L’épisode maoïste - que quelques milliers de jeunes aient voulu déclencher une guerre civile, et aient entamé, dans cette France d’après 68 que beaucoup regardent maintenant avec nostalgie, une escalade de la violence, qu’ils aient été enflammés par la Grande révolution culturelle prolétarienne – paraît aujourd’hui difficilement concevable, voire impensable [1] . Cela peut l’être si on n’a pas à l’esprit cette donnée majeure : l’onde de choc déclenchée par le XXème congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique, au sein du mouvement communiste et bien au-delà. Sans cela impossible en effet de concevoir cette volonté fanatique de retour à la pureté révolutionnaire, qui trouvait dans la Chine à la fois force et symbole, l’espoir vivant que ne pouvait plus représenter l’Union Soviétique aux yeux de la jeunesse, justement parce qu’elle avait elle-même brisé cette représentation. Est-il si surprenant que cette soif d’absolu ait frappé de jeunes juifs, qui fournirent une bonne part de l’encadrement de la Gauche prolétarienne, eux qui étaient nés dans la période du nazisme et de sa défaite, donc rescapés, miraculés, ce qui vous détache peut-être plus que d’autres des contingences, et ce qui les amenait aussi à s’identifier avec le communisme (n’oublions pas Stalingrad) tout en se distinguant radicalement de l’Union soviétique de l’époque, ce à que leur permettait justement cette Chine qui leur offrait alors un semblant de révolution mais contre le parti communiste, car c’est bien cela que fut la Grande révolution culturelle prolétarienne, et contre toute institution ? Est-il si surprenant donc que ceux-ci soient alors sortis de l’histoire pour confondre cette leur période avec la précédente (lutte armée, fascisme, danger de la soumission à l’Etat...) ? Est-il si surprenant encore que ces jeunes et d’autres ne se soient pas tournés vers les communistes français, qui entamaient à peine le long processus de deuil de cette URSS identifiée à l’espoir, fusse l’espoir qu’elle se transforme, mais qui restaient les pieds solidement enracinés dans la longue durée des réalités françaises, alors que le monde vacillait, et que donc le PCF lui-même n’ait pas été en mesure idéologiquement d’attirer ces idéalistes ?
A la réflexion, le plus surprenant de l’époque reste encore que mai 68 ait débouché, grâce aux initiatives de la CGT, sur autre chose qu’un échec, ce qui valu pourtant dans les années qui suivirent, tant d’accusations de trahison à l’encontre de la CGT et du PCF, alors qu’il ne se trouve maintenant plus un seul gauchiste qui ne s’incline devant ces acquis sociaux de 68 tant méprisés alors…
Il faut encore remarquer que l’épisode maoïste s’éteint peu de temps après qu’il soit apparu qu’on avait fait dire à la Chine plus qu’elle ne le pouvait, lorsqu’elle se retourne avec Nixon en pleine guerre du Viêt-Nam, fin 71 – début 72 (en fait les premières tentatives de rapprochements avaient eu lieu quelques années plus tôt). Reste alors cette haine pour le PCF, qui nourrira toutes les manœuvres avec le PS, dès l’enterrement de Pierre Overney, jusqu’à ce que des dirigeants illustres de la Gauche Prolétarienne entrent dans la mouvance socialiste, voire au PS lui-même, mais sans doute celui-ci s’avérait naturellement mieux à même d’épouser la part libertaire de la révolte de 68. La même haine fera que d’autres figures du maoïsme français entreprendront avec ce qui s’appela « la nouvelle philosophie » de théoriser comme totalitaire toute volonté d’un ordre social nouveau…
Avec le livre Ils ont tué Pierre Overney, de Morgan Sportes, on saisit mieux ce que fut la Gauche prolétarienne, et comment ceux qu’on baptisait alors « spontanéistes », constituaient une organisation étroitement centralisée, soumise à la parole d’un chef charismatique, alors inconnu, Benny Levy, dont ses anciens compagnons disent encore qu’il « faisait jaillir des lumières » (Jean-Claude Milner, philosophe, linguiste) ou encore que « sa voix égale, que n’altérait aucun changement de ton, de rythme, aucun lapsus, aucune plaisanterie non plus cela va de soi, avait un pouvoir littéralement hypnotique. Lorsqu’il se taisait, les situations les plus compliquées semblaient soudain simples, des voies lumineuses s’ouvraient dans la broussaille du monde, chacun savait ce qui lui restait à faire. » (Olivier Rolin, maintenant directeur au Seuil). On saisit mieux aussi que la présence d’un grand intellectuel comme Sartre impressionnait aussi de jeunes ouvriers comme Pierre Overney, conférant d’emblée une légitimité intellectuelle à ce mouvement. Pierre Overney mourut le jour où la Gauche prolétarienne avait décidé que le sang coulerait, peu de temps avant que qu’elle s’auto-dissolve…
Fevrier 2009
Ils ont tué Pierre Overney, de Morgan Sportès, Editions Grasset, 394 p., 20,50 €
[1] « Ma génération, celle des baby-boomers, née après la catastrophe dans des familles qui n’ont pas été épargnées, avait l’impression au regard de ce monde d’avant, de n’avoir rien vécu, de n’être pas dans l’histoire. Nous avions envie de rejoindre l’histoire en train de se faire, et avions le sentiment à cette époque que l’histoire se faisait en Chine », explique Annette Wieviorka à France Inter en 2024