"J’avais 16 ans au moment de la guerre du Viêt-Nam, 24 ans lors du déclenchement de ce qu’on a appelé les événements d’Algérie, et 32 ans à Charonne. Donc ma génération, celle qui est venue très jeune au communisme au sortir de la guerre, a passé seize années de sa vie à mener le combat anticolonialiste."
Vous étiez militant communiste parisien à l’époque du 17 octobre 1961. Quel souvenir gardez-vous de ces années de guerre ?
Henri Malberg. J’avais 16 ans au moment de la guerre du Viêt-Nam, 24 ans lors du déclenchement de ce qu’on a appelé les événements d’Algérie, et 32 ans à Charonne. Donc ma génération, celle qui est venue très jeune au communisme au sortir de la guerre, a passé seize années de sa vie à mener le combat anticolonialiste. N’étant pas historien, j’évoque cette période à partir de mes propres souvenirs de cette époque et de tout ce que j’en ai lu depuis. Quand je regarde en arrière, j’ai un sentiment d’honneur en tant que militant, et l’impression d’avoir servi les intérêts de la France qui n’avait rien à gagner à cette guerre. On a du mal à imaginer aujourd’hui ce que furent ces années de la guerre d’Algérie. Des années de lutte farouche du peuple algérien et de leurs dirigeants, mais aussi de résistance du système colonial et impérialiste français allant jusqu’à la barbarie. On a du mal à imaginer ces gouvernements qui furent tour à tour centristes, socialistes, gaullistes, et qui ont nié la réalité de l’aspiration du peuple algérien à l’indépendance, et ont cru pouvoir y faire face par la répression. Ce furent des années très dures, dures aussi politiquement pour les communistes et les gens de progrès nombreux, intellectuels, étudiants, policiers, soldats, qui ont longtemps souffert de l’isolement au milieu d’un peuple qui, dans sa masse, a longtemps pensé qu’il fallait faire des réformes en Algérie mais sans accepter l’indépendance.
Comment avez-vous vécu la soirée du 17 octobre 1961 et les jours qui suivirent ?
Quand la journée du 17 octobre 1961 commence, j’ignore que le soir 20 000 Algériens, hommes, femmes, enfants endimanchés vont marcher dans Paris pour protester contre le couvre-feu. Cette manifestation était clandestine, si bien que la masse des Algériens eux-mêmes ignoraient le matin où ils iraient le soir. Les dirigeants du FLN n’avaient pas prévenu la direction du Parti communiste, en tout cas je n’en ai eu aucun écho. Donc, de la journée elle-même, je n’ai pas de souvenir précis. Avec le recul, un regret me vient : peut-être qu’un rassemblement commun du peuple français et des Algériens contre le couvre-feu auraient fini différemment. Mais on ne réécrit pas l’histoire. Les événements du soir, je les apprends donc le lendemain matin, en lisant l’édition spéciale de l’Humanité imprimé dans la nuit. La prise de conscience de la gravité des événements est immédiate : le 17 octobre est un massacre des innocents, un événement rare dans la capitale, une sorte de Commune des travailleurs algériens qui, dans leur masse, étaient des ouvriers accourus des banlieues et des quartiers populaires de Paris.
On conteste souvent au Parti communiste et à son journal l’Humanité, son engagement aux côtés des Algériens réprimés le 17 octobre et dans les jours qui suivirent. Partagez-vous cette lecture de l’histoire ?
