Il y a une bonne quinzaine d’années j’achetais une pièce de théâtre dont le titre m’intriguait, ainsi que le nom de l’auteur : Sławomir Mrożek. La pièce s’intitulait L’amour en Crimée. Pourquoi vous parlai-je de cela ? Tout simplement et hélas parce que son auteur vient de mourir. Rassurez-vous, cela ne sera pas qu’une notice nécrologique mais peut-être une manière de vous donner envie de découvrir cet auteur.
Sławomir Mrożek (né en 1930 en Pologne et mort le 15 août 2013 à Nice) est un dessinateur satirique écrivain et dramaturge polono-français. Son œuvre dramatique est souvent associée, avec un peu trop de facilité, au « théâtre de l’absurde ». D’abord je serai tenté de dire que chaque auteur que l’on classe dans ce fourre-tout a son propre « absurdisme », si vous me passez le néologisme. Ensuite, le théâtre de l’absurde, pour faire court, est plus concentré chez des auteurs comme Eugène Ionesco, Samuel Becket, Arthur Adamov, et dans une période historique qui court sur deux décennies, les années 50 et 60. Mais bon, revenons à notre écrivain.
Entre 1963 et 1996 il vit successivement en Italie, à Paris, aux Etats Unis, en Allemagne et au Mexique. En 1968 il publie dans Le Monde une lettre ouverte protestant contre l’intervention des armées du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie. Il demande l’asile politique en France et, dix ans plus tard, obtient la citoyenneté française. En, 1996 il rentre dans son pays natal et s’installe à Cracovie. Il est l’un des auteurs les plus lus en Pologne. Il vit à Nice à partir de 2008, jusqu’à sa mort.
C’est en France que les pièces de Mrozek rencontrent l’accueil le plus chaleureux. C’est le comédien et metteur en scène Laurent Terzieff qui contribuera le plus puissamment à populariser l’œuvre dramatique de Mrozek. En 1967, il crée Tango au Théâtre de Lutèce. Suivront Le pic du bossu en 1979, L’Ambassade en 1983, A pied en 1987. Et il crée le rôle d’AA dans Les émigrés, dans une mise en scène de Roger Blin.
En décembre 1989 Mrozek quitte l’Europe pour s’installer au Mexique, où, selon ses propres dires, il vivra « en ermite ». En dépit de l’éloignement, il demeure néanmoins très lié au vieux continent. C’est ainsi qu’il écrit directement en français L’amour en Crimée, comédie tragique en trois actes prenant à bras le corps l’histoire de la Russie au XXe siècle, que Jorge Lavelli créera au Théâtre national de la Colline en 1994.
L’amour en Crimée est donc une « comédie tragique » : cet oxymore n’est pas sans nous rappeler l’humour et la causticité qu’ont les dramaturges de l’Est avec leurs propres œuvres (Gombrowicz appelait sa pièce Yvonne Princesse de Bourgogne une comédie) et la phrase de Thomas Bernhardt, je crois dans Le faiseur de théâtre, « Nous croyons écrire une tragédie et nous n’écrivons qu’une comédie ».
En Crimée, en 1910. Une ancienne villa au bord de la mer, devenue la pension Nice. On en reconnait tout de suite les habitants : le lieutenant Sieikine, aimé par l’institutrice Tatiana, dont l’écrivain Zadhedrinsky est lui-même amoureux ; le marchand Tcheltsov et sa femme ; l’ingénieur allemand Volff, qui construit le chemin de fer entre Baïkal et Transbaïkal ; la vieille servante au samovar : ils sortent tout droit de La Cerisaie, des Trois sœurs ou de La Mouette. Comme chez Tchekhov, on parle théâtre, politique et philosophie, on manie le paradoxe et on se délecte de l’autocritique…
Mais un coup de feu tiré par hasard, qui fait entrer Lénine en avance, annonce le temps des révolutions : au deuxième acte, dix-huit ans plus tard, la pension Nice est devenue la maison de repos du soldat de la garde rouge ; Zakhedrinsky, « camarade directeur adjoint » chargé de la culture, vit avec Tatiana, qui s’intéresse à Zoubatyi, le jeune poète prolétarien ; Volff a épousé Liliana, dont il jalouse les partenaires… Lorsque reparaît Sieikine, revenu de l’au-delà, les conflits et les rivalités croisées se dévoilent à nouveau par le théâtre, mais les rôles de Shakespeare ont remplacé ceux de Tchekhov.
Au dernier acte, tous sont projetés dans la Russie d’aujourd’hui, un vaste chantier où l’on rêve d’Amérique, où l’on boit la vodka dans le Coca et où « on se tape sur la gueule parce que maintenant, c’est la liberté. »Dans L’amour en Crimée, il y a un peu de Tchékhov, un peu de Shakespeare mais surtout beaucoup de Mrozek.
Un exemple de l’humour caustique de Mrozek. Pour Tchékhov, ses propres pièces étaient des comédies, puisqu’elles parlaient de provinciaux qui n’avaient qu’un seul rêve, partir à Moscou (voir la préface des Ecrits de Meyerhold par Béatrice Picon Vallin) Dans L’Amour en Crimée, à l’acte I, le lieutenant entre en annonçant qu’il a vu à la gare les 3 sœurs en partance pour Moscou. Quelques scènes plus tard, il revient pour dire que, finalement, elles ne partent pas…
Ses œuvres complètes comportent 11 volumes parues aux éditions Noir sur Blanc.
Witkiewicz est venu trop tôt. Gombrowicz est à coté. Mrozek est le premier qui soit juste et à temps. Pas trop tôt et pas trop tard. Et ce sur les deux montres : la polonaise et l’occidentale
Jan Kott
Jacques Barbarin