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Karl Marx : interview au Chicago Tribune du 5 janvier 1879
Un texte de Marx oublié

Ce document est repris d’un numéro de la revue L’Homme et la société paru en 1968. Le texte était présenté par Andréas Bert (voir référence et lien à la fin du texte). Les notes sont issues de cet article.

KARL MARX. Interview du fondateur du socialisme moderne
De notre correspondant particulier à Londres.

Londres, 18 décembre 1878. Karl Marx, fondateur du socialisme moderne, habite une petite villa de Haverstock Hill, quartier du nord-ouest de Londres. Banni en 1844 de sa patrie, l’Allemagne, pour avoir propagé des théories révolutionnaires, il vit depuis en exil. Il revint dans son pays en 1848 mais en fut chassé deux mois après son retour. Marx se fixa ensuite à Paris où, dès l’année suivante, ses idées politiques lui valurent à nouveau l’expulsion. Depuis lors, il a fait de Londres son quartier général. Ses convictions n’ont cessé, du premier jour, de lui créer des difficultés, et, à juger par l’aspect de son domicile, elles ne lui ont guère procuré le bien-être. Pendant tout ce temps, Marx a prôné ses convictions avec une obstination indubitablement fondée sur la certitude où il est de leur justesse. Si opposé qu’on puisse être à la diffusion de ces idées, il faut admettre que l’abnégation de cet homme, d’âge vénérable à présent, mérite une certaine estime. J’ai rencontré à deux ou trois reprises le Dr Marx qui m’a reçu dans sa bibliothèque, un livre dans une main, une cigarette dans l’autre. Il doit avoir plus de soixante-dix ans [1]. C’est un homme solidement bâti, carré d’épaules, et qui se tient bien droit. Il a une tête d’intellectuel et les allures d’un juif cultivé ; sa chevelure et sa barbe sont longues et grises ; des sourcils en broussailles ombragent ses yeux noirs et pétillants. Extrêmement peu enclin à la circonspection, il réserve aux étrangers en général le meilleur accueil. Toutefois, l’Allemand, visiblement honorable qui reçoit le visiteur, n’accepte de s’entretenir avec l’un de ses compatriotes que si ce dernier lui présente une lettre de recommandation. Lorsqu’on a pénétré dans la bibliothèque, et que Marx a vissé son monocle, histoire de se donner le genre intellectuel, il abandonne la retenue dont il avait fait preuve jusqu’alors. Alors, ilétale devant le visiteur captivé sa connaissance des hommes et des choses de tous les coins du monde. Au cours de la conversation, loin de se révéler un esprit borné, il touche à autant de sujets qu’il y a de volumes sur les rayons de sa bibliothèque. On peut en juger d’après les livres qu’il lit. Le lecteur en aura une idée quand je lui aurais dit ce qu’un coup d’oeil sur ces rayons m’a révélé : Shakespeare, Dickens, Thackeray, Molière, Racine, Montaigne, Bacon, Goethe, Voltaire, Paine ; des recueils administratifs [Blue books] anglais, américains et français ; des ouvrages politiques et philosophiques en russe, en allemand, en espagnol, en italien, etc. A ma grande surprise, nos entretiens m’ont révélé que Marx connaissait à fond les problèmes américains de ces vingt dernières années. La singulière justesse des critiques qu’il adressait à notre système législatif, tant celui de l’Union que celui des Etats, m’a donné l’impression qu’il tenait ces renseignements de sources bien informées [2]. Et pourtant ce savoir n’est pas limité à l’Amérique mais embrasse également toute l’Europe.

Lorsqu’il arrive à son thème d’élection, le socialisme, il ne se lance pas dans les tirades mélodramatiques qu’on lui attribue généralement. Il s’en tient à ses plans utopistes d’ « émancipation du genre humain » avec une gravité et une énergie démontrant qu’il est convaincu que ses théories se réaliseront un jour, au siècle prochain si ce n’est dans celui-ci. Le Dr Karl Marx est peut-être connu en Amérique surtout en sa double qualité d’auteur du Capital et de fondateur de l’Internationale ou du moins d’un de ses principaux piliers. L’interview suivante précisera ce qu’il pense de cette association dans sa forme actuelle. Voici tout d’abord quelques extraits des statuts publiés en 1871 par les soins du Conseil général, lesquels permettent à tout un chacun de se former un jugement impartial sur l’objet et le but de l’Internationale [3].

