Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Idées » Philosophie, anthropologie... » "Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme" de Moses (...)
Version imprimable de cet article Version imprimable
"Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme" de Moses Mendelssohn (1762-1786)
Par Valère Staraselski

En conclusion de sa contribution, La philosophie juive médiévale, à l’Histoire de la philosophie [1], le rabbin honorifique, écrivain et philosophe, André Neher (1914-1988) écrit : « Ni Descartes, ni Spinoza, ni Leibniz ne modifieront en quoi que ce soit les certitudes mystiques des penseurs juifs du XVIIe siècle et de la première moitié du XVIIIe siècle. Il faudra les bouleversements sociologiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’ouverture du ghetto en Allemagne sous la monarchie éclairée, pour que surgisse avec Moïse Mendelssohn, annonçant et préparant Kant, renouant avec les principes spirituels de Philon, de Saadia et de Maïmonide [2], une philosophie juive à la fois traditionnelle et novatrice, authentique et moderne. »

Première question : quel rapport entre la Bible, texte religieux et la philosophie ? En d’autres termes, n’est-on pas en droit de se demander, toujours avec André Neher : « La bible hébraïque n’est-elle pas, en vertu de ses dates et de sa langue de composition, exclue par avance du domaine de la philosophie ? » [3]. La réponse donnée par le même Neher nous paraît on ne peut plus claire. Pour lui, une filiation historique entre pensée hébraïque et pensée grecque s’est bel et bien établie, « celle-ci réalisant à ciel ouvert ce que celle-là cachait souterrainement depuis toujours. » Et d’argumenter en ces termes : en « Grèce la philosophie n’est pas tombée du ciel. Elle a été préparée par d’autres courants de pensée, parmi lesquels les courants orientaux ont joué un rôle. Or, parmi toutes les pensées orientales, l’hébraïque est la seule que sa structure interne ait orientée vers une approche philosophique des choses. » Pourquoi ? En raison du caractère monothéiste du judaïsme assure-t-il. C’est-à-dire que « la pensée hébraïque a fait naître une conception logique à partir de son contenu religieux » parce que contrairement au polythéisme, le monothéisme hébraïque, constate-t-il, « unique dans l’Antiquité par la radicalité absolue de sa définition et de sa portée, organise les choses et leur donne un sens intégralement logique. » Et de livrer cet argument central, de nos jours beaucoup trop méconnu ou plutôt ignoré : « A partir du Dieu unique, tout peut être déduit : une seule et même loi exprime sa volonté aux différents niveaux de la connaissance. » La traduction de la Bible d’hébreu en grec au 3e siècle avant Jésus-Christ, à Alexandrie, « dont la plus remarquable est la Septante » (version essentielle, semble-t-il, pour le christianisme) permettra à la Bible, toujours selon Neher, « de prendre rang parmi les œuvres maîtresses de la philosophie. » Car, continue-t-il, « la Septante est consciemment interprétative, et certaines tendances de cette exégèse, parmi les plus fondamentales, sont nettement philosophiques. »
Seconde question : qu’est-ce donc que cette philosophie, qui déborde largement sur le politique, apportée et portée par Moses Mendelssohn ?
