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Joseph Ratzinger, Discours prononcé à Saint-Etienne de Caen le 5 juin 2004

Lorsque commença le débarquement des troupes alliées dans la France occupée par la Wehrmacht allemande, le 5 juin 1944, ce fut pour les gens du monde entier, mais également pour une très grande partie des allemands, un signal d’espérance : que viennent bientôt la paix et la liberté en Europe. Qu’était-il arrivé ? Un criminel et ses comparses avaient réussi à prendre le pouvoir de l’État en Allemagne. Et cela créa une situation où, sous la domination du Parti, le droit et l’injustice s’imbriquaient l’un dans l’autre et souvent passaient, presque inséparablement, l’un dans l’autre. Car le régime conduit par un criminel exerçait aussi les fonctions classiques de l’État et de ses ordonnances. Il put ainsi, en un certain sens, exiger l’obéissance de droit des citoyens et le respect vis-à-vis de l’autorité de l’État, mais il utilisait en même temps les instruments du droit comme instruments de ses buts criminels. L’état de droit lui-même, qui continuait en partie à fonctionner sous ses formes habituelles dans la vie quotidienne, était devenu en même temps une puissance de destruction du droit : la perversion des ordonnances qui devaient servir la justice et en même temps consolidaient et rendaient impénétrable la domination de l’iniquité, signifiait au plus profond une domination du mensonge, qui obscurcissait les consciences. Au service de cette domination du mensonge, il y avait un régime de la peur, dans lequel personne ne pouvait faire confiance à autrui, parce que tout un chacun devait, d’une certaine manière, se protéger sous le masque du mensonge. Pareil masque servait à se protéger soi-même, mais contribuait d’autre part à renforcer le pouvoir du mal. Aussi fut-il de fait nécessaire que le monde entier intervienne pour faire sauter l’anneau de l’action criminelle, pour rétablir la liberté et le droit. Qu’il en ait été ainsi, nous en rendons grâces en cette heure, et ce ne sont pas seulement les pays occupés par les troupes allemandes et livrés de la sorte à la terreur nazie, qui rendent grâces. Nous-mêmes, allemands, nous rendons grâces de ce que, à l’aide de cet engagement, nous avons recouvré la liberté et le droit. S’il y a eu jamais, dans l’histoire, un bellum justum, c’est bien ici, dans l’engagement des Alliés, car l’intervention servait finalement aussi au bien de ceux contre le pays desquels a été menée la guerre. Une telle constatation me paraît importante, car elle montre, sur la base d’un événement historique, le caractère insoutenable d’un pacifisme absolu. Cela n’ôte rien, bien sûr, au devoir de poser très soigneusement la question si et à quelles conditions est possible encore aujourd’hui quelque chose comme une guerre juste, c’est-à-dire une intervention militaire, mise au service de la paix et obéissant à ses critères moraux, contre des régimes injustes établis. Surtout, ce qu’on a dit fait mieux comprendre, espérons-le, que la paix et le droit, la paix et la justice sont inséparablement liés l’un à l’autre. Quand le droit est détruit, quand l’injustice prend le pouvoir, c’est toujours la paix qui est menacée et déjà, pour une part, brisée. La préoccupation pour la paix est en ce sens avant tout la préoccupation pour une forme du droit qui garantit la justice à l’individu et à la communauté dans son ensemble.

