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Il faut redonner au sujet africain son statut de sujet historique
Entretien avec Ibrahima Thioub, directeur du Département d’histoire de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Rappelant que ce n’est pas en tant qu’objets ou victimes, mais bien en tant que sujets actifs que les Africains ont participé à leur propre histoire, Ibrahima Thioub insiste sur la nécessité de regarder ce passé en face, quel que soit les risques de récupération, pour en conjurer les conséquences dans le présent.

Comment capturait-on les esclaves dans le cadre de la traite atlantique ?

Ibrahima Thioub. Il y avait trois voies principales : la voie marchande, la voie pénale et la voie martiale, la vente de prisonniers de guerre.

Le plus souvent, les Etats guerriers ne faisaient pas le commerce eux-mêmes, parce qu’ils étaient spécialisés dans la guerre. Avec le développement de la traite, dans certaines régions, des bandes armées se forment, qui se spécialisent dans la chasse aux esclaves. Ils repéraient des endroits non protégés et les attaquaient, ou organisaient des guets-apens. Ils arrivaient dans un village, l’incendiaient et attrapaient des gens.

Encore aujourd’hui, dans les villages du Sénégal, on dit qu’il ne faut pas sortir aux heures les plus chaudes de la journée ou au moment où le soleil va se coucher. C’est un héritage de la chasse aux esclaves, car ces moments étaient les moments particulièrement dangereux de la journée : en pleine journée quand il fait extrêmement chaud, quand les gens ont quitté les champs pour aller se reposer au village et qu’il n’y a plus personne alentour ou au coucher du soleil, parce qu’il fait suffisamment sombre pour que les chasseurs d’esclaves puissent disparaître, mais encore assez clair pour qu’ils puissent voir leurs proies.

Comment se faisait le contact entre les commerçants européens et ces chasseurs d’esclaves ?

Ibrahima Thioub. Il y avait d’abord les commerçants autochtones, qui étaient de connivence avec ceux qui contrôlaient des Etats africains souvent très militarisés.

Ils avaient des réseaux, qui connaissaient les routes par lesquelles passer pour ne pas être interceptés. Ils étaient sous la protection des Etats et payaient bien sûr des taxes pour cela. Les Etats, de leur côté, n’avaient pas intérêts à les attaquer, puisque c’étaient ces marchands qui servaient d’intermédiaires avec les compagnies européennes. Ces groupes marchands formaient des caravanes d’esclaves qu’ils acheminaient vers des marchés intermédiaires.

Il y avait des marchés très spécialisés comme dans le nord du Ghana en pays dagomba. Le royaume Ashanti [1] par exemple, allait capturer des esclaves, les livrer au marché. Les commerçants qui étaient sur place constituaient leurs caravanes de marchandises, principalement d’esclaves, qu’ils acheminaient sur la cote. Là, ils négociaient avec les capitaines de bateau ou avec les courtiers européens qui étaient installés par endroits sur la côte, à Gorée ou à Elmina [2]

Que faisaient les commerçants européens ?

Ibrahima Thioub. La traite démarre au XVe siècle et atteint son apogée au XVIIe.

Pendant cette période, les puissances européennes ont des visées commerciales sur l’Afrique mais pas encore de visées conquérantes. La seule chose qui les intéressait, c’était d’avoir des points d’appui : des forts, des comptoirs ou, le long des cours d’eau, des escales. Très souvent, ils négociaient ces points d’appui avec les pouvoirs locaux. Il s’agissait d’endroits stratégiques faciles à défendre, où les Européens pouvaient négocier en position de force, c’est-à-dire sans être trop dépendants des marchands ou des Etats autochtones.

Parfois, les Européens restaient dans leurs bateaux, particulièrement sur les voies navigables, parce qu’ils offraient une meilleure protection. Les Européens n’avaient pas alors les moyens politiques et militaires d’aller chercher les esclaves eux-mêmes. Ils avaient certes des armes et des bateaux de guerre qui protégeaient la marine marchande, mais ils ne pouvaient pas débarquer leurs armés à terre parce qu’à l’époque, ils n’avaient pas les moyens de soigner des maladies particulièrement meurtrières pour les Européens, comme la maladie du sommeil ou la malaria. Une armée européenne qui se serait aventurée dans les terres en Afrique aurait été très rapidement décimée. La connaissance géographique du territoire était de plus extrêmement limitée, et ce jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les Européens doivent donc rester sur la côte et attendre que des commerçants africains leurs amènent les marchandises dont ils ont besoin, de la gomme arabique, de l’or, de l’ivoire mais surtout des esclaves.