Il est de bon ton aujourd’hui, à la télévision ou dans certains journaux, de dire que le Parti communiste n’a pas fait ce qu’il fallait lors de cette journée et dans les jours qui suivirent, qu’il est coupable, que son journal l’Humanité est coupable. C’est profondément injuste et inexact. En relisant les journaux de cette semaine cruciale, l’émotion m’étreint. Chaque fois, je suis frappé du courage, de l’intelligence politique qui s’exprime dans ces colonnes, et je peux dire, dans cette semaine là : honneur à ce journal. Ainsi, dans la seconde édition imprimée la nuit même, l’Humanité, qui n’avait pu rédiger qu’un encadré dans la une de sa première édition, consacre cette fois une page intérieure entière sous le titre : « Par milliers, les algériens ont manifesté hier dans Paris », avec une photo de la mobilisation prise sur les Grands boulevards.« Il y a des morts », écrit le journal sans pouvoir annoncer de chiffre, « certainement plus élevé » que deux comme annoncé par les dépêches d’agence. Les seuls journaux qui condamnent le gouvernement sont l’Humanité et le Libération de l’époque, celui de d’Astier de la Vigerie. Les autres s’interrogent selon leur ligne politique sur les responsabilités. Le 19, l’Humanité publie deux articles importants. L’un porte sur les « débrayages hier dans plusieurs usines contre la répression qui frappe les Algériens », qui donne écho aux protestations des salariés de Thomson, Saviem, Renault. L’autre est la publication de la déclaration du bureau politique du PCF, écrite au matin de la nuit tragique, et qui dénonce la « gravité des événements du 17 octobre », la « brutalité sans précédent » de la « répression contre les Algériens » et « la politique colonialiste du pouvoir gaulliste, illustrée une fois de plus par les sanglants événements d’hier ». Le PCF parle d’un « gouvernement en train d’élargir le fossé creusé entre Français et Algériens par sept années de guerre » et qui favorise la "discrimination et la haine" et compromet « les relations futures entre la France et l’Algérie ». Il en appelle à « la solidarité indispensable des travailleurs français et algériens » pour "en finir avec la guerre d’Algérie". Le PCF conclut en insistant « sur la nécessité de développer l’action unie pour imposer une véritable négociation avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne sur la base de l’application du principe de l’autodétermination dans le respect de l’unité du peuple algérien et de l’intégrité du territoire de l’Algérie ». Quelle force politique peut dire qu’elle a tiré dans les vingt-quatre heures un tel enseignement de cette manifestation ? Le 20, l’Humanité rapporte l’interpellation du ministre de l’Intérieur Frey par le député communiste Jacques Duclos : « Qui a donné l’ordre de tirer ? » lui demande-t-il, tandis que le journal mène l’enquête et pose les questions qui dérangent : « Combien y a-t-il eu de morts au cours des nouvelles manifestations d’Algériens » du mercredi 18 ? « Est-il exact que 12 Algériens ont été, la semaine dernière, précipités dans la Seine ? » Toute la semaine qui suit et au-delà, le journal relate sans relâche les débrayages dans les usines, les manifestations de protestation d’Algériens, d’étudiants, de la Jeunesse communiste rassemblant « plusieurs milliers de jeunes » tenant « des meetings, des assemblées », organisant des « délégations à l’Elysée ». Et continue les révélations et les témoignages directs de violences, de brutalités, de gens morts. De cette lecture, il ressort que le 17 octobre, contrairement à ce que j’ai lu, n’a pas provoqué d’indifférence dans la partie la plus avancée du peuple français. Au contraire. Et au sein de la réaction de masse des communistes, les élus communistes se sont montrés particulièrement actifs. Lors d’une séance extraordinaire du Conseil de Paris qui suit le massacre, les élus communistes interrogent brutalement le préfet de police en lui demandant des comptes sur les noyés, les gens tués, les gens matraqués, les Algériens expulsés. C’est un moment dramatique, durant lequel le préfet accuse les Algériens de tirer sur les policiers, et prétend qu’il n’y a à déplorer que deux morts la nuit du 17. A l’Assemblée nationale, Robert Ballanger, au nom des communistes, dénonce les « brutalités sauvages » des forces de répression.
Cette journée s’inscrit dans une période d’affrontements durs, cet automne-là, à vous entendre, comme si la violence avait atteint son paroxysme après sept ans de guerre. Pourtant, il faudra moins de cinq mois, à partir de cette date, pour en finir avec la guerre d’Algérie. Peut-on parler alors du 17 octobre 1961 comme d’un « tournant » ?