En Europe, après la fin des hostilités, en mai 1945, il nous a été donné de vivre une période de paix comme notre continent ne l’a guère connue dans toute son histoire pour un temps aussi long. C’est là en grande partie le mérite de la première génération de politiciens après la guerre - Churchill, Adenauer, Schumann, De Gasperi, qu’il nous faut remercier en cette heure : nous devons remercier de ce que l’élément déterminant ne fut pas l’idée de revanche ou même de vengeance et d’humiliation des vaincus, mais le devoir de garantir à tous leur droit ; qu’à la place de la concurrence s’introduisit la collaboration, l’échange des dons offerts et acceptés, la connaissance et l’amitié mutuelles, précisément dans une diversité où chaque nation conserve son identité, et la conserve dans une commune responsabilité pour le droit, après la précédente perversion du droit. Le centre moteur de cette politique de paix fut le lien de l’agir politique avec la morale. Le critérium intérieur de toute politique, ce sont les valeurs morales que nous n’inventons pas mais qui sont présentes et qui sont les mêmes pour tous les hommes. Disons-le ouvertement : ces hommes politiques ont puisé leur idée morale de l’État, de la paix et de la responsabilité dans leur foi chrétienne qui avait surmonté les épreuves de l’Illuminisme et qui s’était largement purifiée dans la confrontation avec la distorsion du droit et de la morale opérée par le Parti. Ils ne voulaient pas construire un État confessionnel, mais un État formé par la raison éthique ; cependant leur foi les avait aidés à rétablir et à remettre en vie la raison asservie et dénaturée par la tyrannie idéologique. Ils ont fait une politique de la raison - de la raison morale ; leur christianisme ne les avait pas éloignés de la raison, mais il avait plutôt éclairé leur raison.
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Si nous soulignons le caractère criminel de ces régimes et si nous sommes heureux que ceux-ci aient été renversés, nous n’en devons pas moins nous demander pourquoi, pour la majeure partie des peuples africains et asiatiques, ces États dits neutres, le régime de l’Est apparaît plus moral et, pour leur propre formation politique, plus réaliste que l’ordonnance politique et juridique de l’Occident. Cela indique sans aucun doute des déficiences dans notre structure, déficiences sur lesquelles nous devons réfléchir.
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Un exemple typique d’une rupture de la force du droit et dès lors de l’engloutissement dans le chaos et l’anarchie, me semble présent en Somalie, mais le Libéria offre également un exemple de la façon dont une société se désagrège de l’intérieur, parce que l’autorité de l’État n’est pas en mesure de se rendre crédible comme instance de paix et de liberté, et ainsi chacun commence à rechercher son droit par la force des poings. Nous avons assisté à une chose semblable en Europe, après l’éclatement de l’État yougoslave unitaire. Des populations qui depuis des générations, malgré bien des tensions, ont vécu pacifiquement les unes avec les autres, se sont brusquement dressées les unes contre les autres avec une cruauté inconcevable. Ce fut un effondrement spirituel ; les barrières de protection ne résistèrent plus dans une nouvelle situation, et l’arsenal d’inimitié et de violence qui guettait dans les profondeurs des âmes mais qui était jusque-là retenu par les forces du droit et de l’histoire commune, explosa sans entrave.(...) Comment cela était-il possible ? Comment était-il possible que brusquement, au Rouanda, la cohabitation entre Hutu et Tutsi en vienne, de toutes parts, à une hostilité sanglante ? Les causes de cet effondrement du droit et de la capacité de réconciliation sont certainement multiples. Nous pouvons en nommer l’une ou l’autre. Le cynisme de l’idéologie avait obscurci les consciences dans toutes ces régions : les promesses des idéologies justifiaient tous les moyens apparemment adaptés pour cela et avaient aboli de la sorte la notion de droit, ou même la distinction entre bien et mal. À côté du cynisme des idéologies et souvent étroitement imbriqué avec lui, se trouve le cynisme des intérêts et des grands marchés, l’exploitation éhontée des réserves de la terre. Ici aussi le bien est mis de côté par le profit et le pouvoir mis à la place du droit. Ainsi sur cette voie la force de l’éthos se dissout-elle de l’intérieur, et au bout du compte le profit recherché est finalement lui-même détruit. À ce niveau se manifeste une grande tâche pour les chrétiens du temps présent : nous devons commencer par apprendre les uns des autres à vouloir nous réconcilier et à tout faire pour que la conscience ait le pouvoir, plutôt que d’être écrasée par l’idéologie et l’intérêt.
