Notre époque est en proie au doute, sinon au vide. Certes, ce type de déclaration est régulièrement fait par des philosophes qui se prennent pour des oracles, ce qui semblerait en relativiser la portée : l’idée de crise est souvent avancée pour indiquer que des certitudes vacillent dans des domaines aussi variés que la science, l’art, les mœurs, etc., mais très vite on s’aperçoit que la science continue, l’art se renouvelle, les mœurs changent, ce qui invalide très vite le diagnostic initial. Il est par contre un domaine où la crise, depuis la fin du 20ème siècle et la chute des régimes de l’Est, est incontestable, massive, voire effrayante : la politique. Je n’entends pas par là la crise du capitalisme que nous connaissons depuis l’année 2008, qui, après tout, pourrait se révéler conjoncturelle ou annoncer au contraire une sortie du capitalisme à plus ou moins long terme (ce que je pense) si l’état des consciences s’y prête. Non, j’ai en vue une crise plus profonde, celle de la confiance en la politique elle-même qui porte à la fois sur son sens et sur ses capacités, et qui est liée à une crise plus globale de la normativité, c’est-à-dire des valeurs susceptibles de nous orienter dans notre vie individuelle et, surtout, collective en nous proposant, voire en nous imposant des fins dignes d’être poursuivies.
On laissera de côté la dégradation des comportements politiques individuels, en Occident ou dans les ex-pays de l’Est, qui est générale et bien qu’elle joue un rôle dans ce scepticisme : corruption, ambition, mensonge, haine des uns contre les autres, rivalités pour le pouvoir, etc. Ce qui est plus profond et spécifique à notre présent, après toute une période commencée au 18ème siècle où des penseurs comme Rousseau, Kant, puis Marx, avaient investi la politique d’une ambition anthropologique essentielle, c’est le sentiment à la fois d’absurde et d’impuissance qui habite les hommes face à l’histoire dont ils sont pourtant, en un sens, les acteurs. Cela est dû, très clairement, à la domination actuelle du capitalisme sur quasiment l’ensemble de la planète et, à travers lui, à la place dominante que prend l’activité économique dans l’ensemble des activités humaines. Sentiment d’absurde : l’économie capitaliste, mue par la recherche du profit, impose progressivement sa finalité marchande à la plupart des activités humaines, y compris celles qui avaient jusqu’à présent leur autonomie ou leur valeur propre comme la culture, la recherche scientifique, la médecine, le loisir, la sexualité, etc. D’où l’impression d’un système qui ne songe qu’à s’auto-reproduire en s’élargissant ou en s’intensifiant, sans que sa finalité humaine soit d’une manière ou d’une autre interrogée, et qui mesure tout à l’aune terriblement médiocre de sa valeur marchande. Sentiment d’impuissance : ce même système paraît fonctionner et se développer telle une immense machinerie planétaire dont les rouages sont hors de prise de l’immense majorité du peuple, faute d’une information suffisante et de procédures démocratiques exigeantes, et qui est indifférente aux multiples maux qu’elle produit. Si l’on excepte les sociétés où domine encore, en apparence tout au moins, la religion (les régimes islamiques), celles où est maintenu, en apparence là aussi, un objectif communiste (la Chine, le Vietnam), celles enfin qui tentent d’amorcer courageusement une voie pour un autre type de société (l’Amérique latine), nous sommes donc confrontés à ce qu’il faut bien appeler l’économisme : la valorisation indue, dans la pratique et les esprits, de l’économie portée à l’absolu et close sur elle-même, au point d’éliminer tout projet de s’émanciper de sa domination et de la remettre à sa place de simple moyen pour une vie hors économie.