Attachons-nous, en premier lieu, au contexte historique auquel eut à faire l’auteur de Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme. C’est encore André Neher qui, après avoir affirmé « avec Mendelssohn, la philosophie pure réintègre la communauté juive après deux siècles au profit de la mystique », mentionne que « Saadia était juif et babylonien, comme Philon était juif et alexandrin, comme Mendelssohn sera juif et allemand. » Ce dernier nait en 1729 à Dessau dans le duché d’Anhalt-Dessau, l’actuel land du Wittenberg, alors Etat du Saint Empire germanique et meurt en 1786 à Berlin. Sa vie se déroule donc, comme l’indique son biographe, Dominique Bourel, « dans une période de l’histoire occidentale qui vit les juifs sortir du ghetto » [4] et il apparaît qu’en retour des décisions politiques relativement libérales dans le contexte historique « quant à la condition légale des Juifs tout en n’éliminant pas les préjugés du passé », [5] prises par l’empereur Frédéric II dit le Grand, pourtant très méfiant à l’endroit des Juifs, l’œuvre de Mendelssohn contribua sans conteste à cette sortie de l’isolement pourtant subi voire intégré par nombre de ses coreligionnaires de stricte observance. « Il suffira - indique encore Dominique Bourel - que le ghetto relâche son étreinte pour qu’avec Mendelssohn, le judaïsme ashkenazite se mette à philosopher lui aussi, comme le judaïsme sephardite avait pu le faire au moyen-âge, dans l’ambiance tolérante de l’Islam. » Il convient de signaler que Mendelssohn verra en effet son statut évoluer grâce à l’intervention du philosophe français Jean Baptiste d’Argens, auprès de son ami l’empereur Frédéric : en 1763, il recevra le statut de Juif protégé extraordinaire, la troisième classe d’existence pour un Juif à Berlin ; il appartenait auparavant à la sixième. « Un privilège - nous apprend Michel Abitbol - que Frédéric refuse toutefois d’étendre à son épouse et à ses six enfants. » De la sorte, il fut autorisé à exercer sans être menacé du fait de ses origines juives. Cependant, ainsi que le constate André Neher dans La philosophie juive moderne (La Pléiade) : « Son « protecteur » Frédéric II le traite en Juif médiéval et interdit son élection à l’Académie, proposée pourtant par les voix les plus autorisées de ce que la Prusse comptait alors d’intellectuels. »
Notons ensuite que la situation sociale de Mendelssohn n’est pas, loin s’en faut, celle d’un héritier. Contrairement à ses confrères écrivains ou philosophes, il devra gagner sa vie. Quand il s’agit de la production d’idées et surtout de sens, cela n’est pas, à nos yeux, anodin. Fils d’un copiste de livres, mal nourri, rachitique, Moses devint bossu. Eduqué par le rabbin local, David Fränkel, il étudia la Bible, le Talmud et la philosophie de Moïse Maïmonide, philosophe juif du 12è siècle. Rappelé à Berlin, en 1743, David Fränkel y emmènera Moses. « Lorsqu’il entre à Berlin à l’âge de quatorze ans – note Neher – pour y mener une vie pénible de comptable et de précepteur, il doit payer, comme tous les Juifs, le péage infamant. » Bien que luttant en permanence contre la précarité, le jeune Moses trouvera parallèlement le temps et l’énergie d’apprendre les mathématiques et le latin. Fait remarquable, son apprentissage sera essentiellement autodidacte. À titre d’exemple, il se procure un exemplaire d’un Essai sur l’entendement humain de John Locke et le maîtrise à l’aide d’un dictionnaire latin. Il apprendra par la suite des rudiments de français et d’anglais.
A 21 ans, cet autodidacte est engagé comme précepteur par un riche négociant de soie, Isaac Bernhard. Celui-ci, impressionné par la force de travail et l’intelligence de Mendelssohn en fait rapidement son comptable, puis son associé. Après la mort de Bernhard, Moses reprendra son affaire et dirigera activement la fabrique jusqu’à sa propre mort à l’âge de 56 ans. Ni socialement ni sociologiquement, il fut un professionnel de la pensée. A ce sujet, le théologien suisse Johann Kaspar Lavater témoigne :« Nous avons trouvé le juif Moses, l’auteur des Dialogues et des lettres philosophiques sur les sentiments, en train de s’occuper de soie à son comptoir. »
Sa rencontre avec l’écrivain, critique et dramaturge Gotthold Ephraïm Lessing en 1754 marquera pour lui un tournant car ce dernier est alors le porte-drapeau de l’ébullition intellectuelle et morale dans le Berlin de l’époque. Celui-ci aidera celui-là. Il ira même jusqu’à en faire le pilotis d’un personnage de sa pièce Nathan le Sage (1779) qui illustre l’étroite parenté des trois religions du Livre. La puissance intellectuelle de Mendelssohn, qui peut alors se donner libre cours, se verra récompensée par le prix de la classe de philosophie spéculative de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Berlin obtenu devant Emmanuel Kant.