Il y a des courtiers, qui parfois, comme dans la région des Rivières du sud, vers l’actuelle Guinée-Bissau, sont des métis. Autre exemple : le long du fleuve Sénégal, il y avait des escales, celle du Coq rouge, celle du Terrier, où les Maures apportaient de la gomme et des esclaves. Les Etats du nord Sénégal, le Walo, le Fouta, amenaient eux aussi des esclaves là, ou alors à Saint Louis, à l’embouchure du fleuve Sénégal. Il s’agissait donc d’un commerce assez complexe, avec des situations très variées, mais dans lequel les Européens n’avaient pas les ressources technologiques, politiques et militaires pour pénétrer à l’intérieur du continent et participer à la chasse aux esclaves, même s’ils ont pu le faire sporadiquement sur les côtes.

Y a-t-il eu des mouvements de refus ou de résistance à ce commerce ?

Ibrahima Thioub. Il y en a eu énormément. C’est d’ailleurs cela qui me fait m’opposer à la thèse selon laquelle les Africains n’avaient qu’un seul choix : être esclave ou chasseur d’esclaves. Dès cette époque, des Africains ont engagé de façon très délibérée et très consciente un combat contre la traite. On a plusieurs exemples.

Il y a eu d’abord les communautés qui se sont organisées pour l’autodéfense, qui se sont installées dans des zones refuges, inaccessibles aux chasseurs d’esclaves ou qui ont mis en place des organisations spatiales qui leur permettaient de contrôler les entrées et les sorties de leur territoire. On aussi eu des mouvements plus vastes. Ainsi, en 1673, un mouvement s’est développé en Mauritanie puis dans le Sénégal actuel. Ce mouvement s’appelait Poub Naan. Poub est un mot arabe qui veut dire renoncer ou cesser de faire une mauvaise action ; Naan signifie boire en wolof. C’était un mouvement de tempérance contre la consommation d’alcool, parce que le mouvement avait compris que c’était la consommation d’alcool qui était le carburant de la traite : en échange des esclaves, les Européens amenaient de l’alcool que les élites qui contrôlaient les Etats consommaient, et aussi des armes avec lesquelles ils chassaient les esclaves. On avait donc un cycle alcool-armes/esclaves.

Le mouvement Poub Naam, qu’on a aussi appelé « La guerre des marabouts » parce qu’il était sous le leadership des chefs musulmans, a cherché à mettre fin à ce cycle et à arrêter l’esclavage. La position du dirigeant de ce mouvement, Nasr al Din, nous est connue au travers d’un rapport du directeur de la Compagnie du Sénégal, une compagnie française qui avait à l’époque le monopole du commerce dans la région : selon ce rapport, le mouvement Poub Naam expliquait aux populations qu’elles ne devaient pas être les esclaves de leurs rois, que ces derniers n’avaient pas le droit de les piller, de les vendre, et qu’au contraire, Dieu leur avait donné des rois pour que ceux-ci les les protègent. Ce mouvement a ainsi incité les populations à la révolte contre les Etats africains qui participaient à la traite, et il a ainsi pu prendre le pouvoir dans les différents Etats de la Sénégambie [3].

Une fois les Etats négriers vaincus, des rois musulmans choisis dans la population ont été installés. Cela a asséché le commerce, à tel point que le directeur de la Compagnie du Sénégal a dû faire un rapport aux actionnaires pour leur expliquer pourquoi il ne trouvait plus d’esclaves. Pour mettre un terme à cela, la Compagnie du Sénégal s’est alliée avec les Tiedo, c’est-à-dire les groupes militarisés qui contrôlaient les Etats négriers et qui organisaient la traite jusque-là. Elle leur a fourni des armes qui leur ont permis de vaincre le mouvement maraboutique en 1676. Ce mouvement n’a donc duré que 4 ans mais il a constitué c’est un tournant extrêmement important dans l’histoire de cette région. A partir de ce moment, l’islam est devenu un refuge contre la traite atlantique.

Les réformateurs musulmans ont organisé la population : des communautés musulmanes se sont formées et dans de nombreux villages, des groupes se sont organisés pour se défendre contre les esclavagistes. C’est certainement cela qui explique que la Sénégambie n’a pas fourni autant d’esclaves que par exemple ce qu’on appelait la Côte des esclaves, dans l’actuel Bénin. On peut expliquer cette forme délibérée d’opposition par le fait que les populations de la Mauritanie ont souffert de la réorientation du commerce transsaharien vers l’Atlantique. _ Mais on peut aussi prendre en compte la dimension religieuse de l’interdiction de l’alcool, et dire que c’est un mouvement qui a compris que la consommation d’alcool et d’armes par les élites autochtones, nourris la traite et la violence sur les populations. Le deuxième exemple est très différent. Il s’agit d’une révolution musulmane qui a lieu sur le fleuve Sénégal en 1776, en même temps que la Révolution américaine.

