Ce développement s’appuie sur le Journal des frères Goncourt, Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870). Ce Journal va de 1851 à 1896, date de la mort d’Edmond. Jules étant mort en 1870, tout ce qui est écrit au-delà de cette date l’est sous la seule responsabilité d’Edmond.
Durant la fin du XIXe siècle, la société est en proie à une extraordinaire fièvre antisémite. Le pamphlet outrancier d’Édouard Drumont, La France juive (1886), est un best-seller (220 éditions). L’affaire Dreyfus déchire la France (condamnation en 1894 ; réhabilitation définitive en 1906).
Le Juif pour les Goncourt est perçu comme celui dont la seule préoccupation est l’argent. Ils rapportent les propos du docteur Martin qu’ils prennent à leur compte sur un Juif qui a payé pour se faire décorer :
« Il ajoutait que le caractère de la race juive diffère absolument du caractère de la race aryenne en ce que, chez cette race, toute chose au monde a une évaluation en argent. Ainsi, pour le Juif, la croix c’est telle somme ; l’amour d’une femme du monde, c’est telle autre somme ; une vieille savate, c’est telle autre somme. Ainsi dans une cervelle sémite, tout est tarifié : choses honorifiques, choses de cœur, choses quelconques » [1].
Le Juif est présenté comme un parasite :
« Les Juifs ne produisent rien, pas un épi de blé. Toujours commissionnaires, intermédiaires, entremetteurs. En Alsace, pas une vache n’est vendue sans qu’entre la vache et le paysan, ne se lève du pavé un Juif, qui tire l’argent du marché. » [2]
On leur a réclamé de l’argent pour le curage d’un ruisseau dépendant de leur ferme. De là un développement sur une propriété qui serait plus saine que d’autres et sur le fait que la puissance financière est un pouvoir politique :
« C’est étonnant comme de ce temps-ci, tout est hostile au patrimoine honnête, au patrimoine de famille. Il n’y a de considération, d’égards, de respect que pour le capital véreux de la Bourse. L’impôt ne respecte que le portefeuille de Juifs qui tiennent à l’heure qu’il est, agenouillé devant leurs millions, le gouvernement, devant leurs louis, la littérature. » [3]
Edmond rapporte les propos d’un Juif : « Si dans cinquante ans, vous ne nous avez pas pendus, il ne vous restera pas de quoi acheter la corde pour le faire ! » [4] Cette passion exclusive pour l’argent est attribuée à une cause curieuse :
« Si l’on me demandait une des raisons pour lesquelles les Juifs arrivent à tout et à l’ambition de tous, à l’argent, je dirais qu’une de ces raisons est la circoncision, qui tuant ou diminuant de beaucoup chez eux le plaisir, tue et diminue en eux la jouissance et l’occupation de la femme. » [5]
Cette priorité donnée à l’argent explique que les Juifs vieillissent mal, qu’il n’y a pas chez eux de beaux vieillards.