Au moment où il publie Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, en 1783, il est déjà l’auteur de Phédon ou l’immortalité de l’âme en trois entretiens (1767) et fera paraître l’année suivante Que signifie : éclairer ? qui le placera définitivement au sein du mouvement des Lumières. Cette même année1783, il achève également la traduction en lague allemande de la Bible. Il aura auparavant inspiré et participé en duo avec un haut fonctionnaire prussien, Christian Wilhem Dohm, à la rédaction d’un petit ouvrage : De l’amélioration de la condition civique des Juifs, publié en 1781 en Prusse dont l’influence politique en Europe et particulièrement en France sera capitale pour l’émancipation des Juifs. Toujours est-il, Michel Abitbol le rappelle, que « lu avec enthousiasme par Mirabeau [6], son contenu a de toute évidence suffisamment marqué les esprits en France pour que la Société royale des sciences et arts de Metz s’en inspire lorsqu’elle décide le 25 août 1785, de mettre au concours de 1787 le sujet : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? » Trois mémoires furent primés (…) Les trois lauréats sont familiers des idées de Dohm et de Mendelssohn. Chacun dans son style, ils soulignent que les « vices » des Juifs proviennent des vexations dont ils sont victimes de la part des non-Juifs, et tous préconisent l’amélioration de leur condition légale et la fin de leur oppression. »
De la sorte, Mendelssohn participe donc bien de son temps marqué par le mouvement des Lumières et est intégré comme tel par les philosophes progressistes de langue allemande, nous l’avons vu, notamment par Lessing. Notons que ce dernier qui est, par ailleurs, auteur à 20 ans de Les Juifs (1749), pièce en un acte où sont combattus les préjugés en montrant qu’un juif est doté des mêmes qualités de noblesse qu’un chrétien, fera publier Conversations philosophiques, pamphlet de Mendelssohn contre le rejet des juifs par les philosophes, tel Leibniz. [7]
S’agissant de la situation inédite créée par les Lumières, ainsi que le résume Gérard Bensussan, Mendelssohn « n’en est pas seulement l’ingénieux bénéficiaire, il en est avec d’autres, le promoteur. »
Ainsi, un véritable faisceau intellectuel, inter-religieux et interculturel tendant vers l’ouverture et l’émancipation se crée. On le voit, le contexte historique prime. En effet, « Le dehors de la philosophie juive n’est plus le paganisme ou l’islam ou le christianisme envisagés comme les heureux rivaux du judaïsme », ainsi que l’assure Bensussan. « Le dehors, c’est à présent la dissolution, la rupture avec la centralité du religieux. » Et de préciser : « Mendelssohn incarne ces passages, ce basculement du Moyen Âge dans la modernité. » Et notons que ce « dehors » ne peut, par la seule philosophie être éclairé. Dans une correspondance datée du 1er septembre 1784, il écrit : « Nous n’avions rêvé à rien d’autre qu’à l’Aufklärung (Lumières allemandes) et avons cru avoir, par la lumière de la raison, éclairé la région de telle manière que le fanatisme ne s’y montre plus. Mais, comme nous le voyons, monte déjà, de l’autre côté de l’horizon, la nuit avec tous ses fantômes. Le plus terrible et cet endroit est que le mal soit si actif, si efficace. Le fanatisme agit et la raison se borne à parler. »
Si, comme l’avance Bourel, « Jérusalem vise à la séparation complète de la religion et de la philosophie », c’est bien, nous semble-t-il, pour faire valoir l’essentialité de la religion avec comme conséquences induites, notamment la lutte pour l’émancipation et contre le mal décrit plus haut. « Le but de la nature n’est pas la perfection du genre humain. Non, c’est la perfection de l’homme, de l’individu. Chaque homme particulier doit développer ses possibilités et ses capacités et devenir par-là plus parfait. » argue Mendelssohn dans un courrier du 25 juin 1782. Dans son texte Qu’est-ce qu’éclairer ? (Septembre 1784), concomitant de Qu’est-ce que Les Lumières ? de Kant (décembre 1784), Mendelssohn prévient, en quelque sorte, des possibles dérives dues à un universalisme par trop théorique, non incarné. Ainsi, écrit-il : « L’abus des Lumières affaiblit le sens moral, conduit à la dureté, l’égoïsme, l’irréligion et l’anarchie. L’abus de la culture engendre l’abondance, l’hypocrisie, l’amollissement, la superstition et l’esclavage. » Que l’accessoire côtoie le fondamental, la perversion la correction empêchent toute vision ou conception téléologique. La tension entre la philosophie et la Torah productrice d’un sens émancipateur indique clairement, pour Mendelssohn, le besoin des deux entités.
