Le 13 novembre 1989, Hans Modrow, dirigeant critique du SED (le parti communiste au pouvoir en RDA) dans la région de Dresde, est propulsé au rang de premier ministre par un régime aux abois. Aujourd’hui président d’honneur du parti de gauche Die Linke, il témoigne.
Dans les mois troublés qui ont précédé la chute du mur, comment les membres du Parti socialiste unifié (SED) en sont-ils finalement venus à placer leurs espoirs en vous ?
Chacun était de plus en plus persuadé d’un besoin de changement en RDA. Et sur ce plan il était connu qu’à Dresde, la région dont j’étais responsable pour le parti, on discutait, on réfléchissait ouvertement sur les contradictions qui assaillaient de plus en plus la société est-allemande. Les tensions étaient grandes avec la direction du SED, qui a tout tenté alors pour me démettre.
D’où venaient ces tensions sur le fond ?
L’argument d’Erich Honecker face à la perestroïka était toujours le suivant : « La RDA va bien, elle est stable. Et seulement quand l’Union soviétique aura atteint le niveau de développement de la RDA, on pourra alors discuter de changements. » Même si je n’étais pas moi-même sur la même ligne que Gorbatchev et si je proposais d’autres types de réformes que celles impulsées en URSS, ma position était claire : la RDA était bel et bien confrontée à des problèmes graves qui exigeaient des changements. Fin septembre 1989, lors d’un voyage en RFA, j’ai répété que l’abandon de la RDA par des milliers de citoyens n’était pas seulement un problème provoqué de l’extérieur mais était aussi le résultat de la dégradation de la situation à l’intérieur du pays. Erich Honecker m’a convoqué et déclaré que j’avais agi contre les intérêts de la RDA et du Parti. Et j’étais alors assis sur un siège éjectable…
Quels étaient les changements que vous souhaitiez ?
Il fallait une plus grande autonomie des entreprises. Il fallait cesser ces slogans creux qui peignaient la réalité en rose et qui étaient démentis par l’expérience quotidienne des gens. Il fallait susciter l’avis et la participation des citoyens, revoir le rôle et l’activité des médias. À la veille du 40e anniversaire de la RDA (10 octobre 1989) que l’on s’apprêtait à célébrer comme si tout allait bien, la crise de confiance entre le peuple et le parti avait atteint un point tel que pour moi les choses étaient claires : cela ne pouvait plus fonctionner.
Un premier changement a lieu néanmoins peu de temps après à la direction du pays avec le remplacement d’Erich Honecker par Egon Krenz ?
Egon Krenz a été élu le 18 octobre secrétaire général du parti. Il y a eu une discussion préalable sur la charge qu’il devait exercer. Devait-il devenir du même coup président du « conseil d’État de la RDA » et donc chef de l’État ? Je suis intervenu dans cette discussion en disant que je considérais comme une erreur que le nouveau secrétaire général cumule ces responsabilités et qu’il fallait au contraire séparer la direction du parti de celle de l’État. Je n’ai reçu alors aucun soutien et Krenz a été élu chef d’État et du parti.
Malgré ces divergences, on va vous proposer le poste de ministre-président quelques semaines plus tard. Dans quelles circonstances ?
Il régnait une sorte de climat de révolte au sein du parti. On ne parvenait pas à se mettre d’accord sur la composition du nouveau bureau politique. Plusieurs dirigeants historiques, de la génération qui avait combattu dans la résistance à l’hitlérisme ou dans la guerre d’Espagne, avaient décidé de ne pas se représenter. Le mécontentement de la base était de plus en plus perceptible. C’est à ce moment-là – un jour avant l’ouverture du mur – qu’Egon Krenz m’a proposé de prendre la responsabilité de ministre-président de la RDA. Trois autres dirigeants avaient refusé avant moi. J’étais son 4e choix. Face à la crise de confiance extrême à laquelle elle était confrontée, la direction du parti a dû se résigner à proposer quelqu’un qui ne soit pas discrédité parmi les cadres et la base du parti.
Krenz vous propose donc pour le poste mais les tensions avec lui demeurent. Pourquoi ?