Le contraste est saisissant avec la période antérieure que j’ai évoquée : Kant inscrivait clairement la politique dans un projet moral à l’échelle de l’histoire de l’humanité, destiné à la faire progresser vers plus de moralité à travers un droit doté d’une signification morale essentielle ; Rousseau, prolongeant en quelque sorte Kant en politique, voyait dans la République le moyen de régénérer un homme que la propriété privée, avec les inégalités de toutes sortes qu’elle entraîne, avait dégradé et rendu mauvais ; Marx, enfin, enracinant la politique dans l’analyse matérialiste des dégâts produits par l’organisation de la société en classes antagonistes, entendait faire de l’action politique le moyen de « transformer le monde », pour restituer à l’homme le plein usage de son humanité et le faire échapper à la dictature de l’argent qui « noie tout dans les eaux glacées du calcul égoïste ». C’est donc à reprendre le fil rompu de cette (triple) inspiration que notre réflexion s’est attachée : face à une situation qui paraît inciter au désespoir et au renoncement, quel doit être le but de la politique et peut-elle le réaliser ? On aura deviné qu’il s’agit de revaloriser fondamentalement la politique, mais en ayant conscience qu’on ne peut le faire d’une manière crédible qu’à nouveaux frais, en indiquant ce que cela implique, dans quels domaines elle peut et doit intervenir, et en tenant compte du fait que la culture scientifique contemporaine impose désormais le matérialisme et interdit donc de recourir à des concepts ou à des conceptions qui sont incompatibles avec lui.
L’implication, d’abord. Revaloriser la politique suppose précisément et prioritairement que l’on renoue son lien à la valeur, qu’on l’enracine en elle. Cela veut dire qu’il faut rompre avec ce que Nietzsche appelait justement le « faitalisme », c’est-à-dire le culte des faits, de la positivité (historique, sociale, etc.), qui ne s’intéresse pas à ce que valent les faits d’un point de vue humain, se soumet à la tyrannie ontologique de ce qui est sans se demander si cela mérite d’être, et qui conduit tout droit à la dictature du point de vue économique, mercantile ou gestionnaire, en politique. Mais cela veut dire aussi qu’il faut rompre clairement avec l’ubris d’une politique portée à l’absolu et qui n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même. Marx, dont nous nous réclamons, mais dans une fidélité à son formidable message émancipateur qui n’a rien d’aveugle, n’a pas échappé à ce défaut, ni les « marxistes » qui se sont réclamés de lui : croire que la politique est première et qu’elle est à elle-même sa propre vérité ou détient en elle-même sa propre justification. La politique telle que nous la pensons tire au contraire une part importante de sa substance, et d’abord sa légitimité, de valeurs distinctes qui lui imposent ses fins ; c’est donc une politique normative, une politique de droit en quelque sorte, qui ne se soumet pas aux faits puisqu’elle a pour ambition de les transformer quand ils ne satisfont pas aux valeurs dont elle se réclame.
Mais quelles valeurs ou quel type de valeur ? C’est ici que le problème se complique car il touche aux domaines dans lesquels la politique peut et doit intervenir et, donc, aux aspects de l’humain qu’elle concerne, comme aux limites qu’elle ne doit pas franchir. Il y a d’abord les valeurs éthiques, que nous sommes peu nombreux à distinguer, comme je le fais, des valeurs proprement morales. Désignant par là les valorisations spontanées issues de la vie, particulières et facultatives (je résume) et que les différentes sagesses (les « éthiques ») ont rationalisées, je soutiens que la politique, pour l’essentiel, n’a pas à se fonder sur elles, même si, en fait, elle est influencée par elles et a à les gérer : accepter qu’elle le fasse serait s’interdire de concevoir une politique valant pour tous les hommes et s’imposant à eux, et donc vouer la politique au conflit des éthiques, à ce que Weber a appelé « la guerre des dieux ». Plus encore, elle n’a pas à intervenir dans le domaine privé de l’éthique, son seul rôle acceptable, ici, étant de contribuer à construire chez tous un « sujet éthique », à savoir la capacité de choisir en toute liberté son éthique, sa manière individuelle de vivre ; c’est même là, si l’on anticipe le rôle de la morale en politique, un devoir pour celle-ci de le faire. Le seul aspect sous lequel la politique ait à puiser son principe dans l’éthique touche à la notion de « vie » : il y a là une valeur éthique universelle, c’est le seul cas où l’on peut parler de « vérité éthique », et celle-ci peut aider à définir le contenu de ce « bon » que la morale en politique entend mettre à la disposition de tous : la vie elle-même, dans toute sa plénitude.
