Emmanuel Todd est ce qu’on appelle un drôle d’oiseau. Qu’il nous enchante ou nous agace, on ne peut être indifférent au ramage de cet intellectuel affable qui s’est qualifié lui-même, non sans humour, de « prophète certifié » [1]. Il est vrai qu’à chaque grand événement, les médias le posent volontiers comme l’homme qui a tout prévu : les récentes révolutions arabes, le déclin de l’empire américain ou, dès 1976, l’effondrement de l’URSS. Véritable Mozart de la démographie, il n’avait alors que vingt-cinq ans qu’il anticipait déjà, contre toute attente, la « chute finale » du bloc soviétique à partir, entre autres, de la remontée de la mortalité infantile. Quand d’autres jolis grands experts du jour comme Alain Minc nous certifiaient en 1989 que l’Allemagne ne serait pas réunifiée avant cinquante ans [2], Todd nous ramenait opportunément à la solidité des vérités démographiques. L’alphabétisation, les transitions démographiques et les bouleversements qu’elles entraînent, nul ne peut se soustraire à ces données profondes des larges masses qui font l’histoire, comme disait Mao. Bref, « le pape ? Combien de divisions ? »
Voilà pour la première casquette de Todd : le démographe. S’ajoute à cela celle, plus difficile à porter, du théoricien voire du philosophe. Pour Emmanuel Todd, les grandes structures familiales jouent un rôle aussi essentiel que la lutte des classes chez Marx, la volonté de puissance chez Nietzsche ou le conatus chez Spinoza. L’avenir serait à un sociologue du XIXe siècle que Todd a contribué à exhumer, Frédéric Le Play, auteur d’une typologie des différentes structures familiales et dont le maître mot est que « la famille fait la société à son image ». Ainsi, malgré les développements de l’individualisme, de l’urbanisation et quelques autres détails, ce serait en passant par le prisme de l’analyse familiale qu’on découvrirait quelles sortes d’ « instincts » sociaux sont transmis aux enfants. Clef d’entrée simple et facilement observable : la famille « communautaire » produit donc le communisme, la famille « nucléaire absolue » le libéralisme, etc.
Todd s’est fait enfin, sans qu’on voie bien le lien entre l’un ou l’autre de ses terrains de prédilection, l’avocat enfiévré du protectionnisme. On le voit souvent aux côtés de l’économiste Jacques Sapir ou de l’ardent ministre du « redressement » industriel, Arnaud Montebourg. Enfin, quelque peu lassé par le rouleau à prières républicain des chevènementistes ou des gaullistes de gauche, M. Todd semble avoir trouvé définitivement son port d’attache dans le réformisme tranquille des notables du PS, puisque c’est la famille politique qui trouve le plus grâce à ses yeux.
Ses positions ne sont certes pas parmi les plus réactionnaires ou les plus ultra-libérales, même si l’on se demande parfois s’il ne serait pas, comme beaucoup de keynésiens, l’ultime rempart du système, sa dernière carte pour revenir à l’équilibre. Lord Keynes ne disait-il pas : « la lutte des classes me verra du côté de la bourgeoisie cultivée » ? On souhaite de tout cœur à Emmanuel Todd un destin plus aventureux, en espérant qu’il renonce à son antimarxisme assez désuet, très vieille France, lequel constitue souvent, n’ayons pas peur de le dire, le véritable point aveugle de ses raisonnements. Pour le moment, contentons-nous de noter que le positivisme à la Auguste Comte, les sévères typologies à la Frédéric Le Play, l’organicisme à la Emile Durkheim, tout cela compose chez Emmanuel Todd la reprise d’une histoire bien française, celle du scientisme, dont l’expertise médiatique ne constitue que la version modernisée.
Emmanuel Todd s’est acquis une audience importante avant tout par divers essais conjoncturels. Soucieuses de lui permettre d’étayer ces productions, les éditions Gallimard viennent de publier coup sur coup deux ouvrages de portée plus générale : une réédition mise à jour de L’Invention de la France. Atlas anthropologique et politique, corédigée avec Hervé Le Bras, ainsi que le premier tome d’une somme sur ses recherches anthropologiques, L’Origine des systèmes familiaux. Si l’on avait depuis La Troisième Planète (1983), une idée du « système Todd », ces deux ouvrages font voir aujourd’hui clairement les mérites et les limites d’une théorie qu’on pourrait qualifier d’anthropologie appliquée la démographie.
L’Invention de la France, qui nous concerne au premier chef car étant plus centrée sur la politique française actuelle, date de 1982 mais est reparue en 2012 dans une version augmentée et mise à jour. Véritable manuel, l’ouvrage doit sa longévité non seulement à la mine d’informations pratiques sur la sociologie électorale qu’elle constitue, mais aussi à sa réfutation pratique, par l’exemple, des élucubrations identitaires du sarkozysme finissant. Son principal mérite étant de mettre l’accent sur la diversité de notre pays, qui expliquerait l’attachement passionné, car vital, à l’unité de la nation. D’autant que, selon les auteurs, les différences régionales sont encore plus importantes en France que partout ailleurs :
« La France apparaît toujours éclatée en une multitude de cultures régionales et locales dont la distance anthropologique est comparable à celle de deux pays européens pris au hasard. Sur le plan des structures familiales, il y a autant de différences entre la Normandie et le Limousin qu’entre l’Angleterre et la Russie. » [3]
On le voit à cette formulation lapidaire : le constat qui ne suscite guère d’objections s’accompagne sans médiation aucune d’une explication plus malaisée à admettre. En effet, cette forte disparité régionale française trouverait son explication ultime dans l’action souterraine d’un maillage de structures familiales très différentes entre elles qui se partagent encore le territoire. Malgré la tendance à l’urbanisation qui favorise la famille nucléaire, ces structures continueraient de jouer sur les représentations mentales, en agissant comme autant de matrices. Ni Marx ni Freud ne serviraient de rien pour expliquer ces déterminations voire ces pesanteurs ; il faudrait convoquer plutôt les classifications d’un chercheur du XIXe siècle marqué par le catholicisme social, à l’époque où ce dernier se concevait encore comme un traditionalisme réactionnaire, Frédéric Le Play. Ce dernier avait en son temps établi une typologie des structures familiales entre famille-souche (qui avait sa préférence), famille communautaire, famille nucléaire. Typologies qu’Emmanuel Todd s’est proposé toute sa vie d’étayer en changeant de jugements de valeur.