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Que pouvons-nous, que devons-nous faire dans cette situation ? Tout d’abord il convient de considérer quelques vérités fondamentales. On ne peut pas venir à bout de la terreur, c’est-à-dire de la force opposée au droit et coupée de la morale, par le seul moyen de la force. Il est sûr que la défense du droit contre la force destructrice du droit peut et doit, en certaines circonstances, se servir d’une force exactement soupesée, pour le protéger. Un pacifisme absolu qui dénie au droit tout moyen coercitif, serait la capitulation devant l’iniquité, sanctionnerait sa prise de pouvoir et livrerait le monde au diktat de la violence, ainsi que nous l’avons déjà brièvement mentionné au début. Mais pour que la force du droit ne devienne pas elle-même iniquité, il faut qu’elle se soumette à des critères stricts qui doivent être reconnus comme tels par tous. Elle doit interroger les causes de la terreur qui prend très souvent sa source dans une situation d’injustice à laquelle ne s’opposent pas des mesures efficaces. Surtout il est important d’accorder toujours à nouveau une caution de pardon, afin de briser le cercle de la violence. Là où l’« oeil pour oeil » est pratiqué sans merci, on ne peut trouver d’issue à la violence. Des gestes d’humanité qui, rompant avec la violence, cherchent l’homme en l’autre et en appellent à sa propre humanité, sont nécessaires, là même où ils paraissent à première vue du temps perdu. Dans tous ces cas, il est important que ce ne soit pas seulement une puissance déterminée qui maintienne le droit. Trop facilement s’immiscent ensuite, dans l’intervention, des intérêts particuliers, qui altèrent la claire vision de la justice. Il est urgent d’avoir un véritable ius gentium sans une prépondérance hégémonique et des interventions correspondantes : seulement ainsi peut apparaître clairement qu’il s’agit là de la protection du droit commun de tous, même ceux qui se trouvent, comme on dit, de l’autre côté de la barrière. C’est cela qui a pu convaincre, dans la Seconde Guerre mondiale, et qui a apporté la paix véritable entre les forces antagonistes. Ce dont il s’agissait, ce n’était point de renforcer un droit particulier, mais d’établir la liberté commune et la prédominance du droit véritable, même si, bien sûr, cela n’a pas pu empêcher la naissance de nouvelles structures hégémoniques.

Mais dans la collusion actuelle entre les grandes démocraties et la terreur à motivation islamique entrent en jeu des questions dont les racines sont plus profondes encore. Il semble qu’on assiste ici à la collusion entre deux grands systèmes culturels possédant, du reste, des formes très différentes de puissance et d’orientation morale - l’« Occident » et l’Islam. Cependant, qu’est l’Occident ? Et qui est l’Islam ? L’un et l’autre sont des mondes polymorphes incluant de grandes différences internes - des mondes qui sont aussi, à bien des égards, en interaction mutuelle. Dans cette mesure, il est faux d’opposer ainsi globalement l’Occident et l’Islam. Certains tendent cependant à creuser plus profondément l’opposition : la raison éclairée ferait face ici à une forme de religion fondamentaliste-fanatique. Il s’agirait alors d’abattre avant tout le fondamentalisme sous toutes ses formes et de promouvoir la victoire de la raison pour laisser le champ libre aux formes éclairées de la religion, mais en les qualifiant bien d’éclairées, parce que soumises en tout aux critères de cette raison.
