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Jean Ferrat : son combat pour l’exception culturelle et la civilisation
Entretien avec Pierre Chaillan et Philippe De Nans

Pierre CHAILLAN : Sous le titre interrogatif « Qui veut tuer la chanson française ? », vous avez lancé, en pleine campagne des élections présidentielles, un véritable appel. Pourquoi aujourd’hui, qu’est-ce qui a déclenché cette démarche ?

 Jean FERRAT : « C’est un ensemble de choses. D’abord, j’avais sur le cœur la censure dont était victime Isabelle Aubret depuis un an… et qui se poursuit. Cela m’est absolument insupportable !
« Pourquoi est-ce que je parle de censure ? Revenons précisément sur des faits : l’an dernier, elle a été interdite de participation à deux émissions. Par qui ? Personne ne semble le savoir.
« A la suite de cet épisode, j’ai écris personnellement à la présidente de « France Télévision » en pensant obtenir une explication. Malheureusement, je n’ai jamais reçu de réponse de sa part. Les choses en sont restées là.
« Peu de temps après, un même processus se reproduisait sur les ondes radiophoniques. Alors qu’Isabelle Aubret devait être l’invitée de « France-Inter » pour l’émission de Stéphane Bern, on lui faisait savoir que ce n’était pas possible.
« Voyant cela, j’ai appelé directement la présidence de « Radio France » et j’ai eu Jean-Marie Cavada.
Evidemment, il n’en savait rien.
« A la suite de cette intervention, Isabelle a effectivement pu participer à l’émission de Bern mais sans aucune interview, uniquement en présentant une chanson ! Ils avaient été forcés de la recevoir. Je ne dis pas que c’est Stéphane Bern lui-même qui est à l’origine de cette attitude… »

— P. C. : Vous mettez en cause « des petits marquis qui font la loi »…

 Jean FERRAT : « Je fais ainsi allusion à ce genre de personnage qui censure une chanteuse comme Isabelle Aubret. Que l’on apprécie ou non son travail, Isabelle chante depuis des dizaines d’années, elle a un public. Je ne demande pas de la diffuser à tout bout de champ mais qu’elle essuie des refus alors qu’elle est programmée lors de la sortie d’un nouvel album, c’est inacceptable !
Jamais depuis l’époque de l’O.R.T.F. on n’avait vu ça. Faut-il que je rappelle que la censure a fait alors des victimes, dont j’étais.
Cette interdiction à mon encontre sur les antennes, pendant des années, je la garde à fleur de peau. Et Isabelle en subissait les conséquences. Lors d’émissions de radio et de télévision, on lui interdisait même d’interpréter mes chansons. »

— P. C. : Vous avez l’impression de revivre la même histoire ?

 J. F. : « Oui, d’autant que ce n’est pas ouvertement dit. Aujourd’hui, ce n’est certainement pas motivé par les mêmes raisons. Je sens qu’il y a un blocage par rapport à Isabelle. »

— P. C. : Vous pensez que la création est ainsi menacée ?

 J. F. : « Je veux dire qu’il existe un certain aréopage — que j’appelle de « petits marquis » — qui a pris le pouvoir dans les médias, en particulier ceux du service public.
« Ces « petits marquis » orientent et sélectionnent de manière impitoyable. A tel point qu’il y a des pans entiers de la création française complètement rejetés. Au bénéfice du funk, du punk, du raï, du rap, etc. Je ne mets pas en cause l’existence de ces formes musicales mais le reste existe aussi et semble condamné au silence. Beaucoup d’artistes n’ont jamais et n’auront jamais leur place sur les antennes.
« Avec la pression des grands groupes et des multinationales de la variété, c’est un rouleau compresseur qui se déverse sur toute la France. On arrive à un point extrêmement dangereux pour la création et la survie de la chanson française que j’appellerais artisanale. »

— Philippe DE NANS : Cela touche tous les nouveaux talents.