Certes, cette incursion du démographe dans le champ anthropologique n’est pas forcément irrecevable et L’Origines des structures familiales de Todd comme ses ouvrages précédents sont là pour témoigner qu’il ne s’agit pas d’une improvisation. On doit sans doute reconnaître que les dernières recherches de Todd sur le caractère hautement archaïque de la famille nucléaire qui paraissait pourtant à première vue une création récente, constituent un apport crucial à l’anthropologie, et nous aident à nous garder de tout évolutionnisme linéaire.
Néanmoins, un apport quel qu’il soit, ne saurait définir les contours d’une discipline au sens strict ni prétendre à énoncer une anthropologie plénière. Surtout quand le refus souvent légitime de l’éclectisme fait prendre au chercheur les chemins douteux d’une explication monocausale, au détriment d’autres disciplines comme l’économie ou l’histoire.
En effet, l’intérêt pour la diversité des systèmes familiaux ne poserait pas tant de problèmes si elle ne s’accompagnait d’une volonté d’explication hégémonique qui produit ses conséquences néfastes dès le début de l’ouvrage. Et qui peut conduire jusqu’à certaines outrances comme : « L’économie ne guide pas la vie politique française ». Et cela du simple fait que : « Personne, jusqu’à présent, n’a réussi à expliquer pourquoi, en France, certaines régions semblent naturellement de gauche, et d’autres de droite. La sociologie économiste – qu’elle soit marxiste et fanatique du concept de classe sociale, ou libérale et adepte de l’idée de catégorie socio-professionnelles – n’a rien à dire sur ces oppositions d’attitudes. Certaines régions de droite sont riches, et d’autres pauvres. Certaines régions sont très ouvrières, mais la plupart sont rurales ou tertiaires. » [4] Ou encore : « L’économie politique est impuissante : certaines régions paysannes comme l’Ouest votent à droite, d’autres à gauche, comme le Midi. Certaines régions ouvrières votent à gauche comme le Nord-Pas-de-Calais, d’autres à droite comme l’Est lorrain. » [5]
On a du mal à admettre cette idée d’une Lorraine exclusivement soumise à sa croix gaulliste ou aux angoisses patriotiques propres aux régions frontalières. Dès que l’on change la focale (par exemple la vallée de la Fensch), les réalités économiques réapparaissent (et sans doute aussi le vote communiste !) lorsqu’on ne prend pas une grande région comme une moyenne. Preuve que l’économie politique n’est pas si impuissante et peut contrecarrer une tendance lourde de ce que nos auteurs appellent l’anthropologie.
En réalité, on peut même se demander si cet éclairage anthropologique ne contribue pas à entériner un recul par rapport à la sociologie électorale (ou géographie électorale) de près d’un siècle auparavant. Prenons André Siegfried, le père de la sociologie électorale, l’initiateur d’une approche géographique des élections. Todd loue chez cet auteur du mémorable Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République la répugnance bien compréhensible à donner une explication économique immédiate et unilatérale, simple et automatique à « des tempéraments politiques régionaux » fruit d’une « histoire singulièrement lointaine » [6], et nul ne peut lui donner tort sur ce point. Mais Siegfried ne se contentait pas de remplacer une causalité par une autre, mais proposait une analyse multifactorielle et n’évacuait pas pour autant les déterminants de classe. De plus, son espace d’analyse privilégié allait jusqu’au niveau du canton et de la commune ; il ne bornait pas sa « géographie électorale » à une simple cartographie des résultats électoraux principalement au niveau des départements, le vote étant ramené à un simple recensement, et non aux dialectiques de l’affrontement, voire même à celle du choix devant l’urne. On sait comment une certaine Geopolitik à l’allemande se plaisait à noyer la lutte des classes dans des grands blocs correspondant aux affrontements impérialistes. Il est donc utile de rappeler que l’atlas de Todd et Le Bras ne saurait faire une géographie, encore moins une histoire [7].
Quant à l’autre point évoqué, la disjonction entre vote communiste et sociologie ouvrière, il s’agit en fait d’un problème classique de conscience de classe. Certes, on sait gré aux auteurs de nous rappeler que des départements industriels et ouvriers (Isère, Jura, Haute-Savoie, Doubs, Eure, Aube) sont très peu communistes et que d’autres régions comme le Centre et le Limousin, communistes, sont peu industrielles. Ils définissent au mieux un terrain à conquérir pour les militants. Et on suit les auteurs bien volontiers lorsqu’ils nous disent que nous sommes victimes d’une illusion idéologique qui nous fait plus volontiers percevoir comme ouvrières celles qui sont marquées par l’implantation communiste. Mais l’on voit mal en quoi ces décalages font qu’il nous faudrait renoncer pour jamais à toute analyse économique.
Ce n’est d’ailleurs pas l’un des moindres paradoxes du livre que de donner à la genèse de certaines structures familiales... une explication de type économique ! C’est le cas de l’Irlande, où au lendemain de la grande famine de 1848 « se développe alors, en une génération, un système du type famille-souche particulièrement dur, produisant des taux de célibat très forts et un âge au mariage extrêmement élevé » [8]. Ces changements ne sont pas si rares : plus près de nous, les auteurs nous apprennent qu’au XIXe siècle, « l’Occitanie périphérique, du Limousin à la Provence, bascule dans un processus de nucléarisation, de pulvérisation des structures de parenté » [9]. Ou encore : « La France n’est pas une juxtaposition inerte de régions, closes les unes aux autres. Il y a, sur les franges des ensembles ethnologiques, mouvement, friction, déstructuration. De cet anéantissement mutuel des coutumes naissent des phénomènes nouveaux. » [10]
Les historiens savent que les phénomènes démographiques comme le baby-boom par exemple sont difficilement prévisibles, comme tous les phénomènes d’après la transition démographique. On comprend donc mal cet exclusivisme qui consiste à expliquer la démographie par la seule composante des structures familiales.
Malgré cet impérialisme doctrinal, le programme de départ semblerait pourtant alléchant, riches en perspectives de détail. Et l’on peut donc montrer de la bonne volonté et de l’intérêt quand Todd nous présente son anthropologie comme une « science des rigidités mentales » [11]. Pourquoi la carte électorale française a-t-elle si peu évolué ? Pourquoi par exemple, « la quasi-totalité des élus de la gauche viennent de deux régions : le Midi et le Nord, de la frontière belge à Paris » [12] ? Pourquoi le vote récent des femmes n’a pas fondamentalement modifié la ligne traditionnelle de la politique française ? Ces questions ont leur pertinence et leurs enjeux : cette science des pesanteurs peut être utilisée cyniquement par les démagogues (c’est l’objet même de la science électorale). Elle peut également être subvertie dans une dialectique entre liberté et nécessité, faire place à un esprit révolutionnaire qui écarterait autant l’opportunisme que le volontarisme abstrait. Du reste, cette question des rigidités n’est pas nouvelle. C’était déjà le point de vue d’André Siegfried, précédemment cité, cherchant à montrer, en républicain bon teint, en quoi le contrôle de la grande propriété par la noblesse de l’Ouest de la France « diminue ou détruit la liberté matérielle ou morale de l’électeur ».