« A-t-on remarqué que jamais un vieux Juif n’est beau ? Il n‘y a pas de beaux vieillards dans cette race. Le travail des passions sordides, l’ambition de l’argent finissent toujours par leur monter à la face et la leur dégrader. » [6]
D’une façon plus générale, le Juif n’est pas net :
« Par mon contact avec les Juifs de chez Bing et d’ailleurs, je sens que les Juifs n’aiment pas les natures propres, droites, franches et que leurs secrètes tendresses sont pour les êtres troubles, louches, douteux, et je sens combien ils se trouvent plus à l’aise avec un Burty qu’avec un Goncourt. » [7]
Dans le domaine littéraire, la solidarité juive, « un sentiment de franc-maçonnerie », joue à fond pour promouvoir un coreligionnaire ou pour enfoncer la pièce qui leur déplaît. L’échec de Manette Salomon (1896), qui ne dépasse pas la vingt-septième représentation, leur est attribué. Comme pour l’argent, se profile la menace d’une domination aboutissant à la suprématie :
« Maintenant, la jeune génération israélite a compris la pesée toute-puissante de la critique et de l’espèce de chantage qu’on pouvait par elle exercer sur les théâtres et les éditeurs, elle a fondé la REVUE BLANCHE, qui est un vrai nid de jeunes youtres, et l’on peut penser qu’avec le concours de leurs aînés, qui font les fonds de presque tous les journaux, ils seront les maîtres de la littérature française avant vingt-cinq ans. » [8]
La race n’est pas envisagée sous un angle biologique. Il arrive cependant qu’elle le soit, par exemple dans ce développement :
« Chez les Sémites, le cerveau ne se développerait que jusqu’à vingt-cinq ans ; chez les Aryens, le développement dépasserait de beaucoup cet âge. Cette particularité du cerveau juif s’appellerait : le mur. » [9]
Le danger représenté par les puissances d’argent conduit Edmond à conseiller une mesure qui préfigure l’étoile jaune :
« À moi qui depuis vingt ans crie tout haut que si la famille Rothschild n’est pas habillée en jaune, nous serons très prochainement, nous chrétiens, domestiqués, ilotisés, réduits en servitude, le livre de Drumont m’a causé une certaine épouvante par la statistique et le dénombrement de leurs forces occultes. » [10]
Il ne va pas jusqu’à souhaiter une élimination physique, mais il prête une oreille complaisante à ces propos de Drumont avec qui il lui arrive souvent de dîner :
« Drumont, qui dîne, nous apprend qu’il fait des conférences antisémitiques place Maubert et ailleurs. Ce sont des ecclésiastiques qui l’ont déterminé à parler en public, en lui disant que le don de la langue lui viendrait avec le Saint-Esprit, et il constate que ce don qu’il croyait ne pas avoir, il le possède et qu’il harangue avec une facilité qui l’étonne. Et il nous fait part de la singulière disposition des esprits en ce moment de la population parisienne, pour laquelle un Rothschild au mur ! est une prévision acceptée, une réalité dans un prochain avenir. » [11]
Les relations avec Drumont sont complexes. Edmond l’approuve en général, mais en nuançant cependant :
« Aux Spartiates aujourd’hui, Drumont annonce officiellement la prochaine publication de son livre d’attaque contre les Juifs : ce livre écrit pour la satisfaction intime des haines d’un catholique et d’un réactionnaire, en plein et insolent triomphe de la juiverie républicaine. S’il est insupportable et même un peu méprisable quelquefois par l’étroitesse de ses idées en tout, au moins, Drumont est un homme qui a la vaillance d’esprit d’une autre époque et presque l’appétit du martyre. » [12]
À propos de Dreyfus l’attitude d’Edmond est bizarre. Il évoque la cérémonie de la dégradation. On a vu des gamins montés sur des arbres traiter Dreyfus de lâche et de salaud. Cela le conduit à ce développement bizarre puisqu’il traite Dreyfus de misérable sans être sûr de sa culpabilité :
« Et c’était pour moi l’occasion de déclarer, à propos de ce misérable, dont je ne suis cependant pas convaincu de la trahison, que les jugements des journalistes sont les jugements des gamins montés sur les arbres et que dans une occurrence semblable, il est vraiment bien difficile d’établir la culpabilité ou l’innocence de l’accusé sur l’examen de son attitude. » [13]
Les Goncourt vont au-devant d’un argument qui pourrait leur être opposé, selon lequel leurs idées sont de purs préjugés sans fondement rationnel ou scientifique. Ils affirment avec force leur confiance dans les préjugés :
« Les préjugés sont, malgré tout ce qu’on a dit, l’expérience des nations ; ils sont les axiomes de leur bon sens. Voyez les préjugés contre les acteurs et contre les Juifs : je n’ai jamais connu un Juif qui ne fût pas juif. » [14]
« Ne discutez jamais un préjugé. Acceptez-les purement et simplement sans bénéfice d’inventaire. Ils sont l’expérience des nations. Les préjugés contre le Juif, contre le cabot, quoi de plus juste ! Tous les Juifs que j’ai connus étaient juifs, tous les cabots, cabots. Tous justifient le préjugé. La tradition de l’opinion ne se trompe pas. » [15]
Ce fonctionnement est surprenant de la part d’intellectuels que l’on pourrait supposer acquis au principe de libre examen.