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Il est vrai que, dans cette situation, le rapport entre la raison et la religion est d’une importance décisive et que la recherche du juste rapport entre elles est au coeur de nos efforts en matière de paix. Modifiant une affirmation de Hans Küng, je voudrais dire qu’il ne peut y avoir non plus de paix dans le monde sans la véritable paix entre la raison et la foi, parce que sans la paix entre la raison et la religion, les sources de la morale et du droit tarissent. Pour expliquer le sens de ce que j’affirme, je voudrais formuler la même pensée de façon négative : il existe des pathologies de la religion - nous le voyons, et il existe des pathologies de la raison - et cela aussi nous le voyons ; et les deux pathologies constituent des dangers mortels pour la paix, et je dirais même, à l’époque de nos structures globales de puissance, pour l’humanité dans son ensemble. Regardons-y de plus près. Dieu ou la divinité peut être transformé en une absolutisation de la puissance particulière, des intérêts particuliers. Une image de Dieu devenue ainsi partisane, qui identifie l’absoluité de Dieu avec la communauté particulière ou ses zones d’intérêts, et élève par là en absolu des choses empiriques, relatives, dissout le droit et la morale : le bien est alors ce qui sert ma propre puissance ; la différence effective entre le bien et le mal s’effondre. La morale et le droit deviennent partisans. Cela empire encore lorsque la volonté d’engagement pour des fins particulières acquiert tout le poids du fanatisme de l’absolu, du fanatisme religieux, et devient par là parfaitement brutal et aveugle. Dieu est transformé en une idole dans laquelle l’homme adore sa propre volonté. Nous voyons une chose de ce genre chez les terroristes et leur idéologie du martyre, une idéologie qui, à vrai dire, dans les cas particuliers, peut être aussi tout simplement une expression du désespoir face à l’injustice du monde. Nous avons du reste devant nous, dans les sectes du monde occidental, des exemples d’un irrationalisme et d’une déviation de la dimension religieuse, qui montrent combien dangereuse devient une religion qui perd son orientation.

Mais il y a aussi la pathologie de la raison entièrement coupée de Dieu. Nous l’avons vu dans les idéologies totalitaires qui s’étaient coupées de Dieu et voulaient désormais construire l’homme nouveau, le monde nouveau. Hitler doit sans doute être qualifié d’irrationaliste. Toutefois les grands prophètes et réalisateurs du Marxisme ne se comprenaient pas moins comme des constructeurs du monde animés seulement par la raison. Peut-être l’expression la plus dramatique de cette pathologie de la raison est-elle Pol Pot, en qui se manifeste de façon immédiate la cruauté d’une telle reconstruction du monde. Cependant le développement spirituel en Occident tend lui-même toujours plus vers des pathologies destructrices de la raison. La bombe atomique avec laquelle la raison, au lieu d’être une force constructrice, cherchait sa force dans la capacité de destruction, n’était-elle pas déjà un dépassement des limites ? Quand, avec la recherche du code génétique, la raison se saisit des racines de la vie, elle tend toujours davantage à ne plus voir dans l’homme un don du Créateur (ou de « la Nature »), mais à en faire un produit. L’homme est « fait », et ce qu’on peut « faire », on peut aussi le détruire. La dignité humaine disparaît. Où donc les droits de l’homme devraient-ils encore trouver un ancrage ? Comment pourrait encore résister le respect de l’homme, même vaincu, faible, souffrant, handicapé ? En tout cela, la notion de raison s’aplatit toujours plus. Les Anciens faisaient encore, par exemple, la distinction entre la ratio et l’intellectus, entre la raison dans son rapport à la réalité empirique et manufacturable, et la raison pénétrant les couches les plus profondes de l’être, mais il ne subsiste plus, désormais, que la ratio au sens très étroit du terme. Seul ce qui est vérifiable, ou plus exactement ce qui est falsifiable, vaut encore comme rationnel : la raison se réduit à ce qui est contrôlable au niveau expérimental. Tout le secteur de la morale et de la religion fait alors partie du domaine de ce qui est « subjectif » - il tombe en dehors de la raison commune. La religion et la morale n’appartiennent plus alors à la raison ; il n’y a plus de critères communs, « objectifs », de la moralité. Pour la religion, on ne considère pas cela de façon trop tragique - chacun doit trouver la sienne, ce qui veut dire qu’on la regarde en tout état de cause comme une sorte d’ornement subjectif, doté éventuellement de motivations utiles. Bien sûr - si la réalité n’est que le produit de processus mécaniques, elle ne comporte comme telle aucune morale. Le bien en soi, qui tenait encore tant à coeur à Kant, n’existe plus. Bien signifie simplement « meilleur que », a dit un jour un théologien moraliste décédé depuis lors. S’il en est ainsi, il n’existe pas non plus ce qui est en soi, et toujours, mal. Le bien et le mal dépendent alors du calcul des conséquences. Et c’est ainsi du reste qu’ont agi de fait les dictatures idéologiques : dans un cas donné, si cela sert la construction du monde futur de la raison, il peut être éventuellement bon de tuer des innocents. De toute façon leur dignité absolue n’existe plus. La raison malade et la religion manipulée se rencontrent finalement dans le même résultat. Toute reconnaissance de valeurs définitives, toute assertion de vérité de la part de la raison, apparaît finalement comme fondamentalisme à la raison malade. Il ne lui reste plus que la dissolution, la déconstruction, comme nous y exerce à l’avance un Jacques Derrida : il a « déconstruit » l’hospitalité, la démocratie, l’État et finalement aussi la notion de terrorisme, pour se retrouver, à la fin, épouvanté devant les événements du 11 septembre. Une raison qui ne sait plus reconnaître qu ?elle-même et ce qui est empiriquement certain, se paralyse et se détruit elle-même.