On ne peut pas appréhender le 17 octobre comme si c’était un acte isolé, une tragédie incompréhensible dans ses origines, et sans prendre en compte son devenir. Nous sommes en 1961, la guerre dure depuis sept ans, la France et les pouvoirs qui se sont succédé ont tout essayé pour briser la résistance du peuple algérien. Ils se sont accrochés farouchement à ce morceau d’Empire, à ce pays qui comptait un million d’européens sur dix millions d’habitants. Ce conflit a connu plusieurs phases. En 1954, au début de la guerre, on traite l’insurrection algérienne par le mépris, comme un groupe de terroristes minoritaires, fanatiques, qui ne représente pas le peuple algérien, et on prend des « mesures d’ordre » qui cache une sauvagerie sans nom, c’est le temps des massacres du Constantinois. Pour le gouvernement de Pierre Mendès-France, l’Algérie ce n’est pas le Viêt-Nam. Le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, déclare : « L’Algérie, c’est la France ». Mais cette politique de répression échoue, alors que monte en France la volonté de ne pas s’engager dans une nouvelle guerre : les premiers envois du contingent provoque des manifestations, des casernes se révoltent et refusent de partir en Algérie. Cette volonté de paix débouche, aux élections du 2 janvier 1956, sur une victoire du Front républicain mené par le Parti socialiste et un grand succès du Parti communiste qui, avec 25,36 % des voix, fait élire 150 députés. L’idée majoritaire est alors qu’il faut éviter la guerre en Algérie en privilégiant la recherche d’une solution politique. Une chance historique se présente, qui aurait pu, si elle avait été saisie, épargner les vies de centaines de milliers d’Algériens et de 30 000 jeunes soldats français. Que de souffrances, que de deuils, que de honte auraient ainsi été évités. L’histoire en a décidé autrement : le premier ministre socialiste Guy Mollet chassé d’Alger sous les tomates des partisans de l’Algérie française, engage le contingent, avec un mot d’ordre en apparence de gauche : celui du combat de la République laïque de liberté, d’égalité et de fraternité contre les forces obscures. C’est terrifiant. Ce sont ces mêmes arguments que l’on retrouvera plus tard chez Reagan et sa lutte contre "l’Empire du Mal ". Mais Guy Mollet aussi échoue, avec le coup de force d’Alger du 13 mai 1958 qui ramène De Gaulle au pouvoir. Pendant deux ans, ce dernier fait tout pour gagner la guerre. Il propose la paix des braves en exigeant la capitulation des Algériens qui la refusent, et c’est à l’issue de ces trois temps que s’annonce 1961, année centrale parce que c’est durant cette année que De Gaulle arrive à la conclusion que la France ne pourra pas gagner la guerre et que le principe de l’autodétermination du peuple algérien est adopté. Rappelons-nous le contexte : le 23 avril 1961, le coup de force des généraux d’Alger est brisé par la résistance de De Gaulle et le soutien à la République qu’affirment les communistes, les syndicats, la majorité du peuple et du contingent, qui refuse de suivre les ultras de la guerre. Simultanément naît l’OAS, organisation fasciste, tandis que les négociations se poursuivent avec le gouvernement provisoire de la République algérienne, et qu’un véritable front hostile à la guerre s’est mis en place, comprenant les intellectuels, les syndicats, les communistes, qui s’élargit sans cesse au rythme effréné des manifestations. C’est dans ce contexte de tensions et de violences que survient le 17 octobre, mouvement de révolte des Algériens de métropole qui refusent la chasse au faciès et le statut de citoyen de seconde zone, malgré la violence de la répression. C’est ce mouvement que Papon et le gouvernement choisissent de briser, parce qu’il contribue à la recherche d’une solution pacifique en Algérie, en montrant la force des Algériens de France. Le 17 octobre 1961, c’est donc une répression sauvage, mais ce n’est pas que cela : c’est aussi un moment politique majeur, d’autant plus que dans l’appareil d’Etat une partie des gens qui soutenaient De Gaulle l’ont lâché. Après l’année cruciale 1961, on s’approche de la semaine cruciale, celle qui entoure la manifestation de Charonne, en février 1962.
Le massacre de Charonne s’inscrit-il dans le prolongement de la nuit du 17 octobre ?
Le 17 octobre 1961 est le prélude à ce que j’appelle la semaine décisive, parce que c’est elle qui donne le signal que, cette fois, on va en finir une bonne fois pour toutes avec cette guerre, et aller vers le droit à l’indépendance du peuple algérien. L’OAS, qui sent le vent tourner, installe la guerre en France. C’est en réaction à ses agissements qui choquent l’opinion que la manifestation de Charonne a lieu, sous le mot d’ordre : « A bas le fascisme, OAS assassin, paix en Algérie ». Après le crime de Charonne, la cause est entendue parce que converge un mouvement populaire irrésistible en France. Charonne reste une grande date dans l’Histoire de France. Les obsèques de Charonne sont à la fois un acte de douleur et de souffrance mais aussi l’une des plus grandes manifestations politiques de l’histoire d’après guerre. Les grèves et ce million de gens qui viennent crier leur peine au Père Lachaise, c’est immense et, objectivement, c’est ce qui donne les forces à De Gaulle pour conclure la paix, parce que le peuple a dit assez, parce que De Gaulle veut mettre fin à cette guerre, et puisque l’OAS est isolée. Les obsèques ont lieu le 13 février, les accords d’Evian sont signés le 18 mars. Il y a donc bien une année de basculement, et le 17 octobre en est un moment.