Il ressort de cet examen que les Goncourt ont fait preuve d’un antisémitisme affirmé, assumé, dans lequel se retrouvent tous les clichés sur le sujet. À leurs yeux, les Juifs constituent avant tout un danger pour la civilisation édifiée par les Aryens (le mot figure dans leur prose). Par leur puissance financière, ils sont en passe de dominer le monde politique, par le jeu de leurs influences ils sont en mesure, dans un avenir proche, d’avoir la main haute sur la littérature française. Il y avait à l’époque des gens, dont Zola, qui pensaient autrement. Les Goncourt font partie des intellectuels qui ont préparé le terreau sur lequel est née l’idéologie nazie et qui doivent être considérés comme partiellement responsables de ce qui en est résulté.
Après avoir écrit cet article, j’ai découvert que Michel Winock avait traité le même sujet dans un article que l’on peut lire intégralement sur google en tapant le titre et le nom de l’auteur : « L’antisémitisme des Goncourt. » Winock commence par dire qu’il ne faut pas réduire les Goncourt à l’antisémitisme comme il ne faut pas y réduire Céline ou Drieu de la Rochelle. Il conseille d’éviter l’anachronisme : « L’antisémitisme a toujours été une passion vile, mais une chose est d’exprimer l’antisémitisme avant, autre chose est de faire preuve d’antisémitisme après Auschwitz. [16] » Je ne suis pas tombé dans le piège de l’anachronisme, me contentant de souligner que l’avant avait bien préparé ce qui a suivi. Une question se pose : est-ce qu’Edmond, dans sa fureur antijuive, a été influencé par Édouard Drumont. Il apparaît que, dès le début, et donc des décennies avant la parution de La France juive, les deux frères étaient déjà des antisémites forcenés. L’influence a peut-être joué en sens inverse : « On pourrait presque supposer l’inverse, que Drumont s’est inspiré des Goncourt ! » [17] La comparaison du roman Manette Salomon, écrit par les deux frères et publié en 1867 avec la pièce qui en est tirée, laquelle est représentée en 1896, ainsi que la lecture des premières années du Journal, confirme ce point de vue : l’antisémitisme exacerbé est présent dès les débuts. Pour le reste, les analyses de Winock vont dans le même sens que les miennes : par sa supériorité dans l’aptitude à gagner de l’argent, le Juif constitue un danger pour les Aryens, d’où la peur d’une « invasion », d’un « complot ».
Deux articles sur le même sujet doivent paraître dans les Cahiers Edmond et Jules de Goncourt en janvier 2015. Ces Cahiers sont publiés par la Société des Amis des frères Goncourt.
GONCOURT, Edmond et Jules, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Robert Laffont, 1989, trois tomes dans la collection Bouquins. Tome I (1851-1865), tome II (1866-1886), tome III (1887-1896).
[1] III, p. 822, 1er mai 1893
[2] I, p. 796, 30 mars 1862. Voir aussi III, p. 1086, 4 février 1895.
[3] I, p. 173, fin mai 1856.
[4] II, p. 879, 28 décembre 1880.
[5] I, p. 1147-1148, mars 1865.
[6] I, p. 700, 24 mai 1861. Voir aussi II, p. 990, 17 février 1883.
[7] III, p. 433-434, 1er juin 1890.
[8] III, p. 1226, 26 janvier 1896.
[9] III, p. 875, 3 octobre 1893.
[10] II, p. 1241-1242, 17 avril 1886.
[11] III, p. 22, 17 mars 1187.
[12] II, p. 1213, 5 janvier 1886. « Aux Spartiates » fait allusion à un repas collectif où l’on ne pouvait être admis qu’à l’unanimité.
[13] III, p. 1069, 6 janvier 1895.
[14] I, p. 700, 24 mai 1861.
[15] I, p. 715, 12 juillet 1861.
[16] WINOCK Michel, « L’antisémitisme des Goncourt » ; Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 193.
[17] Ibid., p. 200.