Quand les Almamy [4] créent cet Etat, qui occupait toute la moyenne vallée du Sénégal et qui était sur la route des esclaves, ils ont décidé que tout bateau passant par leur territoire devait être inspecté. Les esclaves qui se trouvaient dans ces bateaux étaient libérés s’ils étaient capables de réciter le premier verset du Coran. Des communautés musulmanes se sont organisées pour racheter et libérer des musulmans qui avaient été fait prisonniers pour être exportés en Amérique. Cet Etat s’est particulièrement constitué en réaction contre le trafic organisé par les Maures qui descendaient sur le fleuve et allaient chercher des esclaves.

Quelles étaient les motivations des groupes africains qui ont participé à la traite ?

Ibrahima Thioub. A partir du démarrage de la traite, les Etats côtiers et les communautés qui vivaient sur les côtes ont acquis des produits venant de l’extérieur, qui leur ont donné la capacité d’entrer en dissidence par rapport aux grands Etats qui s’étaient constitués jusque-là. Pour ce qui est de la Sénégambie, la région que je connais le mieux, avant le démarrage du commerce des esclaves, la majorité des Etats étaient orientés vers l’intérieur de l’Afrique. Qu’ils s’agissent des grands empires médiévaux comme le Ghana, le Mali ou le Songhay [5] , tous avaient leurs capitales très loin dans les terres, sur la boucle du Niger, sur le Haut Sénégal. La côte était une périphérie, tant du point de vue politique qu’économique, une région sous-développée. Les groupes qui y vivaient se sont donc saisis de l’opportunité du commerce avec les Européens pour s’armer et se libérer. Ils sont ainsi entrés en dissidence. _ Les ex-provinces côtières des empires se sont constituées en Etats indépendants qui ont continué le commerce. On a donc une atomisation de l’espace politique, avec la multiplication de petits Etats qui, tous, ont des débouchés sur la côte, parfois juste de quelques kilomètres, qui leur permettent d’avoir un ancrage avec les compagnies européennes. Pour conserver leur force, ils vont se militariser de plus en plus et utiliser la violence comme mode d’accès et mode d’exercice du pouvoir. Les ressources qui entretiennent ce pouvoir viennent principalement de l’extérieur – le pouvoir se produit par l’extraversion. Cette extraversion se retrouve aujourd’hui quand les dirigeants en Afrique, donnent l’impression que leurs opinions publiques sont plus à RFI et à la BBC que dans la presse de leur pays. Ils sont plus sensibles à leur image extérieure qu’intérieure, parce que les instruments qui leur permettent de se maintenir au pouvoir viennent de l’extérieur. A l’époque de la traite, les produits qu’apportaient les Européens, permettaient à ces groupes côtiers militarisés soit de contrôler physiquement le pouvoir (armes, fer), soit d’accéder à des produits qui sont symboliques du pouvoir (verroterie, alcool, tissus, pacotille)… Se met alors en place une culture, qui perdure jusqu’à nos jours, dans laquelle seul est valorisé l’objet qui vient de l’extérieur, même quand il ne sert à rien. A partir de ce moment là, c’est le contrôle de l’Etat qui permet d’accéder aux ressources, en dehors de la production.

Ce n’est donc plus la productivité qui détermine les revenus, c’est le contrôle de l’appareil d’Etat. Du coup, les Etats qui se mettent en place durant cette période de la traite atlantique sont tellement peu préoccupés par la production qu’ils vendent les producteurs comme esclaves ; ils peuvent même brûler des récoltes, qui leur rapportent peu. Ils détruisent, ils pillent, ce sont des Etats prédateurs. Cette façon de faire est encore présente aujourd’hui. Le peu de ressources dont disposent la plupart des pays africains se retrouve transformées en Toyota ou en BMW. Ceux qui ont accès à ces ressources ne le doivent pas à leurs grandes entreprises ou à leur statut de capitaines d’industries, mais simplement au fait qu’ils sont détenteurs de pouvoir ou affidés des détenteurs du pouvoir. Leur richesse n’a rien à voir avec leur propre productivité, ce qui fait qu’ils procèdent à un gaspillage qui devient lui-même un signe d’exercice du pouvoir. Désormais, le luxe, l’ostentation font partie des modes de construction du pouvoir. Il n’y a qu’à regarder la façon dont les femmes des dirigeants africains sont couvertes d’or. Il existe une culture de consommation excessive, jusqu’au gaspillage et à la destruction, qui résulte de la façon dont ces Etats prédateurs et pillards se sont mis en place pendant plus de trois siècles qu’a duré la traite atlantique.