La foi en Dieu, la notion de Dieu peut être manipulée et elle devient alors destructrice : telle est la menace qui pèse sur la religion. Mais une raison qui se coupe entièrement de Dieu et qui veut le confiner tout simplement dans le domaine de la subjectivité, perd le Nord et ouvre ainsi de soi la porte aux forces de destruction. Si, l’Illuminisme était à la recherche de fondements de la morale qui tiendraient encore « etsi Deus non daretur », nous devons inviter nos amis agnostiques à s’ouvrir aujourd’hui à une morale « si Deus daretur ». Kolakowski, en partant des expériences d’une société agnostique athée a montré, de façon convaincante, que sans ce point de référence absolu, l’agir de l’homme se perd dans l’indétermination et est inéluctablement à la merci des forces du mal. Comme chrétiens, nous sommes aujourd’hui appelés, non pas certes à poser des limites à la raison et à nous opposer à elle, mais à refuser de la réduire à une raison du faire, et à lutter pour sa faculté de perception du bien et du bon, du sacré et du saint. C’est alors que nous mènerons le vrai combat pour l’homme et contre l’inhumanité. Seule une raison qui est également ouverte à Dieu - seule une raison qui ne bannit pas la morale dans la sphère subjective ou l’abaisse en un calcul, peut parer la manipulation de la notion de Dieu et les maladies de la religion, et offrir des remèdes.
C’est ici qu’apparaît le grand défi que les chrétiens d’aujourd’hui devraient relever. Leur tâche, notre tâche est d’amener la raison à fonctionner intégralement, non seulement dans le domaine de la technique et du développement matériel du monde, mais aussi et avant tout en tant que faculté de vérité, promouvant sa capacité de reconnaître le bien, condition du droit et par là également présupposé de la paix dans le monde. Notre tâche à nous, chrétiens du temps présent, est d’insérer notre notion de Dieu dans le combat pour l’homme. Deux choses caractérisent cette notion de Dieu : Dieu lui-même est Logos - sens, raison, parole, et c’est pourquoi l’homme lui correspond par l’ouverture de la raison et la défense d’une raison qui ne soit pas aveugle aux dimensions morales de l’être. Car « logos » signifie une raison qui n’est pas simplement mathématique, mais qui est en même temps le fondement du bien et qui en garantit la dignité. La foi dans le Dieu-Logos est en même temps foi en la force créatrice de la raison ; c’est la foi dans le Dieu créateur, ce qui signifie croire que l’homme est créé à l’image de Dieu et qu’il participe donc de la dignité inviolable de Dieu lui-même. L’idée des droits de l’homme possède ici son fondement le plus profond, même si son développement et ses vicissitudes historiques ont parcouru des voies diverses.