Au cours de ma visite, j’ai signalé au Dr Marx que J.C. Bancroft Davis avait joint à son rapport officiel de 1877 un programme qui me paraissait jusqu’à présent l’exposé le plus clair et succinct des buts du socialisme [4]. Il me fut répondu que ce programme était tiré du procès-verbal du Congrès socialiste de Gotha, tenu en mai 1875, mais que la traduction était pleine de fautes. Le Dr Marx a bien voulu la corriger pour moi et j’en donne le texte tel que je l’ai pris sous sa dictée [5] :
1° Suffrage universel, égal, direct, secret et obligatoire pour tous les citoyens âgés d’au moins vingt ans et pour toutes les élections générales et communales. Le jour de l’élection sera un dimanche ou un jour férié.
2° Législation directe par le peuple. La guerre et la paix votées par le peuple.
3° Nation armée. Substitution de la milice populaire à l’armée permanente.
4° Suppression des lois d’exception, notamment des lois sur la presse, sur les réunions et les coalitions, et en général de toutes les lois restreignant la libre manifestation des opinions, la liberté de la pensée et de l’étude.
5° Justice rendue par le peuple. Gratuité de la justice.
6° Education générale et égale du peuple par l’Etat. Obligation scolaire. Gratuité de l’instruction dans tous les établissements scolaires [6].
7° La plus grande extension possible des droits et des libertés dans le sens des revendications précitées.
8° Un impôt unique et progressif sur le revenu pour l’Etat et les communes, à la place de tous les impôt indirects, spécialement de ceux qui pèsent sur le peuple.
9° Droit illimité de coalition.
10° Journée de travail normale en rapport avec les besoins de la société. Défense de travailler le dimanche.
11° Interdiction du travail des enfants, ainsi que du travail des femmes de nature à nuire à la santé et à la moralité.
12° Loi destinée à protéger la vie et la santé des travailleurs. Contrôle sanitaire des logements ouvriers. Surveillance du travail dans les usines, les fabriques et les ateliers, ainsi que du travail à domicile, par des fonctionnaires élus par les ouvriers. Une loi fixant nettement les responsabilités.
13° Réglementation du travail dans les prisons [7].

L’exposé de Bancroft Davis comprend encore un douzième article, le plus important de tous, lequel réclame : « L’établissement de coopératives socialistes de production avec l’aide de l’Etat sous le contrôle démocratique de la population laborieuse ».

Lorsque je demande au Doktor pourquoi il a omis cet article, il me répond :
Marx : « A l’époque de la réunion de Gotha, en 1875, la social-démocratie se trouvait scindée en deux. Les partisans de Lassalle formaient l’une de ses ailes ; l’autre avait adopté en général le programme de l’Internationale et on l’appelait le parti des Eisenachiens. Le douzième article, dont il est question ici, n’appartenait pas au programme proprement dit, mais avait été inséré dans l’introduction générale comme une concession aux Lassalliens. Il n’en a plus été reparlé après coup. M. Davis ne dit pas que cet article a été introduit dans le programme en manière de compromis sans importance particulière mais, avec le plus grand sérieux, il met l’accent dessus comme s’il s’agissait du point fondamental » [8].

Question - « Mais les socialistes ne considèrent-ils donc pas le passage des moyens de travail à la propriété sociale collective comme le grand but du mouvement ? »
Marx - « Certes, nous disons que tel sera le résultat du mouvement. C’est donc une question de temps, d’éducation et de développement de formes sociales supérieures ».

Question - « Ce programme est-il applicable uniquement à l’Allemagne
ainsi qu’à un ou deux autres pays ? ».
Marx - « Tirer d’un programme seulement ces conclusions serait méconnaître les activités du mouvement. De nombreux points de ce programme n’ont pas la moindre signification hors d’Allemagne. L’Espagne, la Russie, l’Angleterre et l’Amérique ont leurs programmes particuliers, adaptés à leurs difficultés propres. Le seul point commun, c’est le but final ».

Question - « Et ce but final, c’est le pouvoir ouvrier ? ».
Marx - « C’est l’émancipation des travailleurs ».