Mais il y a aussi et surtout les valeurs morales que notre époque a tendance à récuser depuis la critique que Nietzsche en a opérée. Universelles et obligatoires, elles définissent la morale telle que Kant l’a conceptualisée en la centrant sur le critère de l’Universel : est moral ce qui peut être universalisé. Or si le philosophe allemand a cru pouvoir les sauver en les fondant sur l’hypothèse d’un Sujet métaphysique libre désormais problématique, nous pouvons les retrouver pleinement sur une base matérialiste fournie par la théorie de l’évolution de Darwin telle qu’on peut la comprendre aujourd’hui grâce à P. Tort. Issue de la nature et soumise à l’histoire, la morale est une production humaine dont la « vérité » peut être considérée comme attestée et elle nous impose une ligne de conduite, non dans l’ordre de la vie individuelle qui relève de l’éthique, mais dans celui de nos rapports avec autrui. C’est là que la question normative de la politique se pose, avec toute l’acuité et la gravité que nous avons indiquées plus haut pour notre temps. Elle implique que l’on réfute d’emblée une double idée : 1 Celle que la morale ne vaudrait que pour les relations interpersonnelles et qu’elle devrait s’arrêter à la porte de la société, celle-ci relevant de traitements propres, faisant appel à la compétence technique ou se contentant de gérer des conflits d’intérêt, sans que la morale ait à s’en mêler, alors que, au contraire, le champ social (au sens large) constitue la substance la plus forte de la morale elle-même, le lieu où ses impératifs – l’Universel bien sûr, mais aussi le respect de la personne humaine et l’autonomie – doivent s’appliquer. 2 Celle aussi que l’intervention de la morale dans la politique, donc dans le champ social (toujours au sens large), serait dangereuse parce que animée de la volonté totalitaire de changer l’homme en le soumettant à des normes obligatoires, de « produire » donc un homme nouveau. C’est oublier que l’homme, comme nous le développons dans une partie de ce livre, est toujours-déjà-produit par l’histoire et la société, donc par la politique qui prend en charge cette histoire et cette société, et que le problème n’est pas de produire ou de ne pas produire l’homme, mais seulement de remplacer cette production inconsciente (souvent) et désastreuse par une production consciente et bonne pour l’homme, à la lumière de la morale dont c’est l’objectif le plus profond.
C’est donc l’idée d’une politique morale que nous proposons, dans un contexte historique où la morale déserte la politique pour se réfugier dans les préoccupations minuscules de la vie interindividuelle ou l’aspiration à la vertu personnelle, et où, en sens inverse, la politique se déleste de ses obligations morales pour s’abandonner à un cynisme sans rivages qu’elle justifie à ses propres yeux en discréditant intellectuellement l’intervention de la morale en politique. Cette conception est matérialiste et l’on en verra, je l’espère, la fécondité. Son caractère matérialiste nous interdit de nous en prendre aux hommes comme s’ils étaient responsables de l’organisation politique de la société dans laquelle ils vivent et des injustices qu’elle comporte. Par contre, et c’est le point le plus important, elle nous entraîne à condamner des systèmes sociaux à partir de leur organisation juridique, pour autant qu’ils contreviennent aux exigences essentielles de la morale et ce, à différents niveaux ou selon différents points de vue : nous espérons que le lecteur, éventuellement réticent au départ, sera convaincu qu’il faut (obligation morale : on doit) condamner la domination politique, l’oppression sociale, l’exploitation économique et, ultimement, l’aliénation individuelle, et qu’il faut donc continuer le travail de moralisation de l’homme qui a commencé à se cristalliser dans le droit en 1789, qui été continué dans les acquis sociaux obtenus par les luttes syndicales et politiques depuis, et qu’il ne faut surtout pas arrêter au seuil de l’économie, comme on voudrait nous le faire croire aujourd’hui au nom d’une conception de celle-ci qui n’y voit que des processus objectifs indépendants de la volonté humaine et que nous n’aurions pas à juger.