 J. F. : « Non, pas tout à fait. Ceux qui sont dans le moule dit des « musiques actuelles » ont des possibilités. Je ne mets pas en doute que ces formes d’expressions représentent une part non négligeable de la création française. A contrario, je n’accepte pas que soit étouffée l’autre part. »

— P. N. : Après la génération des Cabrel, Souchon, depuis les années 90, on a vraiment l’impression que plus aucun grand auteur n’a percé…

 J. F. : « Les chiffres rendus public par les organismes officiels parlent d’eux-mêmes. Depuis 95, la diversité de la programmation sur toutes les chaînes et ondes radio confondues a baissé de 60 %. Au bénéfice de quoi ? De la grosse cavalerie : des produits qui arrivent en force grâce à une multinationale et inondent les médias radio, télé et publicité, etc. je parlais de rouleau compresseur.
« Cette dérive produit également un effet : une sorte de concentration. On assiste à une course à l’audimat, une course au tube, une course au produit. Au produit imposé et vendu dans un minimum de temps.
« Ainsi, Francis Cabrel a bénéficié de 12.000 passages en une année, ce qui était vraiment incroyable. Il le reconnaissait lui-même. Depuis, on a fait mieux : De Palmade est passé 15.000 fois sur les antennes, sur une période de six mois ! »

— P. C : « L’industrie du disque » devient un secteur d’activité comme un autre pour de grands groupes qui cherchent un seul objectif : la rentabilité ?

 J. F. : « La concentration entre les mêmes mains de la production et de la distribution et de la diffusion devient un élément extrêmement dangereux pour la création, sa richesse.
« Contre ça, un petit interprète, un petit créateur qui n’a pas cette logistique derrière lui est forcément exclu du jeu. »

— P. N. : Il s’auto-produit le plus souvent ?
 
J. F. : « Oui, mais il s’auto-produit pour rien. Même les artistes produits et diffusés par certaines multinationales ne voient pas forcément leurs disques en vente chez les disquaires. Je cite toujours l’exemple du Sud-Est où il n’y a plus qu’un seul grossiste. Ce grossiste ravitaille en premier les grandes surfaces (elles représentent 60 à 80 % de la vente), le reste ne l’intéresse pas.
« Il ne va pas commander 100 ou 200 disques de Francesca Solleville. Les gens qui voudraient se procurer ce disque chez les grossistes qui existaient auparavant, ils ne peuvent plus aujourd’hui, ni même d’ailleurs le commander directement aux maisons de disques. En effet, le disquaire doit disposer d’un certain chiffre d’affaire pour s’adresser directement à la maison de disques.
« A tel point que le système bloque totalement la distribution des disques de certains artistes même s’ils sont connus et même s’ils possèdent un public… »

— P. C : A tel point que de l’aveu même du P.-D.G. de Vivendi Universal l’exception culturelle n’existerait même plus ?

 J. F. : « Oui, mais il est revenu sur ses positions. C’est ce qui avait provoqué un sursaut, surtout de la part des professionnels du cinéma.
« Dans ce contexte, il m’a semblé que je devais saisir l’occasion pour tout relier. A partir de la censure d’un côté, de la mainmise sur la diffusion d’une part, d’une certaine mode véhiculée et imposée par un petit groupe qui noyaute la programmation de l’audiovisuel ; et, d’autre part, la puissance incontrôlée — presque incontrôlable — de l’industrie culturelle, de l’industrie phonographique en particulier, en liaison avec les grands diffuseurs français, tout ce dispositif forme un tout. »

— P. N. : C’est effarant de voir comment on tue la créativité. Vous citez plusieurs auteurs totalement écartés de ce circuit : Allain Leprest, Michèle Bernard, etc. Il y en a des dizaines !!

