Si la gauche a confirmé son ancrage aux élections régionales en Ile-de-France, le "troisième tour" risque d’être tout autre, puisque le président de la République, fort de sa majorité parlementaire, peut imposer aux collectivités locales le projet de loi du Grand Paris, en dépit des oppositions qui se manifestent et du désaveu des électeurs.
Deux projets de transport vont être soumis à discussion. Mais il en faut un seul, maillé avec l’existant.
Le "grand huit" du secrétaire d’Etat va augmenter les inégalités économiques et résidentielles entre les localités desservies et toutes les autres. Et l’urbanisation du plateau de Saclay ou des confins de l’agglomération est un encouragement au gaspillage foncier en Ile-de-France. La seule Seine-et-Marne perd 1 900 ha de terres par an, parmi les plus fertiles du monde, leur rendement approchant 100 quintaux de blé à l’hectare.
Car le problème central est à résoudre au niveau de l’autoroute A86. Au fond, la même erreur d’analyse qu’au temps des villes nouvelles se répète. Ne pas le voir, c’est oublier la réalité géopolitique de l’ancien département de la Seine, celui de la banlieue, qui pour Henri Sellier était déjà le Grand Paris.
Le "grand huit" a deux défauts. Son tempo - il faudra vingt-cinq ans pour l’accomplir - et son coût : 25 milliards, soit ce qui est espéré du grand emprunt national. Ce projet est daté, il se réfère au volontarisme des "trente glorieuses". Il suppose les moyens de financement des villes nouvelles. Or il y a urgence. La situation des transports parisiens est inacceptable. Tout se jouera dans les dix ans. C’est dans la banlieue dense qu’il faut améliorer les transversalités par une trame imaginative permettant toutes les mobilités : métro aérien plus rapide et moins coûteux à construire, tramways, bus, Autolib’ multiplié, Vélib’ étendu.
De plus, si les automobiles ne vont pas disparaître, l’essence va renchérir et d’autres motorisations vont s’inventer, d’autres modes d’utilisation des voitures. Les transports en commun vont se développer. La concentration de la ville, sa densification et la question urbaine en général sont les questions politiques centrales de notre siècle. La ville est la condition productive du XXIe siècle. De même que la première révolution industrielle était tributaire du charbon, puis du fer, la ville est la matière première de la production contemporaine.
Pourtant, rien ne serait plus inefficace pour la majorité régionale que de se réclamer de la démocratie ou de la décentralisation. Le refus d’une négociation ouverte avec l’Etat pour aboutir à un compromis acceptable serait contre-productif et la discussion, même si elle était rude, mérite d’être engagée. Il faut se fier au mot des ambitions et des objectifs du président de la République, pour transformer le projet gouvernemental.
Le président de la République veut une stratégie territoriale de compétitivité économique et environnementale fondée sur l’innovation du système de transports. Elle ne peut passer par la seule construction d’une ligne unique, aux stations éloignées et excentrées, mais par l’élaboration d’un réseau maillé dans la banlieue dense, permettant le développement d’un emploi diversifié ouvert aussi aux moins qualifiés, la construction d’un habitat abondant pour toutes les couches de la population et une gestion de l’énergie respectueuse des accords de Kyoto et de Copenhague.
Puisque la loi ne comporte aucune carte définitive du tracé envisagé, le débat peut s’engager sur les tronçons utiles du projet proposé par le secrétaire d’Etat, éléments de la trame des transports collectifs en première couronne, gage d’équité territoriale et donc sociale.
Le projet de loi prévoit de contrôler les mécanismes de création du foncier en préemptant l’espace autour des futures gares du nouveau réseau et en assouplissant en même temps le droit du sol pour encourager la densification.