Il s’agit bien là, nous semble-t-il d’une philosophie mue par l’agir visant à une élévation, une émancipation les plus larges possible. Mendelssohn reconnaît que les concepts forgés par la philosophie des Lumières participent du dépassement des préjugés où qu’ils se trouvent. « Que l’on cherche alors à remettre la philosophie allemande dans ses anciens avantages et droits de profondeur ; que l’on corrige les concepts chancelants, que l’on s’oppose aux causes du fanatisme (…) alors on pourra atteindre le but final lentement mais d’autant plus sûrement. La destination de l’homme en général est : ne pas opprimer les préjugés mais les éclairer. »
Le grand œuvre de Mendelssohn sera, sans conteste, la traduction de la Bible et son commentaire, « volonté de présenter sa propre tradition vers l’extérieur » analyse Bourel et surtout dans le but de parer aux traductions chrétiennes « dont il sort un grand mal », de les dépasser, d’opérer une véritable réappropriation, car elles « font de la Torah un mur troué » (préface 1782) mais aussi pour sa propre communauté, explique -t-il après la mort d’un de ses fils, dans une lettre de 1779, pour son autre fils, « afin qu’il puisse, par elle, comprendre le sens simple de l’écriture. » Notons que la parution de cette traduction intervient dix ans après celle du dernier tome de L’Encyclopédie dirigée par Denis Diderot et partiellement d’Alembert.
Pour revenir à notre sujet, avançons que l’originalité de la position et de l’influence théologique et politique de ce philosophe juif des Lumières - de l’Aufklärung en Allemagne – parmi, répétons-le, les initiateurs de la Haskalah, (de l’hébreu Sekhel, rationalité, intelligence) largement perçue comme la variante juive du mouvement des Lumières – tient tout entière , nous semble-t-il, dans l’ouvrage paru en 1783 : Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme.
Cet ouvrage comporte deux parties.
D’emblée, dès les premières lignes de la première partie, l’auteur place son objet dans la poursuite d’un but qui relève du politique : « Voilà, en politique, l’une des tâches les plus difficiles, - tâche que l’on s’efforce de résoudre depuis des siècles, et que l’on a peut-être accomplie çà et là avec plus de bonheur sur le plan pratique que théorique. » L’objet traité par cette première partie de Jérusalem n’est autre que la teneur des rapports entre l’Etat et la religion, « piliers de la vie sociale » rapports sur lesquels il s’agit d’agir « afin qu’ils s’équilibrent ». Car, si chacune de ces instances a son domaine propre « l’étendue de ces différents domaines et les frontières qui les séparent ne sont pas encore aujourd’hui bien déterminées. » En effet, continue Mendelssohn « on voit tantôt l’Eglise empiéter sur le domaine de l’Etat, tantôt l’Etat se permettre des interventions ». Et l’enjeu, selon lui, réside en la préservation de « la liberté de conscience. »
Cette question, qui est loin d’être réglée nous montre le philosophe, nous y reviendrons, peut se résumer dans le fait que ces deux instances « s’accordent sur le bien général ». Et l’auteur de définir les deux instances en question comme suit : « J’appelle Eglise les institutions publiques servant à la formation de l’homme en traitant des rapports de l’homme à Dieu ; celles traitant des rapports de l’homme avec l’homme, l’Etat. » Et de spécifier ce qui lui paraît être la visée ou la base même du judaïsme, parfaitement énoncées dans la seconde partie et annoncées dès la première en ces termes : « Par formation de l’homme je comprends l’effort d’organiser les deux, convictions et actions, de telle manière qu’elles s’accordent pour la félicité, pour éduquer et gouverner les hommes. »
En fait, Mendelssohn propose ni plus ni moins qu’un partage des tâches, une séparation de fait, en assignant un rôle singulier à chaque instance et ce, en désignant « une différence essentielle entre l’Etat et la religion : l’Etat ordonne et contraint, la religion enseigne et persuade. L’Etat a une puissance physique et l’utilise si nécessaire ; le pouvoir de la religion est l’amour et la bienveillance. » Cependant, si Moses Mendelssohn insiste à plusieurs reprises sur la visée commune de ces autorités qui « ont pour but de promouvoir le bonheur de l’homme dans cette vie et dans l’autre », il reconnaît qu’elles ont partie liée bien qu’au service de missions distinctes : « le spirituel comme le temporel. L’un est inséparable de l’autre. » Raison de plus pour ne pas confondre leur raison d’être, leur mission.
