Saint-Exupéry, tout le monde s’accorde à le dire, est l’un des plus brillants représentants de l’humanisme de la première moitié du XXe siècle : Le Petit Prince, Terre des hommes, « C’est Mozart qu’on assassine », « Être homme, c’est être responsable », « … regarder ensemble dans la même direction », etc. Je pensais comme tout le monde sur la question, quand je suis tombé sur ce passage de ses Carnets (Folio) :
>>> p. 84 — 135 Colonisation. Je puis partir de points de vue a priori, d’axiomes sans lesquels ma pensée politique, comme ma pensée géométrique, ne s’organise pas.
a) Priorité de l’homme sur l’animal
b) Priorité du blanc sur le noir
>>> p. 85 (à la suite)
Il m’est impossible d’établir rationnellement ce choix. Mon point de vue n’est qu’un point de vue et s’exprime ainsi :
« Étant donné la planète, est-ce que je préfère deux cents ans plus tard la retrouver peuplée d’animaux sauvages et de nègres, ou de l’espèce qui a fourni Descartes, Pascal, Goethe, Newton, Mozart, Platon, etc. »
Le respect des uns c’est la mort des autres dans leur pouvoir d’expansion (la mauvaise herbe n’hybride pas, elle remplace. D’ailleurs l’hybridation abâtardit la bonne. Dans ce cas ou non, c’est très probable).
De toute façon quelqu’un meurt : le peuple italien ou l’abyssin. Lequel des deux faut-il sauver sur la planète ? (mon concept de nation [un mot illisible] reste valable pour la race blanche).
S’il existe une « Terre des hommes », on comprend bien, au sortir de ces lignes, qu’il y a tout de même des hommes qui sont plus hommes que les autres.
Une objection prévisible est la suivante : il faut replacer cet extrait dans son contexte, la première moitié du XXe siècle. Elle ne tient pas. Lévis-Strauss souligne que Rousseau, qu’il considère comme le fondateur de l’ethnologie, se situait, deux siècles plus tôt, dans une perspective radicalement différente :
Seul Rousseau a su s’insurger contre cet égoïsme : lui qui, dans la note au Discours que j’ai citée, préférait admettre que les grands singes d’Afrique et d’Asie, maladroitement décrits par les voyageurs, fusent des hommes d’une race inconnue, plutôt que de courir le risque de contester la nature humaine à des êtres qui la posséderaient. [1]
La note de Rousseau est très longue. Une lecture attentive montre que l’auteur de Tristes Tropiques ne force pas le texte :
Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire et ont produit en effet dans l’espèce humaine, me font douter si divers animaux semblables aux hommes, pris par des voyageurs pour des bêtes sans beaucoup d’examen, ou à cause de quelques différences qu’ils remarquaient dans la conformité extérieure, ou seulement parce que ces animaux ne parlaient pas, ne seraient point en effet de véritables hommes sauvages, dont la race dispersée anciennement dans les bois n’avaient eu occasion de développer aucune de ses facultés virtuelles, n’avait acquis aucun degré de perfection, et se trouvait encore dans l’état primitif de nature. [2]
Deux ans plus tôt, dans ses Lettres parues en 1752, Maupertuis (1698-1759) tenait des propos proches :
Mon corps est animé d’un esprit qui s’aperçoit lui-même ; je juge de là que d’autres corps semblables au mien, le sont aussi. Je serais ridicule si une taille un peu plus haute ou un peu plus basse, si des traits un peu différents, me faisaient refuser une âme aux autres hommes de mon espèce : des traits plus différents encore, une peau noire ne m’autoriseront pas plus à priver d’âme les habitants de l’Afrique. J’aperçois encore de plus grandes des variétés ; je vois des espèces d’hommes plus difformes et plus velus : leur voix ne forme plus des sons articulés comme les miens : je puis peut-être en conclure qu’ils ne sont pas faits pour vivre en société avec moi : mais je n’en dois pas conclure qu’ils n’aient pas d’âme. [3]
On peut considérer l’humanité comme un club privé qui ouvre progressivement ses portes. L’humanisme consiste à n’exclure personne en fonction de son sexe, de sa race, de son milieu social, de son niveau intellectuel ou de quelque autre critère. Certains ouvrent la porte à tous dont Rousseau et Maupertuis et seraient prêts à décaler vers le bas la limite entre le monde humain et le monde animal. À l’entrée du club, Saint-Exupéry refusent ceux qui ne peuvent montrer patte blanche, dont le faciès ne lui convient pas. Il décale, lui aussi la limite, mais vers le haut Son racisme affirmé est incompatible avec l’humanisme.
[1] LÉVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 54.
[2] ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes (1754), dans Œuvres complètes, III, Gallimard, Pléiade, 1964, p. 208 (note X de la page 243).
[3] MAUPERTUIS Pierre Louis Moreau de, « Lettre V. Sur l’âme des bêtes » dans Lettres de Monsieur de Maupertuis, Berlin, 1753, p. 42. Il faut lire Les Animaux dénaturés (1952) de Vercors, roman centré sur cette question de la limite entre le monde animal et le monde humain.