Est-ce qu’à l’époque cette participation d’Africains à la traite a posé des problèmes moraux ?

Ibrahima Thioub. Non, pas à proprement parler, sauf parfois dans le discours propagandiste. Par exemple, dans la guerre des Marabouts, la question morale était au centre des débats. Nasr El Din pose le problème éthique sous l’angle de l’obligation morale d’un souverain vis-à-vis de sa population.

Qu’en était-t-il de l’esclavage avant la traite atlantique ?

Ibrahima Thioub. Avant à la traite atlantique et probablement avant la traite transsaharienne, qui toutes deux consiste dans l’exportation des esclaves, l’esclavage a existé en Afrique, comme dans toutes les sociétés humaines. Par esclavage, j’entends ici l’appropriation des individus en vue de les faire travailler pour s’adonner à d’autres activités moins pénibles. Du point de vue du développement technologique, le travail des esclaves dans bien des régions n’était pas assez productif pour nourrir les communautés, ce qui obligeait les maîtres à travailler dans les champs avec leurs esclaves. Ce constat a conduit certains historiens africains à considérer que l’esclavage en Afrique était plus doux, plus humain et intégrateur, mais il s’agit d’une tournure idéologique, qui souvent n’a pas été déconstruite. Ces historiens pensent que la proximité maître/esclave est l’essence de l’esclavage africain, alors qu’elle s’explique par la faiblesse de la productivité et par la mise en place d’une meilleure stratégie de contrôle de l’esclave, moins porté à la révolte s’il est intégré à la famille et si on lui fait comprendre idéologiquement qu’il en est membre. Cette stratégie permet aux maîtres de faire l’économie de la coercition et des tensions sociales. D’ailleurs, cette proximité n’a pas existé dans toutes les sociétés africaines. Dans les sociétés Peuls [6], en particulier dans le Fouta Djallon [7], ou dans la société Wolof [8], il y avait des villages d’esclaves.

Ils travaillaient pour des maîtres à qui ils remettaient une partie du fruit de leur travail, au nom de la propriété privée qu’ils étaient. On peut donc dire que l’esclavage, c’est-à-dire la réduction par un acte martial, marchand ou pénal d’un individu, la privation de sa liberté pour en faire sa propre propriété en le déshumanisant, en le dépersonnalisant et en le désocialisant, en le coupant de son histoire et de son identité pour le reconstruire comme objet, ça a existé un peu partout. Les conditions dans lesquelles les esclaves étaient maintenus, c’est une autre question. Elles pouvaient être moins cruelles d’un maître à l’autre, d’un système à l’autre, et de ce point de vu, il est certain que le système capitaliste n’a pas les mêmes implications que le système patriarcal. Mais au-delà de ces différences, le statut et l’origine des esclaves sont pratiquement les même dans toutes les sociétés humaines : l’exercice de la violence pour priver quelqu’un de sa liberté et de sa personne en tant que personne humaine et pour se l’approprier comme un bien meuble. C’est pour cela que je n’aime pas trop parler de traite arabe et de traite européenne. Ce qui fait l’identité des esclavagistes c’est d’être esclavagistes, ce n’est pas d’êtres arabes, européens, musulmans ou chrétiens. Cette catégorisation des acteurs brouille les pistes de la réflexion. Elle est le produit du discours dominant et camoufle le vrai rapport, celui entre un esclave et son maître.

Néanmoins, est-ce que la traite atlantique a constitué une rupture avec le système existant ?

Ibrahima Thioub. Sous ce rapport du système, de son intensité, des conditions de vie, la traite atlantique est un système radicalement nouveau, qui n’existait pas dans les expériences précédentes des sociétés africaines. Parce que la traite est articulée à un système vaste et global, mais surtout capitaliste, dans lequel l’intensité du travail et la demande de biens sont beaucoup plus fortes, les esclaves seront soumis à des conditions beaucoup plus draconiennes, plus dures, plus cruelles.