Ajoutons ceci, qui semble être alors adressé aux religieux de stricte observance, la fonction centrale assignée à l’Eglise, « Eglise visible, Synagogue ou mosquée », est rappelée comme étant celle « d’aider l’Etat » en devenant « un pilier du bonheur civil. » Car, selon Mendelssohn, « C’est à elle (l’Eglise) qu’il revient de convaincre le peuple, de la manière la plus énergique, de la vérité des principes et des convictions nobles, de lui montrer que les devoirs à l’égard des hommes sont aussi des devoirs à l’égard de Dieu… »
Cependant, et là réside, semble-t-il, l’autre message essentiel de cette première partie : « L’Eglise n’a aucun droit de récompenser ou de punir des actions. Les actions civiles appartiennent à l’Etat et les véritables actions religieuses, par nature, ne supportent ni contrainte ni corruption. » En revanche, « les seuls droits de l’Eglise sont : avertir, enseigner, renforcer et consoler. » Et si « l’intention première des sociétés religieuses est l’édification en commun », l’Eglise se situe résolument du côté de l’intime, de la conviction, de la bienveillance et pour cette raison même, n’a pas à mettre au ban ses fidèles. C’est pourquoi, Mendelssohn condamne ici le bannissement religieux, l’excommunication ou l’anathème des chrétiens ou le Hérem des Juifs : « Le droit de mettre au ban et d’expulser que l’Etat peut parfois se permettre, est complètement opposé à l’esprit de la religion… Voyez tous les malheureux qui depuis longtemps auraient dû être améliorés par l’excommunication et la damnation. »
Quant à la seconde partie, Johann Georg Hamann (1730-1798), la désigne selon Neher, comme ayant été rédigée par « le croyant », le « Juif impénitent » lorsque la première l’aurait été par « le philosophe, l’homme du XVIIIe siècle. »
Pour notre part, commençons par la fin avec cette note de bas de la dernière page : « Déjà, nous entendons malheureusement le congrès d’Amérique entonner la vieille mélodie et parler de religion dominante. » L’objet essentiel de cette seconde partie, sa visée, ce qui n’empêche nullement bien d’autres considérations plutôt plus que moins liées au propos central, consiste en la défense de la pluralité confessionnelle. En une réponse donc au prosélytisme chrétien, à sa position, à son mandat et à sa structuration de religion d’Etat. Cette adresse aux adeptes d’autres religions, en l’occurrence chrétiennes, ne dit pas, semble-t-il, autre chose : « Frères, la vraie piété est-elle votre souci ? Alors ne créons pas d’harmonie là où la diversité est manifestement le plan et le but ultime de la providence. » Non, « La réunion des confessions n’est pas la tolérance. » C’est que notre auteur se voit contraint d’argumenter en convoquant et en exposant les fondements du judaïsme à l’endroit de ceux qui, comme le théologien Johann Caspar Lavater, le pressent à la conversion. La ligne de crête sur laquelle Mendelssohn évolue le mène à affirmer en grand qu’émancipation n’est pas assimilation. Ce faisant et en dépit d’une réelle opposition, il fait évoluer sa propre famille cultuelle et culturelle. [8]
« Au fond, insiste notre auteur, une réunion des confessions… pourrait ne rien produire d’autre que des suites les plus malheureuses pour la raison et la liberté de conscience. » Ou encore, ce qui résonne singulièrement à nos oreilles de début de XXIe siècle, ceci : « Partout où cette illusion générale devrait atteindre son but, je crains que l’on veuille avant tout enfermer de nouveau l’esprit affranchi de l’homme. »
Dans la suite, Mendelssohn affirme, semble-t-il, deux choses essentielles : un, l’égalité des religions diverses devant l’Etat, deux, la religion relève de la liberté de conscience. Ainsi, à ceux qui le confondent, lui, avec les « gardiens du Temple juif », l’auteur de Jérusalem réplique, faisant d’une pierre deux coups, qu’il s’agit de sortir « d’une mauvaise conception du judaïsme ». Autrement dit, une conception trompeuse et dit voir, pour revenir à l’essence du judaïsme, « une différence caractéristique » entre les religions juives et chrétiennes. Il énonce : « Pour le dire en un mot : je crois que le judaïsme ne connaît pas de religion révélée au sens où les chrétiens l’entendent. Les Israélites ont une législation divine : lois, injonctions, commandements, règles de vie, enseignement de la volonté de Dieu concernant la manière dont ils doivent se comporter pour obtenir la félicité temporelle et éternelle. » [9] Et loin de s’écarter du judaïsme, il affirme au contraire que « l’expérience séculaire enseigne que ce code divin est devenu pour une grande partie du genre humain source de connaissance, dans laquelle les hommes puisent de nouveaux concepts ou corrigent les anciens. »

A cet égard, Gérard Bensussan estime : « Au fond, Mendelssohn semble souvent considérer que le judaïsme dispose de ressources plus substantielles que le christianisme pour résister à l’assaut antireligieux dans la mesure où il serait le plus pur des monothéismes et le moins investi dans des dogmes. » (Qu’est-ce que la philosophie juive ?) Cette révélation, continue Moses Mendelssohn, s’est opérée non par « la parole et les signes écrits », venus après-coups et pouvant pour la chose religieuse parfois déboucher sur l’idolâtrie ou la fermeture, mais « en tout temps, par la nature et les choses ». [10] Ce qui inscrit, pour le moins, des limites à la méthode théorique, à la philosophie même. L’écrit, le symbolique, feraient, en quelque sorte, écran au religieux, à la vérité qu’il révèle et qui est contenue, inscrite, dans la nature et effective dans l’action.