Je voulais sortir de cette situation où le Parti détermine ce que doit faire le gouvernement. Lui, au contraire, entendait réaffirmer coûte que coûte le rôle dirigeant du parti. Ce fut la contradiction majeure entre Krenz et moi.
Il n’existait aucune séparation entre le pouvoir d’État et le pouvoir au sein du parti ?
Non, sous Erich Honecker, le gouvernement n’avait plus aucune autonomie. Au nom du rôle d’avant-garde du parti, celle-ci avait été sans cesse réduite. Quelques jours après la chute du mur, le gouvernement que j’avais formé était un gouvernement de grande coalition et les cinq partis qui y étaient entrés devaient être placés devant la même responsabilité. Il n’était donc plus possible d’accepter qu’un parti dirige et qu’il ne reste aux quatre autres que l’obligation de le suivre.
Qui faisait partie de cette grande coalition ?
Il y avait tous les nouveaux dirigeants des partis issus de l’échiquier politique traditionnel de la RDA (chrétiens-démocrates, nationaux démocrates, parti paysan, etc.). Mais ce n’était plus ce « bloc » que nous connaissions auparavant (en fait sous la houlette complète du SED – NDLR). Tous entendaient naturellement avoir voix au chapitre. C’était aussi légitime qu’indispensable à mes yeux pour qu’ils puissent prendre toutes leurs responsabilités. Et j’ai d’ailleurs intégré leurs propositions dans ma déclaration gouvernementale devant la Volkskammer (l’Assemblée populaire).
Ce fut une rupture avec les conceptions qui s’imposaient jusque-là dans le fonctionnement de la RDA ?
Une rupture absolue. Mais c’était à mes yeux – et j’en demeure convaincu aujourd’hui – le seul pas qui pouvait alors restaurer de la stabilité politique en RDA. Le 1er décembre 1989, j’ai fait la proposition devant le groupe SED de la Volkskammer que le rôle dirigeant du SED soit rayé de la Constitution. Ce qui a été approuvé ensuite par le Parlement.
Mais Egon Krenz était toujours secrétaire général du SED ?
- Il l’est resté jusqu’au 3 décembre. Ce jour-là le comité central du parti a retiré sa confiance au bureau politique et s’est ensuite autodissous. Et un « groupe de travail » a été créé qui avait le devoir d’organiser au plus vite un congrès, pour élire une nouvelle direction. C’est dans ces circonstances que Gregor Gysi a été élu président du parti et qu’il a été décidé de changer le nom du parti. Le SED est devenu SED/PDS (Parti du socialisme démocratique) avant d’être baptisé PDS tout court quelque temps plus tard.
Quelle était l’orientation du nouveau parti rebaptisé ?
Nous avons fait une analyse très critique de l’histoire du SED, de ses dérives staliniennes en particulier. Nous avons fait du socialisme démocratique notre objectif fondamental, ce qui s’est retrouvé aussitôt dans le programme de réformes que nous avons adopté. Sur le plan économique, il s’agissait de redimensionner les choses pour réduire la place des propriétés d’État et élargir le secteur coopératif et de PME-PMI privées.
Ensuite, vous n’êtes resté ministre-président que quelques mois ?
Jusqu’au 18 mars 1990. Nous étions en fait un gouvernement de transition. À partir du 4 février, il y eut un élargissement de la grande coalition à huit formations qui discutaient toutes, au même moment, des réformes à mettre en œuvre en participant aux tables rondes organisées alors dans tout le pays.
Cela signifie que les citoyens qui étaient descendus dans la rue ont été intégrés dans ce gouvernement ?
Oui, il y avait des organisations comme le Nouveau Forum, la Rupture démocratique. Il y avait aussi les syndicats et des associations de paysans. Un très large spectre de la société était ainsi représenté.
Vous qui vouliez initialement réformer la RDA, quand avez-vous constaté que ce n’était plus possible et qu’elle allait cesser d’exister ?