L’accumulation capitaliste étant plus intense que n’importe qu’elle autre type d’accumulation, la ponction en hommes a été beaucoup plus forte que pour les autres types de traite. C’est pour cela qu’on peut parler de rupture radicale au plan démographique, culturel, politique et militaire. Du point de vue de ses résultats, de ses modes d’organisation et de son impact, la traite atlantique n’est comparable à rien. On ne peut pas par exemple, renvoyer dos à dos les 12 millions de personnes capturées par la traite transsaharienne et les 12 millions de personnes ponctionnées par la traite atlantique, sous prétexte que les chiffres sont peu ou prou identiques.

L’impact de la traite transsaharienne, qui a pris 12 millions d’hommes en 12 siècles, a été beaucoup plus faible que celui de la traite atlantique, qui en a exporté le même nombre en 3 siècles. La capacité des populations à reproduire ce qui a été ponctionné a été beaucoup plus faible dans le système atlantique, parce que la demande était plus intense et s’est exercée sur un temps beaucoup plus court. Les effets ont donc été dramatiques et beaucoup plus pernicieux. L’autre différence radicale est l’utilisation des armes à feu, beaucoup plus mortelles et destructrices. On ne peut donc pas, en se basant sur les chiffres, ne pas tenir en compte des conditions de production des esclaves eux-mêmes.

Quelles sont les conséquences de la traite pour les sociétés africaines ?

Ibrahima Thioub. Les conséquences sont d’abord démographiques. En plus de la ponction de 12 millions d’habitants en trois siècles, l’introduction de maladies jusque-là inconnues a accru le déficit démographique. Il faut aussi se souvenir que l’esclavage a pris les éléments les plus utiles de la population : les jeunes, ceux qui étaient en bonne santé, c’est-à-dire les forces vives des sociétés.

Ensuite, l’insécurité a complètement modifié l’occupation de l’espace. Des sociétés se sont réfugiées dans des endroits à l’écart, là où elles étaient inaccessibles aux chasseurs d’esclaves mais où la production agricole était aussi la plus difficile. Les difficultés économiques à reproduire des conditions de vie correctes dans ce cadre ont eu un impact sur les populations.

La traite atlantique a également entraîné la modification des rapports politiques à la fois entre les différentes communautés et entre les segments d’une même société. Avec elle, la violence est devenue le facteur de régulation de l’activité politique, et elle l’est restée jusqu’à aujourd’hui. Un autre élément qui me semble important est la régression technologique provoquée par l’insécurité, la dispersion et la militarisation des sociétés. Avant la traite, le fer était produit en Afrique même. La métallurgie a existé en Afrique antérieurement à tous les autres continents et la maîtrise de la fonte y était extraordinaire. La plupart des empires créés en Afrique l’ont été par des dynasties de techniciens du fer, puisque ceux qui contrôlaient cette technologie, contrôlaient en même temps la production des armes et donc le pouvoir politique. Avec la traite et l’arrivée du fer importé, ces techniciens se sont retrouvés au bas de l’échelle sociale.

Cela explique que jusqu’aujourd’hui, on a des problèmes avec le travail. Le travail, surtout quand il est manuel, artisanal ou technologique, est considéré comme dégradant parce qu’il renvoie à l’esclavage. Au lieu de la productivité, c’est l’accès à l’Etat qui devient avec la traite l’élément le plus valorisé. Et cette valorisation n’est utilisée que pour exercer la violence et la prédation, pour accéder aux ressources sur la simple base de la détention du pouvoir et de son usage ostentatoire, à travers l’excès et le gaspillage. Cette culture s’est enracinée et elle est aujourd’hui un des éléments les plus dangereux et les plus graves qui menacent la renaissance africaine.

Pourquoi vous a-t-il semblé important de travailler sur le sujet ? Avez-vous rencontré des difficultés ?

Ibrahima Thioub. Au départ, je ne suis pas un spécialiste de l’esclavage. Mais un jour, j’ai participé à un colloque à Bamako, durant lequel j’ai juste proposé un bilan historiographique de l’esclavage, sans me douter que la question était aussi sensible. Pour moi, c’était un sujet incolore et sans saveur. Il me semblait parfaitement banal de dire que les Africains avaient participé en tant que sujets actifs de leur propre histoire, que ça soit celle de l’esclavage ou de la colonisation, qu’ils n’étaient pas des imbéciles que les Européens étaient venus simplement ramasser. Mais ma présentation a tellement fait l’effet d’une bombe que je me suis dit que c’était un sujet sérieux et qu’il fallait travailler dessus.