Ce qui situe résolument le religieux du côté de l’agir et définit l’être humain en tant qu’être en acte voire en tant qu’être pour l’action. Voyons plutôt : « Parmi toutes les prescriptions et ordonnances de la loi mosaïque aucune ne dit : « tu dois croire ! ou ne pas croire ! ; elles disent toutes : tu dois faire ou ne pas faire ! » Le sens s’origine et se réalise dans l’agir : « Les connaissances religieuses et morales devaient être liées avec l’agir quotidien. La loi (mosaïque) ne les incitait pas à réfléchir, elle ne leur prescrivait que des actions, que des façons d’agir. La grande maxime de cette constitution semble avoir été : les hommes doivent être entraînés aux actions et seulement incités à la pensée. »
Aussi, en la circonstance, nous rangerons-nous derrière la lecture de Levinas lorsqu’il considère que « la loi religieuse révélée au peuple juif aura été, dans l’antique Israël, érigée en loi politique » (Préface à Jérusalem). De la sorte, « la répression n’aura donc jamais visé des péchés d’opinion, mais des fautes purement politiques. » Le haut niveau spirituel incarné alors dans l’organisation humaine appartient, selon Mendelssohn, au passé et ce, depuis la destruction de l’ancien Etat hébreux et « la distinction serait (devenue) désormais radicale dans le judaïsme entre loi religieuse et loi politique. » [11] En effet, dans la constitution originaire du judaïsme, « l’Etat et la religion n’étaient pas réunis mais étaient un ; ils n’étaient pas liés mais une seule et même chose. » C’en est fini, ce qui signifie donc, d’une part « que toute contrainte de l’Eglise est illégale, et tout pouvoir extérieur en matières religieuses est une usurpation violente ».
Et que, d’autre part, cela implique que l’Etat lui-même n’a aucune compétence pour légiférer dans le domaine religieux qui fonctionne, en quelque sorte, à la conviction : « On ne commande pas à la foi, car elle n’accepte aucun autre ordre que ceux qui lui viennent par la persuasion. »
C’est pourquoi, pour la liberté de conscience « ni l’Eglise ni l’Etat n’ont donc un droit de soumettre à aucune contrainte les principes et les opinions des hommes. » Bensussan le dit autrement : « La religion ne peut donc commencer qu’avec cette liberté de conscience, elle s’enracine en elle… » (idem). C’est pourquoi, le rabbin philosophe se prononce contre toute religion d’Etat d’une part et pour la séparation de fait de l’Eglise et de l’Etat d’autre part : « Ni l’Eglise ni l’Etat ne sont autorisés à lier des avantages avec des principes et des opinions, des droits et des exigences avec des personnes et des choses, et à amoindrir, par une intrusion étrangère, l’influence et la force de la vérité sur la faculté de connaître. »
Eu égard à l’ensemble du propos tenu par Moses Mendelssohn - qui est amené à développer d’autres vues - dans son Jérusalem, et en conclusion ouverte, nous reconnaissons que notre lecture est, sans doute aucun, très partielle. Idéalement, il aurait fallu effectuer une lecture comparée, tenant compte de l’Histoire donc, avec les textes de Maïmonide et ceux de Spinoza, par exemple…
Cependant, nous retiendrons, ainsi que le signale Michel Abitbol que l’auteur de Jérusalem « a obligé nombre d’érudits à sortir de leur coquille communautaire pour répondre au défi hébréo-chrétien. » A commencer par la communauté juive mais pas seulement. A ce propos, à l’aune de son influence et si l’on appréhende dans toutes ses conséquences, non seulement politiques mais également philosophiques, l’œuvre de Moses Mendelssohn et singulièrement son Jérusalem, il convient de citer deux philosophes allemands.