Des questions subsistent sur la ligne du PCF durant toutes ces années de guerre. On lui a souvent reproché de ne pas avoir donné de mot d’ordre clair en faveur de l’indépendance algérienne, lui préférant celui de paix en Algérie, souvent perçu comme une marque de distance vis-à-vis de l’aspiration nationale algérienne. Selon vous, le PCF a-t-il failli à son engagement anticolonial concernant l’Algérie, ou sa position a-t-elle été caricaturée ?
Que l’on ait été caricaturé, c’est clair, puisque, dans tous ses textes fondamentaux, le PCF est tout à fait convaincu que l’indépendance est au bout du chemin. Cela vient de très loin : Maurice Thorez parlait déjà, avant la guerre, de l’Algérie comme d’une nation en formation. La position s’infléchit certes après la guerre, où le PCF soutient, en 1946-1947, la création de l’Union française, que même Ho Chi Min, à un moment donné, a considéré comme une voie possible dans le contexte d’après-guerre, avec la poussée des forces progressistes, le programme du CNR et la présence des communistes au gouvernement, qui ont fait espérer une union de peuples permettant à ces pays de trouver un chemin d’émancipation. Mais la Guerre froide, la passion impérialiste de la bourgeoisie française et le profit qu’elle tirait de la colonisation ont fait rapidement de cette issue une utopie appartenant à l’Histoire. Reste que le mot d’ordre de paix en Algérie est une question très complexe, qui nous a fâchés avec des gens. C’était bien plus dur que pour le Viêt-Nam. Parce que l’Algérie est de l’autre côté de la Méditerranée, parce qu’elle comptait un million d’Européens sur dix millions d’habitants. Nous étions tenaillés par l’idée de ne pas demeurer un petit groupe isolé de la majorité du peuple, et de gagner cette majorité à nos vues. Dans cette optique, l’idée arrêter cette guerre, de faire la paix et de ramener le contingent était le mot d’ordre le plus juste. Et pendant longtemps, nous avons été quasiment les seuls à agir en ce sens. Lorsque le mouvement a gagné en force, des intellectuels et des communistes ont alors monté le réseau Jeanson d’aide au FLN. En tant que parti politique, nous avons considéré que ce type d’actions ne menait nulle part et contribuerait à nous isoler. Avec le recul, je regrette ce que j’ai pensé de ces gens. C’était leur conscience, nous étions du même côté de la barricade, même si je persiste à penser que nous aurions commis une erreur historique en les imitant, car l’évolution décisive dont j’ai parlé n’aurait peut-être pas eu lieu. Alors bien sûr, les communistes n’ont pas toujours eu, à la minute près, le bon mot juste, le bon éditorial, la bonne attitude. Mais j’observe qu’il est quand même insupportable que, alors que toutes les grandes formations politiques, droite comme PS, ont été au-dessous de toute dignité dans cette histoire, on ne parle jamais de leur attitude : eux ont tous les droits de se tromper, les communistes aucun. Mitterrand a quand même laissé guillotiner plusieurs dizaines d’Algériens quand il était Garde des Sceaux de Guy Mollet ! Et on voudrait nous dépeindre comme inhumains, dans le sens d’une intelligence supérieure qui à chaque moment doit deviner la suite de l’histoire ? Non, cela ne se passe pas ainsi.
Les critiques se cristallisent sur un moment particulier : celui du vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, le 12 mars 1956, qui sert d’exemple pour affirmer que, finalement, le Parti communiste ne s’est pas distingué des autres partis ou, pour le moins, n’a pas été plus vertueux. Qu’en pensez-vous ?