C’est comme cela que depuis 2001, j’en ai fait mon sujet d’étude. J’ai lu énormément de choses sur la question, pour en comprendre les enjeux identitaires et mémoriels et pour comprendre pourquoi les Africains, y compris les historiens, sont aussi sensibles à la question. Du point de vue scientifique il n’y a pas de difficultés particulières à travailler sur l’esclavage et sur l’implication des Africains dans la traite atlantique.

C’est un objet d’histoire comme les autres. Maintenant le travail de l’historien, c’est un métier. Il faut avoir la méthodologie, savoir poser les questions et interroger la société pour ne pas succomber à son discours de mémoire. Il faut être capable de déconstruire ce discours mémoriel, pour pouvoir expliquer à la mémoire pourquoi elle fonctionne comme elle le fait. Cela fait partie du travail de l’historien. Il ne s’agit pas seulement de restituer le passé, de l’expliquer, d’en rendre compte, mais également de dire quels rapports les vivants entretiennent avec ce passé là. Pourquoi par exemple, au XV et XVIe siècles, les dynasties africaines se construisent des généalogies arabes alors qu’aujourd’hui on se proclame descendants de l’Egypte pharaonique ? Les discours mémoriels rendent souvent compte de situations actuelles et les historiens doivent essayer de comprendre à quoi ils renvoient. Par exemple j’ai beaucoup réfléchi à la difficulté que les historiens africains ont eu à étudier l’esclavage interne à l’Afrique. Il ne s’agit évidemment pas de condamner, mais de d’expliquer les raisons de ces difficultés. Les universitaires africains qui participent à l’élaboration d’un savoir académique sur le continent le font surtout au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Cette époque est celle de l’expansion et de l’apogée d’un mouvement anti-colonial et nationaliste qui avait besoin d’unifier l’ensemble des Africains contre le pouvoir colonial.

Il n’était donc pas question de mettre le doigt sur les éléments qui divisent ou de concevoir les sociétés africaines comme des sociétés hiérarchisées qui ont leurs propres systèmes de domination internes. Il fallait au contraire pour ces historiens de l’indépendance construire une Afrique unie et même harmonieuse. C’était d’autant plus important que la colonisation avait justifié sa domination en disant que les Africains étaient des sauvages qui pratiquaient l’esclavage. L’entreprise de domination coloniale s’était légitimée en affirmant sa volonté de mettre un terme à cette pratique. Les historiens du mouvement anti-colonial s’attaquent à cette idéologie en construisant une histoire de l’unité et non de la division. Ils ont aussi utilisé la traite comme une explication du sous-développement. Ils ont vu que c’était de la traite qu’est venue la périphérisation de l’Afrique, sa position subalterne dans les choses du monde actuel. Ils avaient parfaitement raison d’étudier ces questions, mais pouvaient-ils pour autant ignorer l’esclavage interne ? Si vous n’expliquez pas les systèmes de domination internes, vous allez construire, comme l’ont fait les théoriciens indépendantistes, des rapports nord-sud ou centre-périphéries.

En revanche, vous ne comprendrez pas que ce qui permet à ces rapports centre-périphéries d’avoir un impact aussi négatif sur les sociétés africaines. Vous ne verrez pas que c’est l’architecture sociale et politique de ces sociétés qui permet à ce facteur externe d’être recyclé par des groupes qui servent d’intermédiaires pour asseoir leur domination.

Donc, il faut redonner au sujet africain son statut de sujet historique et non pas d’objet ou simplement de victime. Aujourd’hui, nous sommes les historiens de la période post-ajustements structurels et nous observons des sociétés particulièrement fissurées du point de vue social, avec des fractures inimaginables en Europe, où les classes sociales se sont tassées. Dans un pays comme le Sénégal par exemple, 44% des revenus sont contrôlés par 10% de la population et nous constatons que les modèles de consommation qui se développent au niveau des élites africaines constituent un des goulots d’étranglement du développement de l’Afrique aujourd’hui. C’est ce modèle prédateur de gaspillage, que nous observons au quotidien, qui nous conduit à réinterroger sous un angle nouveau la traite atlantique, l’esclavage interne des sociétés africaines et la traite transsaharienne.

Dans pratiquement tous les pays africains, une petite minorité de la société s’est emparée de l’Etat. Elle l’a fait en s’alliant avec les élites intellectuelles et les élites « coutumières », là maraboutiques ici le clergé chrétien. Tous ensemble, ils contrôlent toutes les ressources de leur pays, non pas par le fait de leur travail, mais parce qu’ils contrôlent l’appareil d’état. Ils utilisent ces ressources de façon dispendieuses en allant s’acheter des voitures de marque que les classes moyennes européennes ne rêvent même pas de s’offrir. Aujourd’hui, quand on cherche les racines historiques de ces pratiques, on les trouve dans la traite atlantique.