Ce principe de dirigisme-libéralisme, en apparence contradictoire, ne serait pas critiquable s’il favorisait la valorisation urbaine et son partage équitable entre les acteurs de la ville : la collectivité publique qui aménage les terrains, les investisseurs qui les construisent et les utilisateurs qui en profitent. Mais, sous peine d’être suspectée, cette procédure ne saurait être conduite par une "Société du Grand Paris" soustraite au contrôle régulier des élus. Inversement, si l’on veut promouvoir une ville dense et vivable, dans des espaces mieux desservis par les transports en commun, il faut défendre une révolution des règles foncières : cession de simples droits à construire et non de pleine propriété sur les terrains aménagés par la puissance publique, obligation faite aux propriétaires de bâtir jusqu’au maximum de la densité autorisée.
Ce serait là une politique efficace contre la financiarisation de la production de la ville, plus prometteuse, sans doute, que la dénonciation de la spéculation ou de la collusion de l’Etat avec les grands groupes du BTP. Enfin, puisque le projet de loi paraît avoir renoncé à créer une communauté urbaine parisienne au profit d’une gouvernance limitée au nouveau réseau de transport, il faut s’engager sur un gouvernement de l’agglomération métropolitaine, réunissant élus de la région, des départements et des municipalités choisis proportionnellement au nombre des habitants qu’ils représentent. Son rôle serait de débattre et de décider avec les représentants de l’Etat des objectifs stratégiques de la métropole : les transports, le logement, l’économie, l’environnement.
Si la gauche et la droite ne parvenaient pas ici à un compromis historique, ce n’est ni Jean-Paul Huchon, ni Bertrand Delanoë, ni aucun élu, ni Nicolas Sarkozy qui gagneraient, mais, à coup sûr, la population de la métropole et l’avenir de la région capitale de notre pays seraient les premiers perdants. Comment la capitale d’un centième de l’humanité se pense comme une ville-monde ? C’est une question que les Français, et pas seulement les Parisiens, devraient se poser.
A l’époque de Charles de Gaulle et de Paul Delouvrier, c’était plus simple : avec la bombe atomique, les centrales nucléaires et un siège au Conseil de sécurité, la France et donc Paris étaient au centre du monde. Mais on ne prévoyait pas l’évolution des choses comme l’a perçue Claude Lévi-Strauss à la fin de sa vie : "Je suis né dans un monde de 1,5 milliard d’habitants, je meurs dans un monde de 6,5 milliards."
Pourtant ce n’est pas en faisant de Paris une place financière sur le modèle de Londres - aujourd’hui déclinante - que l’on fera de Paris une métropole de l’après- Kyoto. La force de Paris est dans la singularité parisienne, comme celles de Shanghaï, de New York ou de Berlin le sont dans leur spécificité propre. Dans la compétition des métropoles, la singularité, les singularités doivent être exacerbées, au lieu d’appliquer des modèles usés : grandes tours, quartiers d’affaires, pôles financiers, Silicon Valley... Au reste, la crise qui dure et s’aggrave marque la fin d’un temps économique et de ses formes symboliques.
La réflexion sur le Grand Paris est arrivée un peu trop tard et la loi un peu trop tôt. Avant de faire la loi, il fallait faire le projet, et non l’inverse. Le mérite d’une loi sur le Grand Paris serait de définir le territoire du projet métropolitain.
Telle qu’elle est présentée aujourd’hui, elle ne répond pas à cette question. C’est le projet qui décide de tout, et l’avantage du mot "projet" est que les politiques et les architectes le comprennent et l’utilisent dans une acception différente, mais complémentaire. Comment croire au succès du Grand Paris, si les architectes n’ont pas un projet accordé et les politiques un projet partagé ?
Texte paru dans Le Monde du 2 juin
Guy Burgel est professeur de géographie/urbanisme à l’université Paris-X (Paris-Ouest-Nanterre-la Défense).
Paul Chemetov est architecte et urbaniste, ancien coprésident du conseil scientifique chargé de veiller à la qualité des travaux de la Consultation internationale pour l’avenir du Paris métropolitain.