On pense aux névroses établies par Freud et aux possibilités concrètes d’une éventuelle guérison. Si les marxistes ont appris à user des catégories freudiennes à bon escient et sans éclectisme, on voit aussi quel intérêt pratique ils auraient à compléter la psychanalyse par une approche anthropologique. En effet, Freud, malgré tout ses apports et son savoir clinique, tendait à ignorer les rapports sociaux – c’est entendu –, mais négligeait également les différences énormes entre les différentes structures familiales dans le monde. Todd et Le Bras notent non sans malice que la psychanalyse est elle-même reçue dans les pays à structures familiales bien particulières : « La famille allemande définit (...) une structure verticale, bon terrain pour le développement des névroses et, par réaction de la psychanalyse. » [13] Freud pourrait en quelque sorte être corrigé par Frédéric Le Play et ses continuateurs, en Angleterre, Peter Laslett [14], en France, Emmanuel Todd. On pourrait passer ainsi de l’individuel au collectif, sans passer par les théories douteuses de l’inconscient jungien. On pourrait faire jouer, enfin, le paramètre des classes, et rappeler que le champ privilégié de Freud est avant tout la famille bourgeoise, mais l’on sait que pour des raisons doctrinales, M. Todd s’y refuserait fermement.
En effet, l’anthropologisme des systèmes familiaux de Todd a ceci de commun avec la psychanalyse, du moins dans sa version freudienne des premiers temps, qu’elle fait preuve d’une attitude agressive et d’une volonté d’hégémonie. La concurrence entre disciplines au sein de l’université bourgeoise et l’hostilité de rigueur envers le marxisme en sont peut-être la cause. Comme la psychanalyse, l’anthropologie à la Le Play revisitée par Todd constitue un éclairage important dans un déterminisme particulier et qui a besoin, pour s’affirmer et ne pas être relégués dans les études particulières, monographiques, de s’opposer à la philosophie par excellence du déterminisme, le marxisme, pensée du déterminisme mais d’un déterminisme pluricausal (où l’économie ne joue son rôle qu’en dernière instance) et tendanciel (par ex. la baisse tendancielle du taux de profit), et qui au-delà des apories du structuralisme anhistorique et du subjectivisme ou existentialisme méthodologique, propose une articulation complexe du sujet et de l’objet.
En effet, celui qui rappelait que les « hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux » et que « le poids des générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau de vivants » aurait pu être invoqué comme un père fondateur parmi d’autres de cette science des rigidités anthropologiques.
Certes, non directement dans le domaine des sciences particulières : ni Marx ni Engels n’ont prétendu à l’exhaustivité, et notamment pas en anthropologie. L’on doit accueillir volontiers les critiques sans doute fondées de l’anthropologie encore balbutiante qui imprègne l’écrit de Engels L’Origine de la famille... Le marxisme est moins une science qu’on pourrait découper en rubriques qu’une discipline, une « méthode pour l’action ».
Il n’empêche ; dans une étude sur les structures mentales et sociales paysannes et leur influence pour l’avenir, Marx aurait pu être invoqué comme allié. Notamment le Marx qui consacre une bonne partie de ses dernières réflexions à l’étude exhaustive de la communauté paysanne russe, le mir ou encore l’obchtchina. Marx y voyait un tremplin possible, parmi d’autres, pour le passage au socialisme. Aux dires de Engels, Marx avait accumulé jusqu’à deux tonnes de livres en russe, après avoir appris la langue, et regrettait que pareilles tâches l’aient détourné de l’écriture du Capital qui, comme on sait, est resté inachevé. En réalité, ces recherches étaient plus décisives qu’il n’y paraît.
On peut voir leur pertinence dans la préface à la traduction russe du Capital et dans une lettre à la révolutionnaire Vera Zassoulitch restée malheureusement longtemps inédite. Il est frappant de constater que, dans cette lettre, Marx va expressis verbis à l’encontre du marxisme vulgaire, du moins de celui que M. Todd confond volontiers avec le marxisme (économicisme, rôle exclusif des pays industriels dans le déclenchement des révolutions, etc.).
Pour l’anecdote, Maximilien Rubel a bien montré, dans l’étude qu’il a consacrée aux relations entre Marx et les populistes russes, que ces réflexions de Marx ont fait l’objet d’un refoulement chez ses partisans. Or il est bien regrettable de voir que la recherche n’a pas progressé d’un pouce au XXIe siècle, lorsqu’à propos des contradictions internes à la famille communautaire russe, qu’avait étudiée Frédéric Le Play, Emmanuel Todd va jusqu’à écrire avec une désinvolture qui frise le mépris :
« (...) les valeurs de la famille russe se combinent de manière discordante. Si l’autorité du père favorise la réaction, l’égalité des fils conduit à la révolution. N’ayant pas saisi la contradiction, Le Play n’a pas perçu le potentiel révolutionnaire de la Russie travaillée en profondeur par la valeur d’égalité. Comme Marx, son presque contemporain (1818-1883), mais d’un point de vue réactionnaire plutôt que révolutionnaire, il ne voyait en elle qu’une grande puissance conservatrice. » [15]
Une pareille bévue, étonnante chez un chercheur consciencieux comme Todd, ne peut s’expliquer que par un refus d’étudier sérieusement le marxisme. Si Marx est un penseur supérieur à Le Play, c’est qu’entre autres il savait, lui, saisir les contradictions au cœur des systèmes économiques, familiaux ou autres. Je ne pense pas tomber dans des préjugés spéculaires à ceux de Todd en affirmant qu’en matière de « rigidités mentales » puisque c’est cela qu’il entend traiter, on trouve chez M. Todd en premier lieu l’anti-marxisme et l’anti-communisme. Ces blocages sont très fréquents, souvent chez les plus grands esprits : Georg Lukács ne disait-il pas de Max Weber qu’il eût été mort de honte à l’idée d’oublier le nom de telle ou telle dynastie chinoise tout en pouvant formuler sur le marxisme les remarques du plus lamentable philistin.
Le marxisme n’étant pas un monocausalisme économique, il peut intégrer ou tenir compte de recherches sur le déterminisme de la cellule familiale sur la psychologie, dans certaines conditions socio-historiques, produit de l’Œdipe par exemple, il n’a pas de mal à admettre les pesanteurs des différentes structures familiales. Ni Marx, ni Freud ne seraient les seuls à nous aider à mesurer, identifier, continuer ce grand combat rationaliste qui définit, depuis Spinoza, la liberté comme « l’intellection de la nécessité » [16], assigne à la liberté la tâche de comprendre les déterminismes pour mieux s’en affranchir.