Quand un roi, un dirigeant politique, a la possibilité, armé par une compagnie européenne, d’aller dans un village, de l’encercler, de le brûler, d’y ramasser les gens pour les vendre pour s’acheter de l’alcool et des armes, c’est qu’il y a quelque chose de pourri. On assiste au même type de procédé aujourd’hui, quand nos élites vont acheter à l’étranger des objets de luxe qui ne servent à rien, en utilisant le peu de ressources des populations, à savoir pour l’essentiel le produit du travail des paysans.

On a ruiné les agricultures africaines, parce que cela a permit de financer le train de vie dispendieux des élites. Le résultat c’est que les paysans vont gonfler les villes et que les jeunes qui sont jetés dans la misère prennent les pirogues pour aller se vendre dans les champs européens.

Les élites européennes, qui sont de connivence avec ces élites africaines, peignent, comme Sarkozy l’a fait à Dakar, cette Afrique immobile comme un continent dénué d’audace et resté hors de l’histoire. Pourtant, je regarde la jeunesse africaine qui affronte aujourd’hui les océans, et je défie Sarkozy de me trouver des jeunes aussi audacieux, aussi prêts à bouffer l’histoire.

Est-ce que la réflexion sur le sujet est polluée par un climat contemporain qui à tendance à faire de la communauté la base légitime de la revendication politique dans un climat de compétition entre victimes ?

Ibrahima Thioub.Cette question est plutôt un problème de l’Occident. Le type de batailles mémorielles qu’on trouve en Afrique est très différent. Il s’agit plutôt de mémoires des communautés qui s’affrontent pour faire valider leurs propres histoires par l’Etat. L’enjeu est plus la reconnaissance de sa communauté au sein de l’Etat qu’une bataille de victimes. En revanche, on retrouve cette figure de la compétition des victimes quand il s’agit des élites, et que la bataille se mène au niveau international comme par exemple lors de la rencontre de Durban. On retrouve ce débat sur le problème des réparations, des responsabilités, de l’esclavage, de la traite atlantique, dans ces enceintes ou pendant les moments de célébration internationale comme la journée de l’esclavage, mais il n’est pas vraiment populaire. Aujourd’hui, sans doute plus de 90% de la population africaine ignore sur quoi a porté le débat à Durban.

Est-ce qu’il y a une propension de l’Occident à vouloir se débarrasser de sa responsabilité qui pourrait expliquer les difficultés à aborder la question des responsabilités africaines ?

Ibrahima Thioub. C’est exactement ça la difficulté. Le discours que je tiens, j’en connais le danger : il risque d’être exploité par l’Occident. Je suis certain qu’en voyant le film Les esclaves oubliés, certains vont se réjouir en disant : « voilà un Africain qui au moins ose dire que l’Afrique a une responsabilité ». En fait, pour moi ce n’est même pas l’Occident qui est en question, mais le capitalisme mercantile du XVIe siècle. Surtout, le problème n’est pas de dire tel ou tel a une responsabilité. Je ne pose pas le problème en ces termes. Si on se situe au niveau de la responsabilité, il n’y a qu’à monter un tribunal mais comme historien, je ne me situe pas à ce niveau, mon travail, c’est d’expliquer. J’essaye de comprendre ce qui s’est passé pour armer les vivants d’aujourd’hui pour que ça ne se repasse plus. Et si on ne l’explique pas et qu’on se limite à dire que c’est l’occident qui est globalement responsable on n’avance pas. Ainsi, on peut dire que la situation dans la République démocratique du Congo est le fait des Belges et des réseaux gaullistes et que Mobutu n’y est pour rien. Mais du coup on a une explication incomplète et le phénomène risque de se reproduire parce qu’effectivement, Mobutu y est pour quelque chose. Et quand je dis Mobutu, je pense en fait à tout le groupe social qu’il représente. Mais dès que vous dites cela, les Belges vont se réjouir et dire qu’enfin on reconnaît la responsabilité africaine. Le problème est ailleurs. La question est mal posée.

Vous considérez que les questions de mémoire concernant la période de la traite sont mal posées. Quelles sont les conséquences de ce constat pour le continent ?

Ibrahima Thioub. La conséquence, c’est que les Africains s’interdisent d’interroger leur histoire, pour en comprendre les mécanismes de fonctionnement, ce qui leur permettrait de prendre en conséquence les mesures pour remédier aux situations contemporaines. On s’en limite à des catégorisations - les blancs sont mauvais, les Africains sont bêtes – qui n’expliquent rien.

