Pierre Clavilier est un homme heureux. Il a trouvé son genre (la biographie) et un éditeur (Jasmin). On lui doit une bonne biographie de Frida Kalho (peintre mexicaine) et il travaille sur Pablo Neruda. Vient de paraître, de sa souris, un Jean Jaurès, l’éveilleur des consciences. On « célébrera » l’an prochain l’assassinat du grand homme. On s’interroge aujourd’hui sur la question de savoir ce qui reste de socialisme dans le socialisme décaféiné que l’on nous propose. Le livre arrive donc à point.
La vie familiale et affective du tribun est évoquée mais assez rapidement et pour cause. Elle comptait peu pour un homme entièrement voué à la politique. Il abandonna l’éducation de ses filles à sa femme, qui les confia à l’enseignement privé, ce qui lui fut souvent reproché. En revanche, Pierre Clavilier s’arrête avec soin sur le contexte des luttes politiques et sociales. Ces luttes étaient rudes puisque l’armée en vint à tirer sur des ouvriers en grève. Mais rien ne semble pouvoir empêcher la montée du socialisme.
On reprochera à Jaurès certains choix qui furent considérés par les purs comme droitiers (p. 43). En réalité, il avait opté pour une république sociale, mais avant de devenir « sociale », il fallait, d’abord, que la république se maintienne. Or nombreux étaient ceux qui voulaient la mort de la « gueuse ». Il était nécessaire de faire preuve de prudence, mais, fondamentalement, Jaurès était socialiste comme en témoigne ce qu’il écrit en 1886, à vingt-sept ans, (p. 44-45) :
« Tant que les sociétés n’auront pas réglé l’avènement du prolétariat à la puissance économique, tant qu’elles ne l’auront pas admis dans l’intimité de la production, tant qu’elles le laisseront à l’état d’agent extérieur et mécanique, tant qu’il ne pourra pas intervenir, pour sa juste part dans la répartition du travail et des produits du travail, tant que les relations économiques seront réglées par le hasard et la force, beaucoup plus que par la raison… tant que la puissance brute du capital déchaînée dans les sociétés comme une force naturelle ne sera pas disciplinée par le travail, par la science et la justice, nous aurons beau accumuler des lois d’assistance et de prévoyance, nous n’aurons pas atteint le cœur même du problème social. »
Sur la condition féminine, à propos de laquelle on lui reproche parfois sa timidité, il est aussi net (p. 140) :
« Dans toutes les branches du travail humain, la femme assume la même fonction que l’homme. Elle devient de plus en plus, dans l’ordre économique, une personne identique à l’homme. Comment de cette identité d’existence et de fonction ne résulterait pas l’identité des droits et des revendications. »
Pierre Clavilier évoque l’engagement résolu de Jaurès dans les grandes crises et la façon dont il réussit à rassembler de nombreux talents au service de L’Humanité dont il assurait la direction.
À l’issue des débats sur ce livre, l’auteur pose la question : « Pourquoi a-t-on tué Jaurès ? » Il faudrait attirer l’attention sur la responsabilité des journalistes dans ce type d’assassinat et cela vaut pour d’autres cas. Quand, d’année en année, et à longueur d’article, on appelle au meurtre, il se trouve toujours un quelqu’un pour passer à l’acte. Mais pourquoi cette fureur guerrière ? Les forces dirigeantes se sentaient menacées par la montée du socialisme aussi bien en Allemagne qu’en France. Il n’est pas impossible que certains se soient dit que la guerre serait un bon moyen de purger le corps social. Un peu les mêmes qui, une trentaine d’années plus tard, diront « Plutôt Hitler que les soviets ».
Le livre de Pierre Clavilier, simple, allant à l’essentiel, devrait connaître un certain écho. Un reproche tout de même : l’absence de références pour les citations, ce qui est la règle de cette collection. Sans doute parce que les notes en bas de page ou même en fin d’ouvrage auraient pu donner au livre un côté universitaire alors que l’éditeur cherche à toucher le grand public. Mais pourquoi ne pas mettre les références sur le site de l’éditeur à la disposition des personnes intéressées ?
Jaurès. L’éveilleur des consciences, Clavilier Pierre, Jasmin, 2013, 16 euros.
A lire également sur le site :
- un article de Jean Jaurès à propos de la loi sur les retraites de 1910, commenté par Pierre Clavilier
- une intervention de Jean Jaurès à la tribune de la chambre des députés sur "l’émancipation sociale des travailleurs".
- un texte d’André Tosel : "A propos de Jaurès. Le bien commun de notre époque"
- un texte de René Merle : "Jaurès panthéonisé, Jaurès modernisé ?"
- un entretien avec Jean-Claude Drouot, à propos de la pièce "La valise de Jaurès", réalisé par Jacques Barbarin