L’épisode des pouvoirs spéciaux n’a duré que trois mois. Des camarades pensent aujourd’hui que c’était une erreur, car selon eux, la suite était inscrite, et donc, en réfléchissant bien, nous n’aurions pas dû voter les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet. Je continue à penser quant à moi qu’il fallait le faire, pour des raisons simples : le peuple avait voté massivement pour une politique de paix en Algérie, Guy Mollet se présentait non pas comme un ultra mais comme un homme qui voulait les pleins pouvoirs pour trouver des solutions politiques. Je préfère endurer le reproche que nous avons eu tort au regard de la suite des événements, plutôt que celui de n’avoir pas saisi la chance de mettre fin à cette guerre, quand bien même il n’y en avait qu’une sur mille. Le vote des communistes n’avait rien à voir avec une carte blanche accordée à Guy Mollet : au contraire, notre vote était conditionné à l’application d’une politique bien définie. Et on peut relire cette explication de vote un demi-siècle après avec honneur. Ceci étant dit, nous ne sommes pas à chaque instant comptable de l’avenir du monde, l’histoire nous a montré d’ailleurs que c’est lorsqu’on croit cela que l’on commet les erreurs les plus lourdes.
Comment expliquez-vous le relatif silence qui entoure les événements d’octobre 1961 au regard des intenses commémorations de Charonne ?
Je pense que, pendant longtemps, on a sous-estimé la portée du 17 octobre 1961. Pendant des années on s’est tu là-dessus. Tenant compte que Charonne s’est produit à la toute fin de la guerre d’Algérie, il est logiquement devenu le moment clé, historiquement. Mais cela commence à changer. Avec le retour de l’intérêt pour l’histoire dans la vie politique française, les langues se délient autour de la signification du 17 octobre 1961. Cinquante ans après, au lieu de se concentrer uniquement sur le dénouement, apparaissent aujourd’hui plus clairement les points forts de cette histoire. Ceci dit, il ne faut pas en rajouter, on ne découvre quand même pas aujourd’hui ce que fut cet événement. Il n’y a qu’à lire l’Humanité Dimanche d’il y a vingt ans pour s’en convaincre, où j’ai retrouvé une page tout à fait remarquable. Mais le lien entre le 17 octobre et Charonne s’établit davantage aujourd’hui à mes yeux comme l’une des « arêtes » de cette histoire.
Que s’est-il passé exactement la nuit du 17 octobre 1961 ? De Gaulle y a-t-il joué un rôle ? Ou s’agit d’une répression déclenchée par les ultras pour contrecarrer le chemin vers l’indépendance ? Et dans ce cas, ce massacre n’a-t-il pas desservi d’abord la cause des assassins en créant un basculement dans l’opinion en faveur de la fin de la guerre ?
Sur le dernier point, je pense que oui, car à cette époque, je le répète, les assassins tuaient tous les soirs. Le 17 octobre manifeste le sentiment massif de la population et des travailleurs algériens, et il a des conséquences profondes sur l’opinion française malgré les manipulations médiatiques et les mensonges du gouvernement. Plusieurs écrivains et historiens ont tenté de dresser un bilan des morts. Ils continuent de diverger, l’écart allant de 50 à 200 tués. Mais la certitude est qu’il s’est agi d’un vrai carnage. Quant aux responsabilités, Papon a assumé la répression, le ministre de De Gaulle, Roger Frey, a couvert Papon, lequel Papon avait clairement donné carte blanche à ses policiers dans la semaine précédant le massacre en promettant de les couvrir. Il a fait passer cette consigne dans les commissariats en s’appuyant sur le ressentiment créé par l’exécution de policiers par le FLN. Quant à De gaulle, ma conviction personnelle est que je ne l’imagine pas disant : « Tuez deux cents arabes ». Mais je pense qu’il ne voulait pas être sous la pression de la rue au moment où les discussions se poursuivaient avec les Algériens. Je pense, mais je n’en ai aucune preuve, que sa volonté était de faire régner l’ordre pour avoir les mains libres dans ses négociations avec les Algériens. Comme déjà durant la Résistance, il n’a jamais aimé l’intervention populaire, se réservant sa liberté de choix politique. Et puis il n’appréciait pas dans ce moment l’action des communistes, même s’il en tenait compte. En tout cas, l’instruction est venue d’en haut, on ne déplace pas des milliers de policiers sans ordre du pouvoir.
Entretien mis en ligne le 17 octobre 1961 sur le site du journal L’Humanité (des extraits sont parus dans l’édition papier).