On pourrait même convoquer, comme le fait Todd, Frédéric Le Play dans ce combat, tout en sachant bien que ce n’était pas le but subjectivement poursuivi par ce dernier. Malgré sa rigueur scientifique, le sociologue affichait sa préférence pour ce qu’il appelait la famille-souche (marquée par l’autorité paternelle et l’inégalité entre les fils), laquelle est un décalque de sa sympathie pour l’Ancien Régime. On comprend donc bien pourquoi il fut l’un des inspirateurs les plus directs de Charles Maurras. A telle enseigne que même à droite, dans ses Origines de la pensée sociologique, Raymond Aron ose à peine lui consacrer une ligne, élogieuse il est vrai, mais pour sa seule rigueur statistique et ses capacités indéniables de chercheur de terrain.
Mais après tout, l’histoire de la pensée scientifique montre que certaines théories valables ont pu par hasard naître de véritables fantasmatiques. En l’occurrence l’obsession maniaque et contre-révolutionnaire a pu entraîner Le Play à des classifications fécondes au moment où la France vivait un affrontement essentiel entre autorité et liberté, privilèges nobiliaires et égalité. Emmanuel Todd témoigne qu’on peut faire du Le Play en inversant – mais est-ce suffisant ? – les jugements de valeurs : en l’espèce en préférant les vertus des familles nucléaires et égalitaires, fondement qui prédisposent à un tempérament républicain.
C’est donc une histoire de familles : la Révolution française verrait l’affrontement de la famille souche nobiliaire avec celle égalitaire et nucléaire des paysans du bassin parisien. Certes, mais dans ce cas-là, un modèle familial chasse l’autre. Il y a bien antagonisme, lutte des classes. On voit mal en quoi Le Play nous dispenserait de Marx.
L’étude des deux grandes structures familiales antithétique (à laquelle la France ne se réduit pas) montre pourquoi notre pays est une « nation schizophrène » qui parfois parle le langage de la République et parfois celui de Pétain. On peut néanmoins regretter qu’au-delà des contradictions bien évidentes entre l’idée républicaine et l’idée monarchiste, Todd ne s’attarde pas à décrire les contradictions au sein de l’idée républicaine. Car après tout, c’est dans le camp républicain que se trouvaient les colonialistes les plus passionnés. Et les anciens colonisés de l’Empire français n’ont guère goûté à ces vertus républicaines qui découleraient automatiquement selon Todd d’un véritable état d’esprit progressiste.
Pour étudier ces contradictions, il suffirait de recourir à l’économie ou à l’histoire, voire – horresco referens – à quelques rudiments de marxisme. Mais M. Todd ne s’y résout pas : la République n’est pas imparfaite, elle est au pire guettée par le danger de l’ « extrémisme ».
Alors qu’on pourrait penser rationnellement à un développement harmonieux et complet de l’idée de République dans une démocratisation des processus économiques et donc dans un changement du mode de production, Emmanuel Todd va au contraire procéder à une tentative d’expulsion du communisme de notre histoire nationale.
La typologie leplaysienne qui oppose avant tout la famille souche (autorité et inégalité) qui prédisposerait aux idéologies réactionnaires à la famille nucléaire (de type nucléaire égalitaire ou absolument nucléaire), comporte également une troisième famille, que Le Play avait d’ailleurs étudiée en Russie même. Il s’agit de la famille communautaire, marquée par les valeurs parfois contradictoires d’autorité et d’égalité. Cette dernière constituerait d’après M. Todd, le terrain le plus favorable à l’émergence de régimes de type communistes (ou dont l’objectif est la réalisation du communisme, pour être précis). On retrouverait la présence de cette structure familiale avec une systématicité qui ne laisse pas d’étonner et qui fait – reconnaissons-le sans ambages – le grand intérêt des recherches toddiennes. Autant en Russie qu’en Chine, au Vietnam qu’à Cuba, en Yougoslavie que dans les régions centrales et notoirement rouges de l’Italie, on retrouverait effectivement une structure familiale identique. A l’opposé, la présence d’une famille de type nucléaire absolue (inégalité de l’héritage et indépendance très tôt), comme c’est le cas en Angleterre, serait le meilleur rempart au péril rouge, quel que soit le développement de la classe ouvrière et de l’industrie.
Le communisme, c’est donc clair dans les classifications de Todd, c’est un mélange d’autoritarisme et d’égalitarisme.
Un des problèmes de cette reprise des thématiques de Le Play est de ne voir les tendances politiques qu’en tant qu’issue de la Révolution française (pour ou contre) mais non déterminées par la révolution industrielle. Les catégories autorité/liberté, inégalité/égalité, sont d’une plus certaine utilité, à des époques bien précises, quand les jeux ne sont pas encore faits et où le drapeau blanc s’affronte toujours au drapeau tricolore, par exemple au temps de la Troisième République. Mais pour expliquer le monde d’après 1917, on risque de patauger.
Le communisme serait donc un autoritarisme ? On pourrait chicaner en disant que ces propensions à subir une autorité, par exemple de discipline militaire, que Todd prête volontiers aux Russes, ont eu le mérite de nous avoir débarrassés du fascisme quand nous eussions été incapables de le faire tous seuls. Il est d’ailleurs frappant de voir comment ce préjugé passe d’un peuple à l’autre au cours des siècles (Norbert Elias nous rappelle qu’à l’époque moderne, c’étaient les Français qui étaient censés pratiquer la servitude volontaire [17]). Mais là n’est pas le sujet et il y a de toute façon quelque abus à identifier le communisme avec le moment stalinien, phénomène apparu dans des conditions extrêmes (guerre civile, quatorze nations liguées contre l’Union soviétique naissante etc.) et qui, de facto, participe d’une certaine forme de réalité nationale russe qui précède la définition du régime. L’historien soviétique Moshe Lewin montre bien comment le bolchevisme des débuts s’est heurté aux pesanteurs de la réalité russe, tout système de transition révolutionnaire étant par définition porteur d’avenir (en l’occurrence le socialisme) et héritier d’un passé (ici le tsarisme).
Mais cet autoritarisme « stalinien » n’est d’ailleurs pas une caractéristique exclusivement russe. Elle est propre au sous-développement, à la sortie d’un peuple de l’analphabétisme qui éprouve encore le besoin de se rattacher à des icônes de tout type. Elle n’est pas consubstantielle au communisme ou même à la Russie. La violence est souvent le lot des systèmes en transition démographique ou entrant dans la modernité en général, bien entendu avec des différences d’intensité qui dépendent du contexte. Ce qui vaut pour Cromwell avec la révolution libérale vaut pour Staline avec la révolution socialiste.