Le bénéfice de cette approche est immense : elle confère à la politique une dignité morale irremplaçable dans le même temps qu’elle lui attribue une fonction anthropologique d’amélioration de l’homme à travers le progrès même de la société qu’elle exige. Or ce bénéfice n’est pas que « théorique » ou « spéculatif », faisant plaisir à celui qui pense et laissant les choses, comme dirait Marx, dans « la même gadoue » ; cette approche reflète bien ce qui s’est passé dans l’histoire humaine où un progrès moral a déjà eu lieu, même s’il paraît en panne aujourd’hui, et elle met l’accent sur un trait essentiel de ce progrès politique s’il est poussé à son terme : il vise à l’émancipation humaine et il entend donc mettre le « bon » éthique, c’est-à-dire le bonheur, à la disposition de tous. C’est bien pourquoi une politique morale est utile aux hommes, mais à tous les hommes : si la morale ne se résorbe pas dans l’utile, l’utile de tous, lui, est moral.
Reste qu’il faut bien voir l’implication ultime de cette politique morale et prononcer un terme qui peut fâcher, vu la confusion idéologique qui règne dans les esprits depuis la chute du mur de Berlin : elle mène logiquement au communisme. On verra, dans la partie qui lui est consacrée, qu’il n’a pas grand chose à voir avec ce qui s’est réclamé de cette appellation au 20ème siècle et que le test de son impossibilité ou de sa prétendue nocivité n’a, par conséquent, pas été fait, et que l’avenir, à ce niveau, doit être déclaré rigoureusement ouvert. Restitué à sa signification originelle d’une société sans domination, sans oppression, sans exploitation et débarrassée, autant que possible, de l’aliénation individuelle, il constitue bien la forme enfin trouvée de l’exigence morale en société, même si Marx, méfiant théoriquement à l’égard du langage moral, ne l’a pas conçu ainsi [1]. La seule question qui se pose véritablement à son propos n’est donc pas s’il vaut moralement, mais s’il est viable humainement. Par où nous retrouvons le scepticisme à l’égard de la politique dont nous sommes parti, mais nourri ici d’un questionnement spécifiquement anthropologique : peut-on changer l’homme et le rendre disponible pour un vivre-ensemble communiste remplaçant la concurrence généralisée, dont le monde nous offre le désolant spectacle, par l’association et la mise en commun, fondées sur le respect de tous par tous ? Nous laissons le lecteur découvrir pourquoi nous sommes convaincus que cela est possible, que le communisme, débarrassé de ce qu’il a encore d’utopique chez Marx, a une chance raisonnable d’exister si la politique, ne se contentant pas de faire appel à l’intérêt, fait appel à la morale.
"L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ?". Yvon Quiniou. Vient de paraître chez L’Harmattan.
Yvon Quiniou a publié plusieurs ouvrages consacrés au matérialisme, à la morale et à la politique, dont Nietzsche ou l’impossible immoralisme (Kiné), Etudes matérialistes sur la morale (Le Cavalier Bleu) et Karl Marx (Le Cavalier Bleu).
[1] Nous sommes plusieurs philosophes, en France, à continuer de nous référer à ce projet, fût-ce avec des nuances. Je voudrais citer ici, pour rendre hommage à leur courage intellectuel et politique, les noms de L. Sève, J. Bidet, T. Andréani, A. Tosel et A. Badiou. Nous nous inscrivons tous dans l’horizon de ce que ce dernier a justement appelé « l’hypothèse communiste ».