Le premier, Emmanuel Kant (1724-1804) qui s’adressera à Mendelssohn peu de temps après la parution de l’ouvrage en question, le 16 août 1783, en ces termes : « Je considère ce livre comme la proclamation d’une grande réforme – certes lente dans son instauration et son progrès – qui ne concernera pas seulement votre nation mais d’autres aussi. Vous avez su concilier votre religion avec une liberté de conscience telle qu’on ne l’aurait jamais cru possible de sa part, et dont nulle autre ne peut se vanter. Vous avez en même temps exposé la nécessité d’une totale liberté de conscience à l’égard de toute religion de manière si approfondie et si claire que même l’Eglise, de notre côté, devra finir par se demander comment purifier sa religion de tout ce qui peut accabler ou opprimer la conscience, ce qui, ne peut manquer d’unir les hommes sur les points essentiels de la religion. Car tous les préceptes religieux qui accablent la conscience nous viennent de l’histoire, lorsqu’on fait de la croyance en leur vérité la condition de leur salut ». [12]
Le second est Frédéric Nietzsche (1844-1900) qui est cité par Dominique Bourel dans sa biographie dont il dit qu’elle « veut montrer la centralité de la figure de Moses Mendelssohn véritable fondateur du judaïsme moderne ». L’auteur du Gai savoir considère : « Soit dit en passant : l’Europe, et en premier lieu les Allemands, race impitoyablement déraisonnable, à qui encore aujourd’hui il est nécessaire de « laver la tête », ne sont pas peu redevables aux juifs sous le rapport de la logique et d’une plus grande propreté des habitudes intellectuelles. Partout où les juifs ont acquis de l’influence, ils ont enseigné à distinguer avec plus de subtilité, à conclure avec plus de rigueur, à écrire avec plus de clarté et de netteté : leur tâche fut toujours d’amener un peuple à la raison. »
Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme de Moses Mendelssohn a marqué sans conteste, semble-t-il, une séquence productrice de sens et pour la philosophie des Lumières et pour le judaïsme lui-même. Ainsi qu’un bond qualitatif dans l’histoire du judaïsme et, en dépit de reculs meurtriers, dans son exercice.
[1] tome 2 de la Pléiade
[2] Notons que Moïse Maïmonide (1138-1204, auteur du Mishné Torah (code de la loi juive comprenant notamment les 13 principes de la foi), sera avec Isaac ben Jacob Alfassi (Rif) (1013-11O3) et son Sefer HaHalakhot (anthologie des sujets traités dans le Talmud de Babylone), Yaakov ben Asher (1269-1343) et son Arbaa Tourim (nouveau code en quatre sections ou quatre colonnes ), Joseph Caro (1488-1575) auteur du Beth Yossef (commentaire du Arbaa Tourim) ainsi que Moshe Isserles (1530-1572) et ses gloses ajoutées au texte de Caro, tous autorités rabbiniques, l’un des principaux codificateurs ou clarificateurs du Talmud. (Cours du 6 octobre).[3] La philosophie hébraïque et juive dans l’Antiquité, tome 1 de la Pléiade[4] (Gallimard, 2009) La Révolution française sera le centre névralgique de ces évolutions. Fin décembre 1789, la question juive, avec celle des protestants, des comédiens et des bourreaux, est à nouveau débattue à l’Assemblée durant la discussion sur l’admission de tous les citoyens au service public sans distinction de croyance. Mirabeau, l’abbé Grégoire, Robespierre (« Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la dignité d’hommes et de citoyens ; songeons qu’il ne peut jamais être politique, quoi qu’on dise, de condamner à l’avilissement et à l’oppression une multitude d’hommes qui vivent au milieu de nous. ». Voir sur ce site : https://lafauteadiderot.net/Sur-le-droit-de-vote-des-Juifs ), Duport, Barnave et le comte de Clermont-Tonnerre mettent en œuvre toute leur éloquence pour faire décider l’émancipation. Ce dernier prononce alors les propos qui caractérisent l’assimilation des Juifs en France pendant les siècles suivants : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Mais la forte opposition des députés d’Alsace et du clergé entraîne un ajournement de la décision. Il faudra le 28 septembre 1791, pour que le député Adrien Duport, membre du Club des Jacobins, monte à la tribune et