 J. F. : « Il est honteux que les médias français, et en particulier le service public, n’aient jamais diffusé ces artistes.
« Attention, il ne faut pas confondre la diffusion occasionnelle d’un titre ou d’un artiste à l’occasion d’une émission ponctuelle, beaucoup y ont eu droit. Mais le public doit savoir que la diffusion générale est régie par ce que l’on appelle des play-listes. Ces fameuses listes en dehors desquelles, si l’artiste n’est pas choisi, il n’a aucune possibilité d’être diffusé.
« Et ce particulièrement dans le service public. Pourtant, il est au service de tous et doit donc être au service du public. Et, si j’attaque principalement les responsables du service public, c’est parce qu’ils ne répondent plus à leur mission.
« Prenons l’exemple des radios locales de « Radio France » : « Radio Bleu ». Auparavant, elles avaient une autonomie de programmation, aujourd’hui, c’est fini.
« Elles sont toutes soumises (il en existe plus de quarante sur tout le territoire) à une play-liste dictatoriale élaborée à Paris. La possibilité existe encore pour des émissions vraiment locales de diffuser un titre de temps en temps, mais tout l’ensemble de la programmation est prévu à Paris pour toute la France.
« C’est un appauvrissement terrible de la diversité culturelle. C’est insupportable de voir que cet appauvrissement est favorisé par le service public. »

— P.C : Votre appel semble avoir suscité de nombreuses réactions ?

 J. F. : « Bien sur, il y a eu des réactions de gens très divers, du public. Certains ont fait signer des pétitions pour envoyer dans les chaînes. Certains m’ont même envoyé les réponses qu’ils ont obtenues des responsables de ces chaînes ou de ces radios, celles du directeur de la programmation de « France-Inter ». L’une d’entre-elles est signée par Michelle Cotta, dans laquelle elle explique qu’elle avait tout fait pour me rencontrer. Des mensonges incroyables de la part d’une personnalité avec une responsabilité importante. On est vraiment dans une mauvaise pente ! »

— P. C : En même temps, le côté positif est son retentissement. Aujourd’hui qu’est ce que l’on peut faire ?

 J. F. : « Ce n’est pas à un individu de le faire. Il y a un ensemble d’associations professionnelles, de syndicats qui doivent agir. Bien sûr, c’est très difficile car les intérêts ne sont pas les mêmes. Les producteurs de disques indépendants ont publié un livre blanc très intéressant dans lequel ils avancent de nombreuses propositions.
« Au niveau du service public, cela devient une affaire d’Etat, les pouvoirs publics doivent intervenir afin de faire respecter des cahiers de charges établis et dont tout le monde se fout ! »

— P. N. : Que pensez-vous de l’idée d’alerter les abonnés de « Chorus », les vrais ardents défenseurs de la chanson française, afin de relayer votre appel, sous la forme d’une pétition par exemple ?

 J. F. : « Si cela se faisait, je trouverai que cela serait une bonne chose… D’ailleurs, dans son dernier numéro, « Chorus » sous la plume de son éditorialiste Hidalgo aborde cette question. »

— P. N. : A la télévision, certains programmes vont a contrario. Que pensez-vous, par exemple, de Pascal Sevran ?

 J. F. : « Il a effectivement eu le mérite de présenter des chanteurs qui sortaient du moule. Mais, c’est une goutte d’eau ! »

— P. N. : Vous avez également fait appel aux parlementaires ?

 J. F. : « Oui, j’ai même participé à une émission retransmise sur la chaîne parlementaire dirigée par Ivan Levaï pour directement les interpeller.
« Je n’ai obtenu aucun retour. Pour moi, c’est devenu une affaire d’Etat. Il n’y a pas d’autres mots. Les intérêts sont divers. Ceux des producteurs ne recouvrent pas forcément les intérêts des auteurs, compositeurs ou des interprètes mais ce qu’il faudrait essayer c’est de conjuguer les possibles de chaque catégorie pour avancer des propositions. Elles existent. »

— P.C : Par exemple ?

J. F. : « Pour la diffusion dans le service public : arrêter les systèmes des play-listes et laisser aux programmateurs aux responsables d’émissions, etc., une certaine liberté pour programmer les choses qui leur plaisent. Seule la diversité des goûts et des idées garantit une véritable diversité culturelle.
« Pour la production de disques : subventionner — comme cela se fait au Québec — les petits producteurs qui enregistrent des gens nouveaux. Il pourrait y avoir comme pour le cinéma un système d’avances sur recette.
« Plus précisément, au niveau de l’aide de l’Etat à la création vivante qui existe déjà grâce au fonds de solidarité au jazz et aux musiques nouvelles et à la chanson, le saupoudrage effectué n’est pas à la hauteur de l’enjeu.
« Il faudrait essayer de trouver des mesures pour favoriser le maintien ou la création de petits lieux pour permettre aux jeunes de s’exprimer. C’est au contact du public que l’on s’enrichit, progresse et que l’on apprend son métier. »

— P. C. : Vous preniez l’exemple du cinéma. Visiblement, là, la création a marqué des points.
 
J. F. : « Effectivement, le cinéma s’est particulièrement bien défendu dans ce domaine. On en voit les résultats. »

— P. N. : Vous ne pensez pas que c’est parce que, de manière inattendue, quelques films intimistes d’auteurs ont marché, les producteurs ont saisi l’occasion.

 J. F. : « Oui, mais à partir du moment où il y a ce système d’avances sur recette et d’aide à la production, il est évident que cela facilite l’éclosion de talents. »

— P.N. : Pensez-vous encore possible l’émergence d’un « vrai » auteur dans le paysage de la chanson française ?

 J. F. : « Malgré tout, cela peut toujours arriver. Mais étant donné le marché tel qu’il est, le blocage de la diffusion, c’est extrêmement difficile.
« La preuve, depuis des années, dans chaque émission, je parle de Michèle Bernard et tant d’autres, ils ne sont pas diffusés pour autant.
« Juliette, par exemple, qui a un talent magnifique, c’est une grande interprète. Jusqu’à présent, elle n’a jamais bénéficié de passage sur les antennes. Cela fait 20 ans qu’elle chante, ce n’est pas une petite gamine qui a commencé il y a deux ans comme Star Académie. Ce qui est caractéristique c’est que Juliette commence à être programmée. Pourquoi ? Parce qu’elle a signé son dernier disque chez Universal qui fait de la publicité à la télé. Une « pub » qui doit représenter au moins plusieurs millions de francs. »

— P.C : Faut-il en conclure que les grands groupes peuvent également défendre la diversité ?

 J. F. : « C’est surtout limité à un choix très restreint et au bout de combien de temps ? Ils préfèrent mettre sur pied des émissions genre Star Académie, créer des vedettes en un mois et demi qui rentabilisent leur investissement d’une manière extraordinaire. Les millions mis dans les campagnes publicitaires engendrent un phénomène de mode repris par les radios, les journaux, etc. C’est pourquoi j’ai parlé de « rouleau compresseur ».

— P. C : Vous avez également évoqué le « monopole imposé du métissage ». A quoi faisiez-vous allusion ?

 J. F. : « Tout ce qui est en dehors de ce phénomène de mode, notamment autour de ce métissage anglo-saxon et la world-music, passe sous le boisseau. »

— P. N. : Pourtant, en écoutant ou en réécoutant vos disques, vous apparaissez comme un précurseur de la world-music.

 J. F. : « Autant il est sain et formidablement enrichissant d’être au contact des autres cultures, autant il faut qu’il y ait une transposition, et que ce ne soit pas une copie conforme.
« Je me moque et je trouve ça dérisoire qu’on singe les « trucs » anglo-saxons. On peut s’inspirer des musiques d’ailleurs, comme l’ont fait Gainsbourg et Nougaro, mais ils gardaient leur part créatrice. »

— P. N. : Vous avez toujours cet intérêt pour les musiques. Dans tous vos albums, il y a au moins une ou deux chansons hors des bases strictement françaises : folklore cubain, beaucoup de jazz. Je parle notamment de la période Barclays.

 J. F. : « C’était ma jeunesse. Il n’y avait pas d’exclusive pour moi. Le sujet déterminait tout. C’est le texte qui fixe l’ambiance. Et l’ambiance, c’est la musique.
« Lorsque je chante « indien » qui part de l’observation lors d’un voyage au Mexique, d’Indiens qui vivent dans certaines conditions. Défrichant un coin de forêt en plantant du maïs, ils attendent la récolte pour repartir dans leurs familles six mois après. Je ne vais pas mettre une java, une valse-musette pour décrire cette situation.
« Et puis, j’étais beaucoup influencé par le jazz. Django Reinhart. Un des artistes qui me plaisaient le plus à l’époque de mon adolescence » ainsi qu’Altahualpa Yupanki, ce magnifique chanteur guitariste argentin. »

— P. N. : Dans votre dernier album, vous reprenez des textes d’Aragon. Il contient « Epilogue », un texte dont on ne se lasse pas…

 J. F. : « Ce n’est pas un disque de circonstance. J’ai écris les chansons sur une période de douze ans.
« Epilogue » est le texte qui m’a donné le plus de mal à mettre en musique. Ça a été très difficile du fait qu’il comprend des vers de vingt pieds. J’aurai pu en faire un rap mais ça faisait un peu « démago »… J’ai mis plusieurs années avant de trouver la bonne composition. »

— P. N. : Et le prochain, il est en route ?

 J. F. : « Il est à l’état crépusculaire (rires). »

— P. N. : En dehors d’Aragon, quels sont vos auteurs préférés ?

 J. F. : « En poésie, c’est sans aucun doute Fédérico Garcia Lorca. En littérature, Stendhal, Balzac… En ce moment, j’aime beaucoup Combesco : un auteur qui a publié divers ouvrages très prenants. Il signe également la critique opéra du « Canard Enchaîné » sous le pseudonyme de Luc Designe. Sans oublier Michel Del Castillo…
« Ma jeunesse a été fortement marquée par Alexandre Dumas. C’était mon idole. »

— P. C. : Depuis la sortie de votre dernier album, de nombreux événements ont secoué l’actualité. L’un des derniers, le 11 septembre 2001, n’est pas le moindre.

 J. F. : « Dans les interviews que j’accordais lors de la sortie de mes disques précédents, on m’interrogeait sur le XXIe siècle. A ce moment-là, je me disais très inquiet. Je voyais l’accroissement des inégalités dans le monde comme porteur d’éléments tragiques. On peut s’attendre à des explosions : je ne suis pas optimiste. Je ne sais pas si c’est l’âge, mais je ne vois pas le siècle qui s’avance comme un havre de paix.
« Je ne pensais pas que ce que je ressentais alors pourrait s’illustrer de manière aussi franche et immédiate. Nous entrons dans cette première année du siècle de la plus mauvaise des façons (1). Ce qui s’est passé caractérise l’état de la planète, des rapports humains… »

— P. C. : N’y a-t-il pas un peu de fatalité dans ce regard ?

J. F. : « Non pas du tout. C’est malheureusement une forme de constat. »

— P. C. : Vous pensez que l’on est en train de vivre un recul ?

 J. F. : « Bien sûr. On le voit non seulement dans les sociétés africaines mais également en Europe. D’un côté, on retourne au clan, à la tribu, à la situation terrible que vivait l’homme sous l’ère préhistorique. »

— P. C. : Et d’un autre côté…

 J. F. : « …Evidemment. Il y a toujours une lueur d’espoir ! »

— P. C. : Il y a eu d’énormes progrès réalisés ?

 J. F. : « On se gargarise avec ça, particulièrement dans notre pays. On peut être fier de notre démocratie. Pourtant elle est constamment remise en cause… Je n’ai pas envie de dire tout va bien. De plus, je ne vois pas à ce jour une porte de sortie favorable. »

— P.C. : On est loin évidemment de la situation du XXe siècle où l’espoir d’un changement assez rapide était fort, presque quelque chose de palpable ?