Dès la mi-janvier 1990 et pour des raisons d’abord extérieures. Je me souviens d’une réunion du pacte de Varsovie à laquelle j’assistais en décembre 1989. J’ai eu dès ce moment le sentiment que Mikhaïl Gorbatchev s’apprêtait à lâcher la RDA. Il a fallu en effet que je me batte toute la journée et que je courre à droite et à gauche pour obtenir finalement l’autorisation de prendre le café quelques minutes en compagnie du chef de l’État soviétique. Je n’avais qu’une seule chose en tête : il fallait que je puisse me prévaloir auprès de la presse internationale d’un entretien avec Gorbatchev. Car si cette rencontre n’avait pas eu lieu, tous les observateurs en auraient conclu immédiatement que la RDA était condamnée. L’impression désagréable que j’ai éprouvée alors s’est malheureusement confirmée par la suite. Lors d’un autre sommet, celui du Comecon qui eut lieu du 9 au 10 janvier 1990 à Sofia. Dans cette réunion, le représentant soviétique a annoncé que la forme de coopération entre nos pays, fondée sur le rouble convertible, était terminée et que l’on allait avoir recours désormais dans nos échanges commerciaux à un système classique sans accord préférentiel. En clair, cela signifiait que la RDA, qui était le plus gros partenaire commercial de l’Union soviétique – elle réalisait plus de 40 % de son commerce extérieur avec ce pays –, n’avait plus aucune chance de subsister. Comme l’économie de la RDA était condamnée à s’écrouler, je savais que l’on ne pouvait plus éviter le chemin d’une unification avec la République fédérale d’Allemagne.
Est-ce à dire que vous vous résignez dès cette époque à une unification qui prendra la forme d’une annexion de la RDA par la RFA ?
Non, j’entends alors au contraire tout faire pour éviter cela et j’avance l’idée d’une unification entre égaux, dans un processus où deux États souverains décident de s’unir. Nous avancions, mon gouvernement et moi, un plan en trois étapes : l’approfondissement des discussions déjà en cours sur des rapprochements structurels, puis la création dans un second temps d’une confédération interallemande, les deux États conservant leur autonomie mais constituant des organes communs. Avant d’en venir à une nouvelle République fédérale mais seulement à l’issue de tout un processus et après la convocation d’une assemblée constituante. J’avais fait valoir ces propositions fin janvier auprès de la partie soviétique qui les a d’abord accueillies favorablement, plaidant sur la scène internationale pour une unification conditionnée à la neutralité militaire de la nouvelle Allemagne. Il s’agit d’une question de grande importance au regard de la situation actuelle. Si une Allemagne unifiée militairement neutre s’était effectivement mise en place, l’Otan n’aurait pas pu s’étendre comme elle l’a fait vers l’Est, recréant aujourd’hui des tensions dignes parfois de la guerre froide. Mais les États-Unis ont décidé aussitôt de monter au créneau pour faire échouer ce projet. Le ministre des Affaires étrangères de Bush senior, James Baker, s’est rendu à Moscou les 8 et 9 février 1990. À l’issue de cette rencontre, les deux pays se prononçaient en faveur d’un processus d’unification mais mon plan était d’un seul coup passé par pertes et profits. Gorbatchev comme Chevarnadze approuvaient la position des États-Unis : l’Allemagne unifiée devait appartenir à l’Otan.
Quel fut alors le rôle de la France ?
Mon plan en trois étapes passant par une confédération interallemande a été longtemps soutenu par Paris. François Mitterrand était venu fin décembre 1989 à Berlin pour une visite d’État. Nous avons eu un long entretien au cours duquel nous sommes tombés d’accord sur le besoin de deux États allemands, appelés certes à se rapprocher mais restant souverains. Je sais qu’il n’y a pas d’ouverture des archives d’État sur cette période, jugée trop rapprochée en France. Mais je puis vous dire que ces informations figureront dans le protocole de cette rencontre de Berlin. Je sais aussi que Mitterrand et Gorbatchev s’étaient rencontrés fin novembre 1989 à Kiev et que Mitterrand a dit alors à Gorbatchev : allons donc ensemble à Berlin et appuyons Modrow, c’est important pour l’évolution de l’Europe. Gorbatchev l’a refusé… Quelques semaines plus tard, Mitterrand, à son tour, a aligné la position de la France sur celle des États-Unis, en faveur du type d’unification souhaité par Kohl et de l’intégration de la nouvelle Allemagne dans l’Otan.
Entretien réalisé par Bruno Odent paru le 9 novembre 2009 dans l’Humanité