Tant qu’on analysera le système simplement en termes de blancs/noirs, Europe/Afrique et que nous dirons que c’est l’Occident qui est responsable de tout, nous oublierons d’interroger les systèmes internes de domination, qui en fait expliquent cette capacité d’intervention de l’Occident. S’il y a des mercenaires qui sont capables d’arriver aux Comores ou ailleurs et de mettre à bas un régime, c’est aussi parce qu’il y a des élites africaines héritières de cette culture de la traite négrière qui permettent à ce système de perdurer. C’est d’avoir une approche historique qui permet l’action, pas de poser le problème en termes de mémoire contre mémoire, de recherche de responsabilité, ou de culpabilisation. Ce ne veut rien dire de prendre l’Afrique comme un bloc victime.

L’Afrique a été victime de la traite atlantique, mais pas tous les Africains, exactement comme aujourd’hui, le continent est la victime des plans d’ajustement structurel, mais pas tous les Africains. Mais tant qu’on mettra tous les Africains dans un même bloc en disant qu’ils sont tous des noirs victimes de l’Europe, tant qu’on approchera la question sous cet angle, on continuera à être confronté au même phénomène de ces élites qui grappillent les ressources de leur pays. Avant, ils prenaient les esclaves et les vendaient, aujourd’hui ils n’ont même plus besoin de les vendre, les esclaves se rendent eux-mêmes dans les champs des pays d’Europe dont ils vont construire la croissance.

De plus, quand on approche l’histoire de ces relations en termes de victime, de blancs contre noirs, d’européens contre africains, on oublie l’essentiel, à savoir la connivence qui s’est établie entre les élites africaines et européennes d’hier, qui est la même que celle qui prévaut entre et les élites africaines et européennes d’aujourd’hui. Une connivence qui se moque de la couleur de la peau, de la nationalité ou de la religion. Ils s’entendent comme larrons en foire, plument les économies africaines et la conséquence c’est que les gamins prennent des pirogues pour rejoindre l’Europe au péril de leur vie. Ces mêmes classes qui ont organisé ce pillage en Afrique et qui sont responsables de la situation de ces jeunes parce qu’ils ont ruiné les agricultures africaines en continuant la politique des cultures de rente à l’indépendance, retrouvent leur homologue européens, qui tiennent des discours sur l’intégration. Ils se connaissent très bien. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

C’est le système international qui a ses relais locaux qu’il nourrit en leur envoyant ce qu’on appelle l’aide internationale qui n’arrive jamais aux démunis mais est capturée et transformée en 4X4… C’est pourquoi il faut avoir le courage de le dire que les Africains ont une responsabilité dans la traite, de le dire frontalement, y compris quand des Européens malveillants vont venir exploiter ce discours. Je vais continuer à travailler sur ce thème même si cela peut être exploité contre moi parce que c’est la seule façon de construire la renaissance de l’Afrique. Il faut que l’Afrique se regarde elle-même et regarde l’attitude de ses élites.

Entretien réalisé par Camille Bauer

Version intégrale de l’entretien publié dans l’Humanité du 24 juin 2008

Notes :

[1dans l’actuel Ghana

[2Gorée est une île située en face de Dakar au Sénégal et qui servait de lieu de transit pour les esclaves. Situé dans l’actuel Bénin, Elmina est le principal port par lequel passaient les esclaves avant leur départ vers les Amériques.

[3L’espace autour des fleuves Sénégal et Gambie

[4déformation d’Imam

[5Empire du Ghana : un des premiers grands empires d’Afrique noire connus, a existé de 750 environ à 1240. S’étendait du moyen Sénégal à la région de l’actuelle Tombouctou
Empire du Mali Mali : créé au XIIIe siècle par Sundjata Keïta et connut son apogée au XIVe siècle. S’étendait en gros du Sahara à la forêt équatoriale et de l’Océan Atlantique à la Boucle du Niger
Empire du Songhay : Fondé au VIIe siècle et s’effondre en 1591. S’étendait plus ou moins sur le Niger, le Mali et une partie du Nigeria actuel.

[6Groupe nomade présent en Afrique de l’Ouest et Centrale

[7Fouta Djallon, plateau montagneux à la frontière entre le Mali le Sénégal et la Guinée

[8Wolof. Pays wolof correspond en gros à l’actuel Sénégal, amputé du sud Casamançais et du nord dans la région du fleuve Sénégal


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