 J. F. : « Ah oui ! Il y avait le modèle. Avec le marxisme, le communisme, les peuples disposaient d’une direction clairement indiquée. »

— P. C. : Le communisme, c’est fini ?

 J. F. : (Hésitation) « C’est fini à 95 % dans l’esprit des gens… (Répétition) Dans l’esprit des gens… »

— P. C. : …Et dans le vôtre ?

 J. F. : « On dit que la mise en œuvre qui a été faite du marxisme l’a totalement dévoyé. Je veux bien le croire. Et c’est vrai que l’application a été catastrophique. On ne peut pas se remettre d’un coup pareil en quelques années. D’où les difficultés du Parti communiste en France. »

— P. C. : Il s’est pourtant nettement dégagé de ce modèle.

 J. F. : « Il condamne tout ce qui a été fait en son nom. C’est bien. Oui, mais ça a été fait quand même. Et aujourd’hui, les gens se demandent : « Mais qu’est-ce qu’il propose d’autre ? » Il ne parle plus d’édifier le communisme, il se tourne vers les gens et leur dit : « C’est à vous de jouer. Il n’y a que vous qui pouvez prendre les problèmes en main et décidez au fur et à mesure de l’évolution du futur ». C’est une démarche méritoire ; mais les gens, ils ont peur, deviennent de vrais enfants perdus livrés à eux-mêmes… »

— P. C. : Il se développe également des mouvements témoignant d’une prise de conscience ?

 J. F. : « Il y a bien sûr les mouvements anti-mondialisation. Je partage totalement le combat mené par José Bové. Dans sa dénonciation au niveau de l’agriculture, il rejoint d’ailleurs dans un autre domaine la bataille pour la diversité culturelle.
« Bien sûr, une petite minorité prend les choses à bras-le-corps, se rassemble et agit. Mais la majorité est apeurée, l’objectif n’étant pas définit, la ligne non tracée.
« Tout ce qui va dans le sens de la résistance à la mondialisation ultra-libérale, à cette loi du marché soit-disant inévitable, inéluctable et impérissable, va dans le bon sens.
« Ils souhaitent abattre ce système mais ne savent pas par quoi le remplacer. Il subsiste un grand fossé entre ce que les gens subissent et la mise en question de ce que l’on n’ose plus appeler le capitalisme. A l’instar de celui qui s’investit dans la vie sociale sans prolongement politique. »

— P. C. : Depuis l’origine de l’humanité, le sens est plutôt celui du progrès, l’avancée me semble réelle.

 J. F. : « Vous êtes un optimiste, vous alors ! (Rires) Je suis d’accord sur un point : des progrès considérables ont été enregistrés sur le plan technique et scientifique. Notamment au niveau de la santé et je serai bien ingrat de ne pas le reconnaître puisque ces avancées me permettent d’être encore là pour en deviser avec vous (rires).
« Considérer maintenant que le progrès dans la conscience des hommes a fait son chemin ? Il faut être optimiste pour le croire ! »

— P. C. : La conscience vous paraît toujours aussi peu élevée ?

 J. F. : « Oui. Vous savez ce que l’on appelle la civilisation, ce sont les pavés dans les rues des villes. Qu’on enlève ces pavés et on se retrouve immédiatement dans un no man’s land, dans un terrain vague.
« Dans la conscience des hommes, c’est pareil ; la mince couche disparaît à une vitesse extraordinaire selon les conditions de vie qu’ils subissent. La civilisation, ce n’est rien de plus qu’un vernis. Regardez ce qui s’est passé, tout récemment encore, en cette fin du XXe siècle en Afrique, au cœur même de l’Europe : la barbarie, les massacres, etc. »

— P. C. : Ce combat pour la civilisation vaut tout de même le coup d’être mené ?

 J. F. : « Bien entendu. »

Propos recueillis par Philippe DE NANS et Pierre CHAILLAN. Entretien publié dans le Patriote Côte d’Azur.

A lire également, à propos de Jean Ferrat : les textes de Roland Leroy, de Valère Staraselski et de Pedro Da Nodrega


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