S’il nous est donné un jour de voir la France passer au socialisme, on trouvera donc – et c’est tant mieux – des éléments républicains et les fondamentaux d’un développement économique plus avancé. Le communisme, ce pourrait être au fond la République bien comprise. Et l’on pourrait retourner le propos de Todd en montrant que la déviation stalinienne comme l’opportunisme social-démocrate constituent des aberrations « patriarcales » autoritaires, des dictatures du parti sur les masses. Certes Staline, Mao et Tito ont appris aux communistes, à divers moments clefs, à penser la réalité nationale. Mais notre réalité française, et là Todd a raison, n’a rien à voir avec la leur.
On comprend mal en tout cas pourquoi M. Todd veut exclure le courant communiste de la réalité républicaine de notre pays. Et il est navrant de voir le glissement qui peut s’opérer vers le « communiste pas français » de sinistre mémoire.
Tous les chercheurs en communisme ou plutôt en anticommunisme puisqu’ils sont malheureusement souvent mus cette passion triste, tombent souvent dans de semblables apories. Au lieu d’expliquer en profondeur les caractéristiques du communisme à la française avec ses avancées, ses retards, ses contradictions, ils vont chercher un modèle explicatif structurant et anhistorique ou bien anachronique, à l’étranger (la bolchevisation croissante du parti) ou dans le passé (l’influence du jacobinisme). Nulle part ne sera pris au sérieux la volonté de voie nationale au socialisme, le caractère national permettant de se démarquer de l’influence soviétique, le terme voie montrant bien un processus long qui ne saurait se contenter d’un imaginaire jacobin, quelque glorieux qu’il fût.
Avec son concept flou d’autoritarisme, Emmanuel Todd aurait bien du mal à rendre compte des origines anarcho-syndicalistes du Parti communiste français, de la valorisation de la Commune de Paris dans l’imaginaire communiste, première « dictature du prolétariat », dont on ne peut nier le caractère libertaire au sens le plus défendable du terme. On aurait pu voir là sans doute, n’était l’intermède stalinien, les contours d’un communisme à la française plus conforme au « tempérament » national, si tant est qu’il soit prudent de le définir, en tout cas plus acceptable pour notre peuple au niveau actuel de son développement. Mais il en va de même pour les Soviétiques : dès le XXe congrès, on se rendait compte qu’on ne pouvait continuer dans l’iconographie et le « culte de la personne [18] ».
Si la majorité des communards étaient anarchistes, la diffusion des idées de Marx ainsi que la nécessité de l’organisation qui fait suite aux grandes défaites, expliquent le passage en douceur qu’on peut voir dans beaucoup de pays de l’anarchisme au communisme au sein du mouvement ouvrier. N’oublions pas que les marxistes se réclament du dépérissement de l’Etat, y compris le Lénine de L’Etat et la Révolution et que Lénine a contribué à la création du PCF en misant sur les éléments anarchistes qui ne s’étaient pas compromis dans la guerre impérialiste. Après la guerre de 1914, les problématiques d’ordre économique et financier se font plus prégnantes, la gauche envisage de conquérir l’Etat, d’en faire le défenseur du salarié contre le capital, elle ne peut s’enfermer dans une posture libertaire. Quoi qu’il en soit, qu’on considère que le stalinisme était un phénomène inévitable vu les circonstances, ou complètement dénaturant, il y a bien la place pour une sortie du mode de production capitaliste en France sans abandonner les valeurs de liberté ou sans passer sous les fourches caudines du stalinisme.
Mais la notion d’autoritarisme comme modèle méthodologique assignable au communisme trouve également ses limites dans d’autres pays, pourtant marqués dans leur passé par un long despotisme. Todd aura ainsi du mal à expliquer un phénomène comme le maoïsme qui mélange l’arbitraire charismatique le plus complet, digne des empereurs de Chine, tout en prônant le « on a raison de se révolter », « feu sur le quartier général », avec une véritable phobie mêlée d’admiration devant les dangers de la bureaucratisation stalinienne. Il aura également du mal à comprendre pourquoi le maoïsme a aussi consisté en une libération essentielle de la femme chinoise, contrecarrée depuis par l’infanticide des nouveaux-nés filles.
Passons à maintenant un autre point. A ces problèmes induits par la typologie leplaysienne s’ajoutent chez Todd des travers propres à la sociologie française plus traditionnelle, notamment l’organicisme durkheimien et ses métaphores empruntées au vocabulaire biologique.
Une France saine et une France malade : c’est là le fin mot de la version actualisée de L’Invention de la France et l’une de ses thèses les plus contestables. La carte électorale montrerait en effet une France de l’Ouest et du Sud marquée par le vote PS ou centriste (celle qui en 2007 votait Ségolène Royal ou François Bayrou car le livre est paru avant la dernière élection présidentielle), de l’autre une France de l’Est et du Nord tentée par le sarkozysme et l’extrême droite. La conclusion des auteurs est implacable : « Le combat qui se livre en France n’est pas entre une gauche molle et une droite dure, mais entre une société saine et une société malade [19]. »
Si ce champ lexical de la pathologie n’était réservé qu’à la droite, on pourrait parler simplement d’outrance langagière malvenue. Rappelons-le, le livre est dirigé avant tout contre les élucubrations de « l’identité nationale » à la Sarkozy et son objectif est de rappeler toute l’étendue et la richesse de notre diversité nationale. « Tant que durera la diversité française – et ne serait-ce qu’au vu des indices de fécondité et des quotients de mortalité, elle se porte bien – la France sera condamnée à la tolérance [20]. » On peut se réjouir de pareilles professions de foi, mais rappeler également que si Voltaire prônait la tolérance, il lui est arrivé de réclamer la tête de Rousseau sur un billot.
Mais dans le cas présent, on peut parler d’une véritable obsession de la pureté, lorsqu’il s’agit de faire table rase y compris à gauche, en qualifiant le communisme de « nécrose » de la gauche. On s’étonne de voir les auteurs passer enfin à des stigmatisations indues, en recourant aux clichés du scientisme du XIXe siècle sur le normal et le pathologique avec la prétention de se faire thérapeute. Y compris au risque de se contredire : ce qui se voulait au départ une science des rigidités mentales (on pense à la rigidité cadavérique, à la nécrose) devient valorisé comme articulation organique.
Cela permet à Todd de jouer sur les deux tableaux. Jugeons plutôt : au départ la typologie à la Le Play est inversée spéculairement pour se rendre acceptable (coup de barre à gauche). Ensuite est opérée une valorisation du PS contre le PC (coup de barre à droite). Et l’on retrouve Durkheim à l’arrivée. Un socialisme teinté de sociologie organiciste. En ayant, par la même occasion, du moins le croit-il, « réfuté » Marx et la lutte des classes.
Il ne faut pas oublier que L’Invention de la France première mouture, dont le propos de base n’est pas corrigé dans la réédition actuelle, ressortit à une période d’arrogance extrême de la sociale-démocratie. Il n’y a pas besoin de gratter bien loin pour retrouver le palimpseste du mitterrandisme triomphant. Et peu importe qu’entre-temps les titulaires actuels du nom de « socialistes » aient abandonné en route leur programme d’appropriation collective des grands moyens de production et d’échange (sic), et plongé le pays dans la dérégulation thatchérienne ; les auteurs persistent et signent.
Comment notre auteur justifie-t-il tout de même ce recours à pareilles catégories mentales ? L’idée de normalité est fortement liée, chez Todd, avec celle de réseau de parenté comme contre-pouvoir. On peut le voir aux exemples asymétriques de l’Ouest et du Midi : « Le féodalisme de la partie occidentale de la France est peut-être né d’une incapacité des familles paysannes à utiliser le réseau de parenté comme contre-pouvoir. (...) Dès le Moyen-âge, la famille large du Midi apparaît comme une force sociale avec laquelle les pouvoirs, étatiques et religieux, doivent compter. Elle joue un rôle non négligeable dans la diffusion des hérésies, qu’elles soient de type cathare ou protestant [21]. »
Et notre auteur de conclure : « La faiblesse de la parenté permet la domination absolue des groupes socio-économiques privilégiés, comme la force de la parenté empêche cette domination absolue de se maintenir dans les régions de gauche [22]. »
Quant au communisme, il constitue une exception, selon Todd, à cette domination familiale :
« Le communisme est une doctrine de type autoritaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais il n’est pas le produit d’un système familial encourageant la discipline. C’est la destruction de la famille communautaire ancienne qui entraîne l’adhésion au communisme. Il s’agit d’un mouvement de régression, au sens psychanalytique, vers la communauté familiale primitive. D’une certaine façon, le schéma marxiste traditionnel d’une histoire menant du communisme primitif au communisme industriel, via l’individualisme bourgeois, est une brillante métaphore sur l’histoire anthropologique des régions communisées [23]. »
Et pour qu’on comprenne bien :
« Le parti communiste ne vit pas d’une relation de complémentarité, mais de substitution affective : là où la famille communautaire s’effondre, le P.C.F. remplace la gauche traditionnelle, équilibrée et libérale. Cette interaction entre politique et famille permet de comprendre pourquoi le communisme apparaît incapable de se développer sur des terrains autres que ceux de la gauche traditionnelle. Gauches libérales et communisme sont définies par une même structure anthropologique : saine, celle-ci engendre une vigoureuse aspiration à la liberté ; en décomposition, elle produit une idéologie nécrosée, combinant volonté démocratique et aspiration à l’étouffement communautaire (...) Dans les zones de flou anthropologiques, le P.C.F. a peut-être trouvé son meilleur terrain d’accueil. Son message violemment universaliste, qui nie les enracinements coutumiers, est mieux compréhensible dans ces régions que dans les provinces vivant sans problèmes, au rythme d’une tradition éternelle et rassurante [24]. »
Il en résulte dans la pensée de Todd un adage où la gauche, ce n’est plus le « famille je vous hais » gidien ou le bâtard sartrien, mais l’enraciné, pourquoi pas le notable. Au congrès de Tours, on sait que ce sont d’ailleurs les élus solidement implantés dans leur terroir qui ne ment pas et leurs certitudes qui sont restés dans l’ancienne SFIO. On voit que cela débouche sur un conservatisme. On comprend mal en quoi selon Emmanuel Todd ce serait le communisme qui constituerait une régression et non théorie leplaysienne qui organise, qui tend à pérenniser la famille-souche, ou celle à la Todd qui vante la belle hygiène des notables rad-soc sans parler, pourquoi pas, des vertus du cassoulet de Castelnaudary.
On peut même faire la remarque pratique suivante : cela fait partie des stratégies du capitalisme que de pousser l’individu, pour des raisons pécuniaires, à se replier sur la cellule familiale. Le marché aime tellement cet esprit de clocher, peu soucieux de l’intérêt général, et qui tourne parfois à la solidarité mafieuse. On le voit aujourd’hui à la montée de l’apolitisme chez les jeunes, voire à celle plus mesurable et détectable de mouvements partisans apolitiques « non récupérés », qui dénotent a contrario presque toujours l’impossibilité pour ces jeunes de rompre avec leur milieu d’origine bourgeois.
Si donc dans la famille de gauche, le socialisme est le normal et le communisme le pathologique, il faudrait que M. Todd nous explique en quoi par exemple l’introduction de la torture en Algérie, l’expédition de Suez, ou encore l’écrasement des spartakistes, sont du domaine du « normal ». Bien évidemment, le stalinisme a eu son lot de pathologies, nul ne cherche à le cacher. Mais il est évident qu’il est difficile de comparer l’Union soviétique en guerre luttant pour sa survie avec, par exemple, la Suède des Trente glorieuses...
Il y a donc urgence à donner du communisme une définition, au sens aristotélicien du terme : le genre auquel il se rattache et sa différence spécifique. Le genre, c’est évidemment la gauche. La différence, c’est non pas le stalinisme qui est un phénomène momentané et avant tout subi de par les circonstances de guerre et d’encerclement, mais avant tout : 1) le refus de la guerre impérialiste 2) la stratégie de lutte anticoloniale qui en découle. Bref, on voit mal en quoi le fait de ne plus être stalinien fait de vous automatiquement un social-démocrate. Ce qui fait qu’un militant va plus vers le communisme que la sociale-démocratie n’est pas du ressort d’un atavisme structurel qui le ferait frétiller d’aise à la vue de grosses moustaches géorgiennes, mais résulte bien des carences fondamentales dont la sociale-démocratie a fait preuve.
Carences et défections qui sont même trop objectives et récurrentes pour ne pas receler un caractère structurel. Dans ce cas, pourquoi pas ne pas évoquer Todd et parler là encore de « rigidités mentales », des pesanteurs anthropologiques traditionnelles. Un tel respect de l’ordre, propre aux saines familles patriarcales, expliquerait ces réguliers et funestes compromis de classes : par exemple les pesanteurs de la famille autoritaire allemande seraient une des causes les plus immédiates du retournement du Parti social-démocrate, devenu le « chien sanglant » [25] de la réaction en novembre 1918 après avoir sonné le tocsin impérialiste. (Je n’évoque cette hypothèse que pour montrer les contradictions de M. Todd.)
Il s’agit en définitive de savoir s’il peut y avoir un universalisme ou si nous devrions nous agenouiller devant le particularisme. Marx dit que le capitalisme fait du prolétaire un homme sans famille ; il en fait aussi l’accoucheur d’une société meilleure. Qu’il y a-t-il de si abominable à vouloir rompre avec les structures familiales ? Le christianisme l’a prôné dans ses premiers temps, et a joué un rôle progressiste dans la destruction de l’esclavage antique.
Je passerai enfin rapidement sur ce qui constitue un véritable acharnement anti-communiste et me contenterai d’un simple sottisier.
Par exemple, lorsqu’il s’agit d’évoquer le phénomène récent (contrecarré en fait depuis les dernières élections) du recul du vote communiste dans la capitale, alors que Paris était pourtant le cœur d’implantation du PCF à sa création, M. Todd propose l’explication suivante :
« La raison principale est sans doute la normalisation de la vie sociale dans la capitale, qui fut longtemps une ville de déracinés, d’individus isolés, coupés de leur famille et de leur parenté, aspirant à un type ou à un autre d’intégration et de sécurisation. La population parisienne comprend aujourd’hui un fond stable et installé. Les réseaux de parenté, brisés par l’immigration violente des années 1850-1950, se reforment à l’intérieur de cette agglomération de 9 millions d’habitants. Les Parisiens de souche sont de plus en plus nombreux. La présence des familles et des parentés supprime l’une des fonctions essentielles du PCF : sécurisation des individus isolés, anomiques dirait la sociologie d’inspiration durkheimienne [26]. »
Dans ce jeu de poker menteur où il s’agit de ne pas prononcer le mot de classe sociale, l’explication par l’ « embourgeoisement » de Paris est complètement écarté. C’est uniquement le système familial qui va expliquer qu’on passe de Louise Michel à Bertrand Delanoë, de Gavroche aux colonnes de Buren.
Et les auteurs de conclure avec hâte à la relégation du communisme en disant à propos du PCF à propos de sa chute (relative pourtant, depuis la dernière élection présidentielle) à Paris et de sa persistance dans certains bastions :
« Lorsqu’aura vraiment disparu son implantation parisienne et que seuls subsisteront ses bassins provinciaux, le communisme – limougeaud, nordique, méditerranéen – prendra place, à côté de l’Ankou, dans le récit légendaire des régions françaises [27]. »
Que nos lecteurs se rassurent, l’Ankou continuera de hanter l’Europe. Mais plus sérieusement, il est pour le moins étonnant d’arguer d’une baisse à Paris (il suffit d’évoquer la hausse des loyers dans la capitale et son peuplement bourgeois en augmentation, qui n’a pas seulement relégué les ouvriers, les précaires et les chômeurs en périphérie mais aussi, hors de la région parisienne) pour prétendre subitement que l’ancrage en province serait une tare.
Enfin, et c’est le clou de l’ouvrage, le parcours du communisme est mis en parallèle avec celui du suicide (!) en superposant des cartes qui ont... un siècle d’écart : la carte du suicide en 1876 et celle du communisme en 1978. Il est vrai que le suicide recoupe des régions déchristianisées, urbanisées, sur des grands axes, et qu’il n’est pas étonnant d’y retrouver pour d’autres raisons le communisme. Nos auteurs se sont pour l’instant garder d’y ajouter la carte de l’alcoolisme, pour superposer vote rouge et gros rouge, mais l’idée est bien là : que la bête meure, que le communisme soit bouté hors de notre sol sacré. Cela ferait un beau happy end [28] à ce thriller national qui s’étend sur plusieurs générations, sur fond de triomphe des très hollywoodiennes « valeurs du monde occidental ». Avec une pareille imagination, on pourrait conseiller à nos auteurs, tout en restant chez leur éditeur, de publier plutôt dans la collection noire.
Sortons donc des représentations idéalistes. Ce qui importe, c’est de caractériser le communisme non avec des critères psychologiques ou psycho-sociaux, mais avant tout en tant que mode de production. Il ne s’agit pas d’une question théorique mais pratique. L’enjeu, c’est le renversement à gauche du keynésianisme vers le dépassement généralisé du capitalisme.
Emmanuel Todd entend, lui, expulser le communisme de la gauche. Ses préférences vont au keynésianisme à forte tendance protectionniste. Voilà pour la protection. Pour la liberté, pour le développement de l’individu il y a, dit-il, le marché, le sacro-saint marché [29]. C’est un peu comme Claudel qui disait de la tolérance qu’il y a des maisons pour cela.
Todd semble privilégier un équilibre, ce qui est son droit, mais il sort de son rôle quand il entend le pérenniser. Il n’y a pas lieu de discuter ses sympathies subjectives pour le fordisme, pour l’Etat commercial fermé de List, mais il faut lui demander de prouver en quoi ces systèmes qui ont sa préférence peuvent rester en équilibre. Pour cela, il faudra bien qu’il se confronte à un marxisme réel et non fantasmé.
Si Keynes disait que la lutte des classes le trouverait du côté de la « bourgeoisie cultivée », pour Todd, c’est encore pire : il n’y aura pas de lutte des classes. Du moins l’espère-t-il, si l’on en juge par ses interventions récurrentes : « la France est coupée de ses élites », « il faut sauver le modèle républicain ». Todd qui a dénoncé si bien l’illusion économique libérale s’abandonne en fait à une autre illusion : celle de la sauvegarde du modèle républicain dans le cadre européen.
C’est sans doute trop tard. Alors que la sociale-démocratie, du FMI à Athènes, de la chute de Ben Ali à la prochaine intégration hollandiste, est en train d’achever de se discréditer à l’échelle mondiale, les récents exemples de Grèce montrent que le représentant de la sociale-démocratie peut littéralement s’effondrer au profit du parti communiste ou de scissions de ce parti.
Dans d’autres ouvrages [30], Todd sort un autre argument démographique de son chapeau : l’impossibilité d’une révolution de par la pyramide des âges : les peuples font leur crise au moment de la transition démographique, puis retournent au bercail de la démocratie de marché et de la « fin de l’histoire » version Fukuyama, une monarchie capitaliste tempérée par le service public. La possibilité de passer posément, rationnellement, au socialisme, ne lui est pas venue à l’esprit. Certes, la réfutation de l’enthousiasme révolutionnaire est une tâche importante ; elle n’implique pas forcément le défaitisme systématique.
Le passage peut même se faire en douceur, et il n’est donc pas besoin de recourir au sophisme suivant : la révolution est une violence, donc il faut une situation violente comme une transition démographique par exemple, avec beaucoup de jeunes. Ce qui est beaucoup plus décisif à l’heure actuelle, c’est le poids du salariat, sa compétence accrue, le fait qu’il est prêt à prendre les choses en main. C’est autrement plus décisif pour le passage au socialisme que la présence plus ou moins forte de jeunes dans la société. Mais comme M. Todd exclut le déterminisme économique, il refuse de voir le paramètre suivant pourtant décisif : la socialisation croissante de la production.
La France peut inventer ce socialisme rationnel et démocratique, ce communisme qui est la chose la plus simple, la plus évidente, et donc la plus difficile à faire, pour paraphraser Brecht [31]. Le communisme a su toucher d’autres régions que ces bastions actuels. Après tout, le catholicisme français a pu, selon nos auteurs effectuer une véritable « mutation anthropologique » qui l’a amené à « chercher refuge, comme les ‘‘hérésies’’ cathares et protestantes, dans certaines structures familiales périphériques mais solides » et Todd évoque même une « rencontre de la famille large autoritaire et de l’Eglise » qui pourtant « n’allait pas de soi » [32], et dont Frédéric Le Play était précisément un observateur attentif et enthousiaste. Après tout aussi, Todd lui-même montre comment le protestantisme s’est greffé sur différentes réalités nationales et structures familiales. On voit donc mal ce qui empêcherait, y compris en restant dans le cadre de la logique de Todd, une force communiste renouvelée de repartir à l’assaut des terres de gauche du Sud-Ouest par exemple ou des régions ouvrières où il est peu implanté. Il est en tout cas étrange d’assigner une capacité de mouvement aux uns, mais non aux autres, en s’abritant derrière une ligne Maginot de bonne conscience.
En ces époques de crise financière, les experts sont sommés de répondre à un besoin irrationnel de prédire l’avenir, comme s’il s’agissait de jouer au tiercé. Ne dit-on pas de Marx qu’il a prédit la crise ? Ou, au contraire, qu’il n’a rien vu venir ? Comme si le mérite d’avoir simplement décrit in abstracto les mécanismes d’un mode de production dans lequel nous vivons toujours depuis deux siècles n’était pas d’un suffisamment grand mérite ?
Pour enfanter l’avenir, nous avons donc moins besoin de prophètes à la Todd que d’analyses concrètes des contradictions présentes.
Juillet 2012
Aymeric Monville est rédacteur en chef adjoint de La Pensée et directeur des Editions Delga, spécialisées dans le marxisme contemporain, www.editionsdelga.fr
A lire sur le site, un entretien avec Emmanuel Todd : Tunisie, le rôle de l’alphabétisation et celui de la baisse de la fécondité.
[1] Emission Arrêt sur images. Aux sources d’Emmanuel Todd.
[2] La grande illusion, Grasset, janvier 1989.
[3] L’Invention de la France, Atlas anthropologique et politique, Gallimard, p. 35. (Désormais signalée IF dans les références)
[4] IF, p. 10-11.
[5] IF, p. 36.
[6] Ces termes sont d’A. Siegfried.
[7] Certes André Siegfried disait en substance que le granit vote à droite, le calcaire vote à gauche. Boutade que n’eût pas reniée Marx (« donnez-moi le moulin à vent et je vous donnerai le Moyen-Âge »), mais boutade seulement. La nature du sol, si tant est qu’on peut la limiter au granit et au calcaire, n’a jamais impliqué un lien direct avec les options politiques, les roches primaires n’ont bien sûr pas un effet direct sur le degré d’esprit réactionnaire. Il est certes frappant de constater, pour prendre l’exemple classiquement cité, que la petite boutonnière calcaire de Chantonnay est moins marquée à droite que l’ensemble du bocage vendéen, ce qui constitue autant un véritable particularisme. Mais l’île ne fait pas toujours le marin et d’autres facteurs comme la nature dispersée ou regroupée de l’habitat, le régime foncier, l’influence du clergé etc., sont bien entendu également déterminants. « La géologie commandera le mode de peuplement en même temps que le mode d’exploitation, et par là, réagissant sur le mode de propriété et sur les rapports des classes entre elles, elle finira par avoir une répercussion sur la vie politique elle-même. » La géologie et la géographie n’étaient pour André Siegfried qu’une science liminaire, un narthex de l’analyse politique, et n’avait pas le prurit scientiste de certains géographes de l’époque. La démographie ou encore l’étude des structures familiales ne sauraient prétendre à plus.
[8] IF, p. 48.
[9] IF, p. 50.
[10] IF, p. 55.
[11] IF, p. 55.
[12] IF, p. 37.
[13] IF, p. 28.
[14] Cf. IF, p. 29 n.
[15] L’Origine des systèmes familiaux, tome 1, p. 54.
[16] cf. Anti-Dühring
[17] « En 1546, l’ambassadeur de Venise Marino Cavalli rédige un rapport détaillé sur la France (...) :" (...)Aucun royaume n’est aussi uni et obéissant que la France. Je ne crois pas que son prestige se fonde sur autre chose que l’unité et l’obéissance. (...) Certains peuples sont nés pour obéir d’autres pour commander. Si on ne tient pas compte de cette réalité, l’Allemagne nous montre, comme naguère l’Espagne, ce qui en résulte. Quant aux Français, qui ont peut-être reconnu leur incapacité, ils ont mis entre les mains du roi leur liberté et leur volonté. (...) Les choses sont allées si loin qu’un homme doué de plus d’esprit que les autres a dit : autrefois les rois pouvaient s’appeler Reges Francorum, aujourd’hui ils pourraient s’appeler Reges servorum." » in Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Pocket, p. 172-173.
[18] Et non de la « personnalité », qui est une traduction malencontreuse mais malheureusement fréquente du russe kult litchnosti. Les Allemands emploient d’ailleurs avec raison le terme Personenkult.
[19] IF, p. 409.
[20] IF, p. 13.
[21] IF, p. 40.
[22] IF, p. 41.
[23] IF, p. 89.
[24] IF, p. 53 et 55.
[25] Pour reprendre les termes tristement célèbres de Gustav Noske.
[26] IF, p. 145.
[27] IF, p. 89-90.
[28] Franglisme pour l’anglais happy ending.
[29] Du moins l’affirme-t-il dans une émission d’Arrêts sur images, où il est opposé à Jean-Luc Mélenchon.
[30] La Diversité du monde, Seuil, 2010.
[31] Er ist das Einfache / Das schwer zu machen ist. Brecht, Lob des Kommunismus.
[32] IF, p. 44.