Dieu est Logos. À cela s’ajoute un second élément. La foi chrétienne en Dieu nous dit aussi que Dieu - la Raison éternelle - est Amour. Elle nous dit qu’il ne constitue pas un être axé sur lui-même, sans relation. Justement parce qu’il est souverain, parce qu’il est Créateur, parce qu’il embrasse tout, il est Relation et il est Amour. La foi en l’incarnation de Dieu en Jésus Christ, et en sa souffrance et mort pour l’homme, est l’expression suprême d’une conviction : que le coeur de toute morale, le coeur de l’être lui-même et son origine la plus intime est l’amour. Cette affirmation est le refus le plus fort de toute idéologie de la violence, elle est la vraie apologie de l’homme et de Dieu. Pour autant, n’oublions pas que le Dieu de la raison et de l’amour est aussi le Juge du monde et des hommes - le garant de la justice, à laquelle tous les hommes devront rendre compte. Maintenir actuelle la vérité du jugement est, face aux tentations du pouvoir, une mission fondamentale : chacun doit rendre compte. Il y a une justice qui n’est pas abolie par l’amour. On en trouve dans le Gorgias de Platon une parabole émouvante que la foi chrétienne, loin de l’infirmer, amène vraiment à sa pleine validité. Platon explique comment l’âme, après la mort, se trouve finalement nue devant le Juge. Désormais ne compte plus quel rang elle a occupé dans le monde. Que ce soit l’âme du roi de Perse ou d’un quelconque dominateur : le Juge voit les stigmates, provenant du parjure et de la justice, « que les diverses actions lui ont imprimés dans l’âme. Et il voit toutes les déformations produites par le mensonge et la vanité. Et il ne voit rien de droit, parce que cette âme a grandi en dehors de la vérité : il la voit, en somme, pleine de désordre et de laideur, en raison de la licence, de la luxure, d’outrecuidance et l’intempérance de ses actes... Quelquefois, au contraire, voyant une âme ayant vécu saintement et conformément à la vérité, que ce soit l’âme d’un citoyen ordinaire ou d’une personne simple, ... il est pris d’un sens d’admiration et il l’envoie dans les Îles des Bienheureux ». Là où de telles convictions sont fortes, sont également en vigueur le droit et la justice.

Je voudrais mentionner encore un troisième élément de la Tradition chrétienne qui est de fondamentale importance pour les adversités de notre temps. La foi chrétienne a supprimé - sur la base du chemin de Jésus - l’idée de la théocratie politique. Elle a - en termes modernes - établi la sécularité d’un État dans lequel les chrétiens cohabitent, dans la liberté, avec des tenants d’autres convictions, une cohabitation ayant pour base, du reste, la responsabilité morale commune qui est donnée par la nature de l’homme, par la nature de la justice. De ceci, la foi chrétienne distingue le Royaume de Dieu, qui n’existe pas en ce monde en tant que réalité politique et ne peut exister comme tel, mais advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur. Dans les conditions actuelles du monde, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du monde ; il est plutôt un appel à la liberté de l’homme et pour la raison, un appui pour que celle-ci puisse accomplir sa propre tâche. Les tentations de Jésus ont finalement pour motif cette distinction, le rejet de la théocratie politique, la relativité de l’État et le droit propre de la raison, en même temps que la liberté de choix, qui est garantie à tout homme. En ce sens, l’État laïc est un résultat de la décision chrétienne fondamentale, même s’il a fallu une longue lutte pour en comprendre toutes les conséquences. Ce caractère séculier, « laïc », de l’État inclut en son essence cet équilibre entre raison et religion que j’ai essayé de montrer auparavant. Par là il s’oppose aussi au laïcisme idéologique qui voudrait en quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui est coupé de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès lors, que les fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de la majorité, et la décadence du droit qu’il entraîne, autant que celui-ci, au bout du compte, est régi par la statistique. Si les États de l’Occident s’engageaient tout entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la longue résister à la pression des idéologies et des théocraties politiques. Un État, même laïc, a le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne saurait subsister.


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