Question - « Les socialistes européens prennent-ils au sérieux le mouvement américain ? ».
Marx - « Oui. Ce mouvement est le résultat naturel du développement de ce pays. On a dit que le mouvement ouvrier y avait été importé de l’étranger. Quand il y a une cinquantaine d’années le mouvement ouvrier avait du mal à percer en Angleterre, on a prétendu la même chose. Et c’était longtemps avant qu’il ne soit question de socialisme ! En Amérique, le mouvement ouvrier a acquis à partir de 1857 une importance plus grande [9]. Les syndicats locaux ont pris alors leur essor, puis une centrale syndicale a réuni les divers corps de métier, après quoi l’Union nationale des Travailleurs a fait son apparition. Ces progrès chronologiques démontrent que le socialisme est né en Amérique, sans appui étranger, purement et simplement de la concentration du capital et du changement intervenu dans les rapports entre ouvriers et patrons ».

Question - « Qu’est-ce que le socialisme a réussi jusqu’à présent ? ».
Marx - « Deux choses : les socialistes ont démontré qu’une lutte générale oppose partout le Capital au Travail, en bref, ils ont démontré son caractère cosmopolite. Ils ont donc cherché à réaliser une entente entre les travailleurs de divers pays. Celle-ci est d’autant plus nécessaire que les capitalistes sont toujours davantage cosmopolites. Ce n’est pas seulement en Amérique, mais aussi en Angleterre, en France et en Allemagne qu’on embauche des ouvriers étrangers pour les utiliser contre ceux du pays. Des liens internationaux se sont créés immédiatement entre les travailleurs de divers pays. Voilà qui a prouvé que le socialisme n’était pas uniquement un problème local, mais bien un problème international qui doit être réglé par l’action également internationale des travailleurs. La classe ouvrière est mise spontanément en mouvement, sans savoir où le mouvement la conduirait. Les socialistes n’ont pas créé le mouvement, mais ils ont expliqué aux ouvriers son caractère et ses buts ».

Question - « C’est-à-dire le renversement de l’ordre social dominant ? ».
Marx - « Dans ce système, le capital et la terre sont la propriété des entrepreneurs, alors que l’ouvrier ne possède que sa force de travail qu’il est contraint de vendre à la façon d’une marchandise. Nous affirmons que ce système ne constitue qu’une phase historique, qu’il disparaîtra et laissera la place à un ordre social supérieur. Nous relevons partout l’existence d’une division [en classes] de la société. L’antagonisme entre ces deux classes va de pair avec le développement des ressources industrielles dans les pays civilisés. Du point de vue socialiste, les moyens de transformer revolutionnairement la phase historique présente existent déjà. Dans de nombreux pays, des organisations politiques ont pris leur essor à partir des syndicats. En Amérique, il est évident aujourd’hui qu’on a besoin d’un parti ouvrier indépendant. Les travailleurs ne peuvent plus faire confiance aux politiciens. Les spéculateurs et les cliques se sont emparés des organes législatifs et la politique est devenue une profession. Ce n’est pas seulement le cas de l’Amérique, mais là-bas le peuple est plus résolu qu’en Europe. Les choses y mûrissent plus vite, on ne tourne pas autour du pot et l’on va droit au fait ».

Question - « Comment expliquez-vous l’accroissement rapide du parti
socialiste en Allemagne ? ».
Marx « Le parti socialiste actuel a eu une naissance tardive. Les socialistes allemands n’ont pas eu à rompre avec les systèmes utopistes, qui avaient pris une certaine importance en France et en Angleterre. Les Allemands plus que les autres peuples sont enclins à la théorie et ils ont tiré d’autres conclusions pratiques des expériences antérieures. N’oubliez surtout pas qu’en Allemagne, contrairement aux autres pays, le capitalisme moderne est chose parfaitement nouvelle. Il pose à l’ordre du jour des questions à peu près oubliées déjà en France et en Angleterre. Les forces politiques nouvelles, auxquelles les peuples de ces pays se sont soumis, ont trouvé face à elles, en Allemagne, une classe ouvrière déjà convaincue par les théories socialistes. Ainsi les travailleurs ont-ils pu former un parti politique indépendant presque au moment où l’industrie moderne s’installait [dans leur pays] [10]. Ils ont leurs propres représentants au Parlement. Comme il n’existe aucun parti d’opposition à la politique gouvernementale, ce rôle revient au parti ouvrier. Retracer ici l’histoire du parti mènerait trop loin, mais je puis vous dire ceci : si la bourgeoisie allemande n’avait pas été composée des plus grands poltrons, contrairement aux bourgeoisies américaine et anglaise, elle aurait dû depuis longtemps s’opposer politiquement au régime ».

Question - « Combien y a-t-il de lassalliens dans les rangs de l’Internationale ? ».
Marx - « En tant que parti, les lassalliens n’existent pas. Bien entendu, on trouve parmi nous quelques fidèles, mais seulement un petit nombre. Depuis un bon moment déjà, Lassalle faisait usage de nos principes généraux. Quand il lança son mouvement, après la période de réaction qui suivit 1848, il croyait que le meilleur moyen de ranimer le mouvement ouvrier consistait à prôner la coopérative ouvrière de production. Il voulait de la sorte inciter les travailleurs à l’action ; c’était à ses yeux un simple moyen d’atteindre le but réel du mouvement. Je possède des lettres de Lassalle qui vont en ce sens ». [11]

Question - « C’était donc à certains égards une panacée ? [12] ».
Marx - « Exactement. Il alla trouver Bismarck pour lui exposer ses intentions. Et Bismarck encouragea les aspirations de Lassalle de toutes les manières concevables ».

Question - « Qu’est-ce que Bismarck avait derrière la tête ? ».
Marx - « Il voulait jouer la classe ouvrière contre la bourgeoisie issue de la révolution de 1848 ».

Question - « On dit que vous êtes la tête et le guide du mouvement socialiste et que, de chez vous, vous tirez toutes les ficelles des organisations, révolutions, etc. Est-ce vrai ? ».
Marx - « Je sais cela. C’est une chose absurde mais qui a ses aspects comiques. Ainsi, deux mois avant l’attentat de Hôdel, Bismarck s’est plaint dans la Norddeutsche Zeitung de l’alliance que j’aurais conclu avec le général des Jésuites, Beckx ; ce serait par notre faute qu’il n’a pu entamer le mouvement socialiste » [13].

Question - « Mais c’est bien votre « Association internationale » de Londres qui dirige le mouvement ? ».
Marx - « L’Internationale a eu son utilité, mais elle a fait son temps et a cessé d’exister. Elle a eu une action, elle a dirigé le mouvement. Mais la croissance du mouvement socialiste au cours de ces dernières années l’a rendu superflue. Dans les divers pays, des journaux ont vu le jour, qui entretiennent des rapports mutuels. C’est le seul lien que les partis des divers pays conservent entre eux [14]. L’Internationale a été avant tout créée dans le but de rassembler les travailleurs et de leur montrer qu’il valait la peine de réunir leurs diverses nationalités au sein d’une organisation. Mais les intérêts des partis ouvriers ne sont pas identiques dans les divers pays. Le spectre d’un chef de l’Internationale, siégeant à Londres, est une invention pure et simple. Il est exact cependant que nous avons donné des instructions à des organisations ouvrières à l’époque où l’association des Internationaux était solidement établie. Ainsi, nous avons été obligé d’exclure quelques sections de New York dont une, entre autres, au premier plan de laquelle figurait Mme Woodhull. Ceci se passait en 1871. Il y avait de nombreux politiciens américains qui auraient volontiers fait du mouvement leur affaire personnelle. Je ne veux donner aucun nom : les socialistes américains les connaissent très bien ».

Question - « On vous attribue, tant à vos partisans qu’à vous-même, M. le Docteur Marx, toutes sortes de propos incendiaires contre la religion. A coup sûr, vous verriez avec plaisir tout ce système extirpé radicalement ? ».
Marx - « Nous n’ignorons pas qu’il est insensé de prendre des mesures violentes contre la religion. Selon nos conceptions, la religion disparaîtra dans la mesure même où le socialisme se renforcera. L’évolution sociale va immanquablement favoriser cette disparition dans laquelle un rôle important incombe à l’éducation ».

