Mais à la fin des fins qui sont ces types, ces êtres, femmes ou hommes, qui, forts de leur temps libre, parfois libéré, volé, arraché, entendent occuper notre temps à nous, notre attention, notre intelligence même et pourquoi pas notre conscience pendant qu’ils y sont ? – en nous infligeant le résultat de ce que Samuel Beckett nomme, dans une lettre à un auteur, le seul moyen de tenir le coup sur cette foutue planète, autrement dit en exhibant le produit de leur activité d’écriture qui se présente généralement sous le nom de littérature ?
On les appelle écrivains, récemment écrivaines (c’est très laid). Et il en est certains, certaines, qui nous donnent régulièrement à lire l’aboutissement écrit de leur invention, c’est-à-dire, selon Pascal Quignard dans L’Enfant d’Ingolstadt qui paraît ces jours-ci, ce qui vient non pas du passé, mais du fond de l’être, des formes non pas originales, et singulières mais originaires et infinies.
Ainsi de la lecture de ce dixième tome du Dernier Royaume de Quignard, je retiens ceci : comme le désir, le rêve, le fantasme, le fantôme, l’art est à jamais figuratif. Tout le reste n’est que décoratif. Ornement, garniture, ameublement, habillage, séduction, joliesse, confort. Pourquoi nous attarder sur cet extrait précisément ? Car voilà certainement une définition pratique de la littérature qui la situe résolument du côté de la recherche, de la représentation, donc du mouvement, de l’élucidation, et non du spectacle qui sidère et qui fige.
De Pierre Guyotat, auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Éden, Éden, Éden, je n’avais jamais, jusqu’à Idiotie, rien lu. Rien lu du tout ! Repoussant toujours à plus tard…
Il se trouve que sur les hauteurs de Paris, tout près de la station de métro Pyrénées, je l’ai rencontré par hasard, il y a de cela plus de vingt ans. Il m’a abordé, il cherchait son chemin. Je l’avais bien sûr reconnu dans l’instant. Je me souviens l’avoir renseigné de sorte qu’il fut satisfait… Et voici qu’on m’offre cet été son nouveau roman : Idiotie.
Dès les premières pages, je peine, je ne saisis pas le rythme, l’agencement, les mots même, que sais-je, quand je tombe page 39 sur une journée sans travail est une journée de mort. Touché au plus profond, la culpabilité me montant du ventre à l’idée d’abandonner la lecture de ce travail de longue haleine, je décide de poursuivre. Dieu merci ! Heureusement ! Je m’attache de ce fait à la lecture de ce livre à la fois daté, la guerre d’Algérie vécue de l’intérieur par un tout jeune insoumis et également atemporel, car pouvant se donner comme un tableau de n’importe quel autre conflit armé, de tous les conflits armés.
Ce passage, par exemple, que lorsque je l’ai lu à une amie, celle-ci crut à une scène se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale : la nuit vient à la porte vitrée du café, battue par la neige. Des ombres s’y pressent, des bruits de bottes ; la porte est ouverte, forcée : des policiers, décasqués mais matraque au poing, font irruption ; je vois une feuille ronéotée passer de main en main jusqu’à la danseuse qui le fourre dans son corsage miroitant ; nous sommes poussés, alignés cotre deux murs, les enfants gardés à la table par un policier qui les maintient de ses deux poings gantés aux épaules… Le policier me reprend l’épaule, me pousse vers la porte, l’ouvre, me pousse doucement dehors. La vitre, embuée par le souffle des interrogatoires, s’allume d’éclats de la bousculade. Au bout de la ruelle pavée entre des taudis bas qui résonnent des criailleries d’enfants, l’eau noire du canal fendue par une longue péniche de sable blond éclairé par des lumignons, dont les flancs charrient les glaces qui les regèlent.
Idiotie, ce récit de l’entrée dans l’âge adulte de l’auteur-narrateur entre sa dix-neuvième et vingt deuxième année, de 1959 à 1962, n’échappe pas à l’aventure à la fois figurative et collective constitutive de la littérature.
Je n’ai même plus, en ma possession les blocs de notes, d’esquisses dont je tire mon identité, la preuve que je vis, se plaint le jeune soldat insoumis alors emprisonné. Que fait d’autre le lecteur, concentré dans les pages aux-quelles il donne existence, sinon que tirer de cet acte, de cette expérience, de quoi rendre effective sa propre identité et lui fournir la preuve qu’il vit ? Qu’il vit avec son corps tout entier, muscles, chair, sang, cœur, cerveau au bord d’une appréhension sans fin du réel.
L’Enfant d’Ingolstadt de Pascal Quignard - Grasset - 288 pages - 20€
Idiotie de Pierre Guyotat- Grasset - 256 pages - 19€