs chaises et leur présentaient les assiettes pleines. Moi qui passais inaperçu, j’étais assis tout désoeuvré, sans la moindre occupation pour nos mâchoires, pétrissant de la mie de pain et tambourinant des doigts par ennui. Tout à coup, à mon étonnement, je tambourine la sanglante marche de la guillotine, oubliée depuis si longtemps ! Et qu’arriva-t-il ? Madame, ces gens ne se laissent pas troubler dans leur repas et ne savent pas que d’autres gens, quand ils n’ont rien à manger, se mettent à tambouriner des marches qu’on croyait tout à fait oubliées. »

Ah ! comme on les comprend, ces « domestiques de distinction » du capital, qu’ils s’appellent Goebbels ou Daudet, pour qui il est nécessaire de faire disparaître de la mémoire humaine le poète Heine, que nous saluons comme nôtre, nous autres « salopards » ! Et comme nous avons lu avec émotion, écrivains de France qui ne distinguons pas notre cause de celle des travailleurs, la résolution du bureau politique de notre parti prenant l’initiative, au nom du peuple français, de fêter Heine en février 1936 ! Notre grand parti, une fois de plus, apparaît ici comme le vrai défenseur de la culture, héritage du prolétariat. Et c’est à lui que je pense invinciblement en lisant ce poème allégorique des « Reisebilder », où le poète parle à une petite fille de mineur dans la montagne : « Celui-ci a fait les plus grands miracles et il en fait de plus grands encore à présent ; il a brisé les donjons de la tyrannie et il a brisé le joug de la servitude.

« Il guérit de vieilles blessures mortelles et renouvelle le droit primitif : que tous les hommes, nés égaux, sont une race de nobles.

« Il dissipe les méchantes chimères et les fantômes ténébreux qui nous gâtaient l’amour et le plaisir en nous montrant à toute heure leurs faces grimaçantes... »

L’image du poète Henri Heine est désormais liée à notre parti français qui crie à nos frères d’Allemagne sa grande parole d’espérance. Et c’est ainsi, dans ces jours qui resteront pour l’Histoire les jours de Romain Rolland, que nous avons l’orgueil de compter parmi nous, dans l’immense armée des travailleurs, la phalange des poètes qui n’ont jamais chanté pour les bourreaux et dont le coeur aujourd’hui bat au nom de Thaelmann.

Article publié dans l’Humanité du 23 février 1936


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