Question - « Le pasteur Joseph Cook [15], de Boston, remarquait dernièrement, au cours d’une conférence : il faudrait dire à Karl Marx qu’une réforme du travail est réalisable sans révolution sanglante aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, peut-être aussi en France, mais qu’en Allemagne et en Russie, tout comme en Italie et en Autriche, on devra pour cela verser le sang ».
Marx - « J’ai entendu parler de M. Cook. Il ne connaît pas grand-chose au socialisme. Inutile d’être socialiste pour voir et prévoir en effet que des révolutions sanglantes se produiront en Russie [16], en Allemagne, en Autriche et peut-être en Italie, si les Italiens continuent de progresser dans la direction qui est actuellement la leur. Dans ces pays, des événements comparables à la Révolution française pourraient bien se produire. Il s’agit là d’une évidence aux yeux de quiconque est averti de la situation politique. Mais ces révolutions seront faites par la majorité. Les révolutions ne seront plus faites par un parti, mais par la nation tout entière ».

Question - « Notre religieux a cité un passage d’une lettre que vous auriez adressée en 1871 aux communards parisiens, et où on lit ceci : « Aujourd’hui, nous sommes trois millions au plus. Mais, dans vingt ans, nous serons cinquante ou peut-être même cent millions. Alors le monde nous appartiendra puisque non seulement Paris, Lyon et Marseille, mais aussi Berlin, Munich, Dresde, Londres, Liverpool, Manchester, Bruxelles, Saint-Pétersbourg et New York, en bref, le monde entier, se soulèveront contre le capital abhorré. Et face à ces nouvelles insurrections, telles que l’histoire n’en a jamais vu encore, le passé s’évanouira comme un cauchemar effroyable : l’embrasement populaire, surgissant en cent lieux à la fois, anéantira jusqu’au souvenir du passé. » Docteur, reconnaissez- vous avoir écrit ces lignes ? ».
Marx - « Pas un mot ! Je n’ai jamais écrit semblables absurdités mélodramatiques. Je pèse mûrement ce que j’écris. Cela s’est produit alors, pour ma signature, dans le Figaro. On faisait à ce moment circuler des centaines de lettres de ce genre. J’ai écrit au Times de Londres pour les déclarer fausses. Mais si je voulais démentir tout ce qui se dit et s’écrit sur moi, il me faudrait y employer vingt secrétaires ».

Question - « Mais vous avez tout de même pris la plume en faveur de la Commune de Paris ? ».
Marx - Certes je l’ai fait, face à ce qui avait été écrit sur elle dans des éditoriaux. Cependant certains correspondants parisiens ont suffisamment démenti dans la presse anglaise les allégations de ces éditoriaux relatives à des gaspillages, etc. La Commune n’a exécuté qu’une soixantaine de personnes environ. Le maréchal Mac Mahon et son armée de bouchers en ont tué plus de soixante mille. Aucun mouvement de ce genre n’a été calomnié autant que
la Commune ».

Question - « Les socialistes considèrent-ils le meurtre et l’effusion de sang comme nécessaires à la réalisation de leurs principes ? ».
Marx - « Pas un grand mouvement n’est né sans effusion de sang. Les Etats-Unis d’Amérique n’ont acquis leur indépendance que par des effusions de sang. Napoléon [III] a conquis la France par des actes sanglants et a été vaincu de la même manière. L’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne et les autres pays fournissent une foule d’exemples du même genre. Quant au meurtre politique, ce n’est pas une nouveauté qu’on sache. Orsini a sans doute tenté de tuer Napoléon [III], mais les rois ont tué plus d’hommes que quiconque. Les Jésuites ont tué, et les Puritains de Cromwell ont tué. Tout cela est arrivé bien avant qu’on ait entendu parler des socialistes. Aujourd’hui cependant on leur fait endosser la responsabilité de toute tentative d’attentat contre les rois ou les hommes d’Etat. La mort de l’empereur d’Allemagne serait à l’heure actuelle particulièrement déplorée par les socialistes : il est très utile à son poste, et Bismarck a fait plus pour notre mouvement que n’importe quel autre homme d’Etat parce qu’il a poussé les choses à l’extrême » [17].

Question - « Que pensez-vous de Bismark ? ».
Marx - « Avant sa chute, on tenait Napoléon [III] pour un génie ; après, on l’a traité de fou. Il en arrivera autant à Bismarck. Sous prétexte d’unifier l’Allemagne, il s’est mis à édifier un régime despotique. Qui ne voit pas où il veut en venir ? Ses manoeuvres les plus récentes ne sont rien d’autre qu’un coup d’Etat déguisé, mais Bismarck va échouer. Les socialistes allemands et français ont protesté contre la guerre de 1870, faisant valoir qu’il s’agissait d’une guerre purement dynastique. Dans leurs manifestes, ils ont dit d’avance au peuple allemand que s’il permettait la transformation de la prétendue guerre de défense en guerre de conquête, il en serait puni par l’instauration d’un despotisme militaire et par l’oppression brutale des masses laborieuses. A cette époque, le parti social-démocrate d’Allemagne a tenu des réunions et publié des manifestes dans lesquels il se prononçait en faveur d’une paix honorable avec la France. Le gouvernement prussien a immédiatement entamé des poursuites contre le parti dont beaucoup de dirigeants ont été emprisonnés. Malgré cela, ses députés, eux et eux seuls au Reichstag, ont osé protester avec la plus grande véhémence contre l’annexion de vive force d’une province française. Bismarck a cependant imposé sa politique par la violence, et les gens ont parlé du génie Bismarck. La guerre était terminée et comme il ne pouvait plus faire de nouvelles conquêtes, mais devait fabriquer des idées originales, Bismarck a lamentablement failli [18]. Le peuple a perdu sa foi en lui [Bismarck] et sa popularité est en déclin. A l’aide d’une pseudo-constitution et en vue de réaliser ses plans militaires et d’unification, il a imposé de lourdes taxes au peuple jusqu’à ce que celui-ci ne marche plus, et il essaie maintenant de le faire marcher sans constitution. Afin de pouvoir continuer de le saigner à son gré, il s’est mis à agiter le spectre du socialisme et il a fait [19] tout son possible pour provoquer un soulèvement populaire ».

Question - « Recevez-vous de façon régulière des rapports de Berlin ? ».
Marx - « Oui, je suis très bien informé par mes amis. Berlin est parfaitement tranquille, et Bismarck déçu. Il a frappé d’interdiction de séjour quarante-huit dirigeants, dont les députés Hasselmann et Fritzsche, ainsi que Rackow, Baumann et Auer de la Freie Presse [20] Ces hommes ont exhorté les ouvriers berlinois au calme et Bismarck le sait. Il sait tout aussi bien qu’à Berlin 75.000 ouvriers sont près de mourir de faim. Il compte fermement que, les dirigeants une fois éloignés, des émeutes se produiront lesquelles donneront le signal d’un bain de sang [21]. Dès lors, il pourrait mettre les poucettes à l’Empire allemand tout entier et laisser libre cours à sa chère politique militariste ; il n’y aurait plus de limites à la levée des impôts. Jusqu’à présent, aucun désordre n’a eu lieu et Bismarck consterné s’aperçoit que c’est lui-même qu’il doit blâmer, devant tous les hommes d’Etat ».

Source de ce document :
Andréas Bert, Marx Karl Heinrich. Interview de Karl Marx au Chicago Tribune. In : L’Homme et la société, N. 7, 1968. numéro
spécial 150° anniversaire de la mort de Karl Marx. pp. 237-247.
doi : 10.3406/homso.1968.1114
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1114

The Chicago Tribune, 39e année, 5 janvier 1879, p. 7, col. I-III.

Notes :

[1Marx avait alors soixante et un ans.

[2Dans une lettre à Danielson (10 avril 1879), Marx fait état « de la masse de matériaux que j’ai reçus non seulement de Russie, mais aussi des Etats-Unis, etc. ». Et le 15 novembre 1878, il confie à ce même Danielson un pronostic concernant le développement économique des Etats-Unis. Marx tenait ses renseignements sur l’administration américaine de « sources bien informées » parmi lesquelles figuraient principalement, outre Sorge, l’ancien secrétaire du Conseil général de l’Internationale, Harney, un ancien dirigeant chartiste qui depuis le début des années 70 exerçait des fonctions administratives à Boston, et le directeur de la statistique de la main-d’uvre, à Boston. (Ce dernier, M. Jiirgen Kuczynskl me le signale aimablement, se nommait Carol D. Wright ; Eleanor, la fille de Marx, parlant de ce Wright, s’exprime en termes très chaleureux. Un autre journaliste américain avec qui Marx s’était entretenu à Ramsgate, pendant la seconde quinzaine d’août 1880, écrit de son côté : « M. Marx est un observateur des choses américaines ; ses remarques sur certaines des forces vives et formatrices de la société américaine allaient très loin » (John Swinton, The Sun (New York), 6 sept. 1880 ; rep. dans le Bulletin de la Society for the Study of Labour History (Londres,n° 12, 1966, pp. 21-25). Swinton précise également que Marx lui avait déclaré que le troisième volume du Capital devait traiter du crédit et partant « être éclairé de nombreux exemples tirés de l’histoire des Etats-Unis, où le crédit a connu un développement si stupéfiant ».

[3Il est superflu de reprendre les extraits donnés ici par le journaliste américain ; les statuts de l’Internationale sont en effet suffisamment connus, et ils ont d’ailleurs été souvent réimprimés à l’occasion du centenaire de l’Internationale.

[4John Chandler Bancroft Davis fut de 1874 à 1877 ministre plénipotentiaire des Etats-Unis à Berlin. L’exposé sur le socialisme en Allemagne figure dans son rapport officiel, daté du 10 février 1877, au ministre des Affaires étrangères américain, Hamilton Fish : cf. United States. State Department. Papers relating to Foreign Relations of the United States,
Washington, 1877, pp. 175-80.

[5Ce texte est conforme au Protokoll de 1875 et conserve par conséquent la numérotation des articles du programme propre à l’original allemand, dont le texte de l’interview s’écarte.

[6Marx a laissé de côté la dernière revendication formulée à cet article : « La religion déclarée chose privée ». Dans ses Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand, Marx avait repoussé cette revendication comme « bourgeoise », invitant le parti à proclamer sa volonté de « libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse ».

[7Après deux paragraphes servant de préambule, le programme de Gotha articule six revendications de caractère général, numérotées de 1 à 6 (articles 1-6 ci-dessus) et huit revendications à satisfaire au sein de la société présente », numérotées à nouveau de 1 à 8 (articles 1-13 ci-dessus). La dernière de ces huit revendications (« Administration rigoureusement autonome de toutes les caisses d’assistance et de secours mutuel ») manque en revanche ci-dessus.

[8Le rapport cité à la note 20 ne donne nullement en fait la traduction des articles du programme de Gotha, mais seulement un condensé de ce programme en douze points abrégés. Les articles 1 et 3 (ici 7 et 9) n’y figurent pas et à la fin apparaît sous le numéro 12 la revendication discutée ci-dessus, laquelle provient du préambule. Au demeurant, Marx se trompe quand il reproche à Davis d’avoir mis particulièrement l’accent sur cet article. On lit en effet dans le rapport de Davis : « Le ministre de l’Intérieur comte Eulenburg a, dans son discours de février 1876 au Reichstag, vigoureusement insisté sur ce point. Les socialistes veulent, disait-il, que les moyens de production deviennent propriété de l’Etat et que la production soit répartie et utilisée en fonction des besoins collectifs ».

[9La crise économique de 1857 provoqua aux Etats-Unis un chômage tel qu’on en avait jamais vu jusqu’alors. Les divers syndicats locaux s’efforcèrent à partir de 1858, avec une puissance toujours accrue et aussi avec succès la plupart du temps, de rehausser le niveau des salaires, abaissé au cours de la crise.

[10Cf. l’étude qu’Engels commença de rédiger en 1888, à propos du Rôle de la violence dans l’histoire, et où il écrit : « La grande industrie, et avec elle la bourgeoisie et le prolétariat, se sont constitués [en Allemagne] à une époque où, presque en même temps que la bourgeoisie, le prolétariat était en mesure de faire son entrée sur la scène politique » Werke, XXI, p. 454).

[11Marx et Lassalle ont affirmé tous deux que leurs contacts épistolaires s’étaient relâchés à la fin de 1862. On ne trouve nulle mention dans les lettres de Lassalle à Marx de ce que ce dernier présente ci-dessus comme une considération tactique : Lassalle lança sa campagne d’agitation le 12 avril 1862 par un discours, publié un mois après sous le titre « Programme ouvrier », où il ne parlait pas encore de recourir à l’aide de l’Etat pour les coopératives ouvrières de production. Cette revendication apparaît pour la première fois sous la plume de Lassalle dans la Offnes Antwortschreiben (« Réponse publique ») datée du 1er mars 1863. Il est possible que Lassalle ait donné les susdites explications, après sa rupture tacite avec Marx, dans une lettre à un tiers, lettre dont Marx aurait eu connaissance.

[12Dans sa critique du programme de Gotha, Marx dépeint cette revendication comme la « panacée du prophète ».

[13Pierre-Jean Beckx était depuis 1853 général de l’ordre des Jésuites. En octobre-novembre 1877, un journal à la dévotion de Bismarck, la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, se faisait déjà l’écho des « combinaisons de Marx avec Beckx ».

[14Engels écrivait en ce sens à J. Ph. Becker le 10 février 1882 : « Par ailleurs, l’Internationale subsiste effectivement. La liaison entre les partis révolutionnaires de tous les pays, dans la mesure où elle peut se faire, a bel et bien lieu. Tout journal socialiste constitue un centre international. De Genève, Zurich, Londres, Paris, Bruxelles, Milan partent des fils qui se croisent dans toutes les directions ».

[15Le pasteur Joseph Cook, ancien élève de l’université de Harvard, donnait aux Etats-Unis, depuis 1873, des conférences de vulgarisation scientifiques dans lesquelles il s’efforçait de prouver que la religion chrétienne et la Bible se trouvaient en parfait accord avec la science. Ces conférences ont été publiées vers l’époque de l’interview, sous les titres : Labor (Boston, 1879) et Socialism (Boston, 1880).

[16Cf. ce passage d’une lettre qu’Engels écrivit le 21 mars 1879 à la Plèbe, à propos des lois d’exception en Allemagne, et que le journal italien publia le 30 mars suivant : « En Russie, le meurtre politique est le seul moyen que des hommes intelligents, raisonnables et d’un caractère ferme ont de se défendre contre les agents d’un despotisme inouï » Werke, XIX, p. 149).

[17Cf. Engels parlant de la politique militariste de Bismarck dans l’article « Offizioses Kriegsgeheul » (« Bruit de bottes en coulisse ») publié dans le Volksstaat du 23 avril 1875 : « Ce n’est que de l’intérieur que le système sera ébranlé jusqu’au sommet (...), ce n’est qu’en raison de ses effets inéluctables que le système peut finir un jour par s’effondrer. Et plus ces oscillations s’amplifieront, plus tôt il devra s’effondrer » (Werke, XVIII, p. 583).

[18Engels s’exprime de façon absolument identique sur le compte de Bismarck, dans le texte de 1888 que nous avons cité à la note 27, en jetant un coup d’oeil rétrospectif sur l’action politique de ce dernier après la guerre victorieuse de 1870-71 : « Il s’agissait maintenant de savoir ce qu’il [Bismarck] allait faire de cette puissance (...), il lui fallait dresser des plans, montrer quelles idées pouvaient germer dans sa tête ». Et Engels d’ajouter plus loin, après une analyse circonstanciée de la politique intérieure de Bismarck : « La mesquinerie de la conception, la bassesse du point de vue (...) correspondent tout à fait au caractère du monsieur (...). Il convient pourtant de s’étonner que ses grands succès ne lui aient pas permis de s’élever, ne fût-ce qu’un instant, au-dessus de lui-même ». (Werke, XXI, p. 449 et p. 456).

[19A partir d’Ici, le texte de l’interview a été publié, sous une forme légèrement modifiée, dans le Socialist (Chicago) du 11 janvier 1879 (lre année, n° 18), sous le titre « Karl Marx Well-Informed ». Obermann a donné une traduction allemande de ce passage dans l’article cité ci-dessus à la note 1 (art. cit., p. 66).

[20Il n’y eut pas en tout 48, mais « 67 de nos camarades les plus connus du parti (…) interdits de séjour » dont « la plupart devaient avoir quitté la ville dans les 48 heures » (A. Bebel, Aus meinem Leben, Stuttgart, 1914, III, p. 24). Le journaliste américain, ou Marx, ont confondu les deux chiffres. La mention des mesures d’interdiction de séjour permet de supposer que le dernier entretien entre Marx et le reporter du Chicago Tribune eut lieu au cours de la première semaine de décembre 1878 : le courrier par express de Londres à Chicago mettait alors environ trois semaines pour arriver à destination.

[21Cf. la lettre envoyée à peu près au même moment par Engels à J. Ph Becker, le 12 décembre 1878, où figure ce passage : « Bismarck espère que les cliques anarchistes et duhringiennes vont rompre la cohésion des nôtres et entraîner ainsi ce qu’il désire par-dessus tout : une tentative de putsch qui lui permettra de tirer ».


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