déclare : « Je crois que la liberté de culte ne permet aucune distinction dans les droits politiques des citoyens en raison de leur croyance. La question de l’existence politique [des Juifs] a été ajournée. Cependant, les Turcs, les Musulmans, les hommes de toutes les sectes, sont admis à jouir en France des droits politiques. Je demande que l’ajournement soit révoqué et qu’en conséquence il soit décrété que les Juifs jouiront en France des droits de citoyen actif. » L’Assemblée vote la motion de Duport et adopte définitivement la rédaction de la loi. Le 13 novembre 1791, Louis XVI ratifie la loi déclarant les Juifs citoyens français.[5] Michel Abitbol, Histoire des Juifs [6] par ailleurs, premier biographe de Mendelssohn [7] L’Aufklärung, autrement dit les Lumières allemandes, courant de pensée qui s’étend environ de 1720 à 1775 « possède aussi son « aile droite », conservatrice jusqu’au fanatisme - affirme encore Neher - surtout lorsqu’il s’agit des relations entre chrétiens et juifs. » Mendelssohn « le « Platon allemand » est alors engagé, malgré lui, dans des polémiques dures et longues, qui l’épuisent et ruineront sa santé branlante avant l’âge ; on lui fait sentir, sans égards, qu’étant juif les portes de la société chrétienne qui se sont ouvertes pour lui de facto, lui resteront fermées de jure, tant qu’il n’aura pas renoncé à sa condition juive par la conversion. » [8] Dans sa biographie, Bourel rappelle : « C’est naturellement en Pologne et en Europe orientale qu’il faudrait étudier avec précision l’influence de Mendelssohn. La haine de Moses Sofer, célèbre fondateur de la Yeshiva de Presbourg - et pourtant assez peu obscurantiste – est légendaire. On lui attribue le dictum suivant : « Tout ce qui est nouveau est contre la Torah ». Dans son testament, il met en garde ses enfants de ne pas habiter la même rue qu’un disciple de Mendelssohn ! »
Dans une tribune publiée par Le Monde du 1er janvier 2021, Maurice Samuels, professeur de français à Yale, répond à une tribune de l’écrivain Marc Weitzmann en indiquant ceci : « Weitzmann se trompe lorsqu’il affirme que la Révolution française a exigé des juifs l’assimilation en échange de droits. Il s’agit d’une fausse conception assez répandue, et qui n’intègre pas les acquis de nombreuses recherches d’historiens français et américains des dernières décennies (…) Je ne conteste pas le fait que certains révolutionnaires aient voulu changer les coutumes juives ; comme l’a rapporté l’historien et sociologue Pierre Birnbaum, le porc était bien au menu de bien des banquets révolutionnaires. Je ne dis pas non plus que certains juifs français aient envisagé l’émancipation comme l’opportunité de cesser d’observer les lois juives, voire d’abandonner entièrement le judaïsme. Je dis simplement que le décret d’émancipation ne l’a pas exigé d’eux. » [9] Il écrit ailleurs : « Le judaïsme ne se glorifie d’aucune révélation exclusive de vérités éternelles indispensables au bonheur ; il n’est pas une religion révélée dans le sens où on a l’habitude de prendre ce terme. Une religion révélée est une chose, une législation révélée en est une autre. » [10] Ou encore : « En ce qui concerne les vérités éternelles, Dieu les enseigne… non par des paroles et des écrits… mais il réveille l’esprit qu’il a créé et lui donne l’occasion d’observer ces rapports entre les choses et de s’observer lui même… » [11] Ou encore : « Comme disent les rabbins : « Avec la destruction du Temple, toutes les punitions corporelles ou mortelles, toutes les amendes, dans la mesure où elles sont seulement nationales, ont cessé d’être légales. » Sabbat 15a [12] Sur le plan philosophique proprement dit, retrouvons André Neher, qui dans le segment vingtième siècle de L’histoire de la philosophie de La Pléiade écrit : « Lorsque paraît le diptyque de la Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique, on comprend a posteriori que le diptyque d’une liberté de doctrine et d’un conformisme d’action, tel que Mendelssohn affirme le détenir grâce à son judaïsme, est celui-là même que propose la critique kantienne. »


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil