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L’esclavage africain
Par Catherine Coquery-Vidrovitch

Je résumerai mon propos en quelques points.
_ 1. Il faut distinguer le statut (être esclave) du commerce des esclaves (dit « traite négrière »). Les traites – car il faut parler au pluriel – ont eu lieu dans trois directions : vers l’Océan Indien et le monde asiatique, vers la Méditerranée à travers le Sahara, et vers les Amériques via l’Océan Atlantique.

On comprendra l’importance de cette distinction par l’exemple suivant : en ce qui concerne le commerce atlantique, la traite a été interdite par les Britanniques en 1807, puis par l’ensemble des Puissances européennes à la suite du Congrès de Vienne mettant fin aux guerres napoléoniennes (1815). Or la traite de contrebande s’est poursuivie tant que l’esclavage a subsisté, jusqu’à l’abolition de l’esclavage (dite « émancipation des esclaves »), à savoir : 1835 pour la Grande Bretagne, 1848 pour la France, 1863 pour les Etats Unis (Guerre de Sécession du Sud esclavagiste), 1888 au Brésil. La traite atlantique a disparu quand les marchés d’esclaves ont été supprimés.

L’esclave (au sens strict du terme) est considéré comme un objet, une marchandise (qui peut être achetée et vendue). En outre il est déraciné (emmené loin de ses attaches familiales et sociales). En ce sens, le travailleur, même malmené et forcé à travailler (le « travail forcé » de la colonisation) n’est pas un esclave. Par analogie, on ne peut qu’utiliser une formule de comparaison, du genre « travailler comme un esclave ». Il s’agit de l’exploitation du travail de la personne, et non de la personne elle-même niée en tant qu’être humain libre.

2. L’esclavage a sans doute existé depuis toujours, depuis en tous les cas des temps très anciens. Il est attesté en Europe jusqu’à la fin du Moyen Âge au moins, il a théoriquement disparu partout ailleurs au début du XXe siècle, bien que l’on signale encore des cas répertoriés ça et là. Par exemple, il y a deux ans, l’Etat de Mauritanie, pour la troisième ou quatrième fois, a édicté une loi interdisant l’esclavage, démonstration a posteriori qu’il pouvait encore être localement pratiqué.

Pendant longtemps, l’esclave n’a pas été défini par sa couleur. Chez les Grecs anciens, pouvait être mis en esclavage tout « barbare », c’est à dire tout homme non Grec, synonyme de non civilisé. L’esclavage antique, pour être un élément majeur de la vie productive, était indifférent à la couleur. Les Grecs mirent d’autres Grecs en esclavage, les Romains eurent des esclaves Grecs, mais plus souvent venus des confins de l’empire, surtout de Germanie, de Thrace, du Proche-Orient ou des steppes nordiques lointaines. A cette époque, la plupart des esclaves étaient donc des blancs issus pour la plupart du nord de l’Europe (esclave vient du mot slave, originaire de Slavonie). Au Vè siècle av. JC, Aristote, inspiré par Platon qui avant lui avait fait des barbares les ennemis naturels des Grecs , fut le premier à conseiller préférer les non Grecs comme esclaves, « car que certains aient à gouverner et d’autres à être gouvernés n’est pas seulement nécessaire, mais juste ; de naissance, certains sont destinés à la sujétion, d’autres non » ; les habitants du nord de l’Europe sont décrits comme manquant d’habileté et d’intelligence, et ceux d’Asie comme manquant d’esprit : en conséquence, un barbare était par nature un esclave, car moins propre que d’autres à l’exercice de la liberté .

De même, chez les Arabo-Musulmans, tout païen, c’est à dire non musulman (équivalent du barbare des Grecs) pouvait être mis en esclavage : à noter que la solution inverse fut adoptée en Occident, puisque le code noir édicté par Louis XIV stipule au contraire que tous les esclaves doivent être « baptisés et instruits dans la religion catholique », toute autre religion étant interdite.

La Bible comme le Coran n’ont rien contre les Noirs ; le racisme de couleur apparaît assez tard dans l’histoire. Ce fut une idée introduite par un exégète grec (chrétien) du 3e siècle après JC, reprise par un érudit arabe du IXe siècle.. Cette fiction pénétra surtout au début du XIXè siècle dans le monde catholique sous le nom de « mythe de Cham » : il s’agit de l’interprétation libre d’un récit biblique, qui raconte l’ivresse de Noé et sa fureur d’apprendre que son dernier fils s’en était irrespectueusement moqué : il le maudit dans sa descendance : « maudit soit Canaan [fils de Cham] ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves ! » . La Bible s’arrête là. Il n’en fut pas de même pour ses commentateurs. Au texte sacré s’ajoutèrent une série de contes dont celui de Chus, autre fils de Cham. Celui-ci, à nouveau, aurait désobéi à Noé qui avait interdit à sa descendance d’avoir des rapports sexuels dans l’Arche. Or Cham conçut un enfant pendant le déluge : Chus. Dieu le maudit et le fit naître noir. De lui naquirent les Éthiopiens et tous les noirs africains. L’histoire est transcrite au XVIè siècle et confirmée au XVIIIè . Cette fiction pénétra surtout au début du XIXè siècle dans le monde catholique. Cette interprétation, on la trouvait pourtant encore il n’y a pas si longtemps (début des années 1970) dans le petit dictionnaire Larousse.

C’est que, au Moyen-Âge des esclaves noirs remontés par le Sahara avaient fait leur apparition sur les pourtours de la Méditerranée.

3. La traite des noirs proprement dite.

Le déclenchement de la traite des noirs remonterait au baqt, traité conclu avec les Nubiens en 31/652 par le conquérant arabe Abdfallah ben Sayd qui leur aurait imposé un tribut de 360 esclaves par an. À la grande époque des empires musulmans, à partir du Xè siècle, des millions de Noirs furent transportés vers le monde méditerranéen et l’Océan Indien. Les musulmans ne considéraient pas seulement les noirs comme des païens, mais aussi comme une race inférieure destinée à l’esclavage, si bien que le mot arabe pour désigner l’esclave, abid, devint plus ou moins synonyme de Noir (Zenj était un terme plus vague pour désigner les « sauvages »). La littérature arabe, dès les VIIIè et IXè siècles, associe la peau noire à des caractères négatifs de la personne, comme une mauvaise odeur, une physionomie répulsive, une sexualité débridée, des aspects de sauvagerie ou de débilité. La mise en esclavage des noirs relevait de la normalité au même titre que l’utilisation des animaux de bats. Ils étaient utilisés comme travailleurs de la terre ou des mines, soldats, eunuques, ou ghilman (pages). Les femmes, plus nombreuses, étaient employées comme concubines ou servantes. Un texte du XIè siècle distingue les Nubiennes, qui allient « grâce, aisance et délicatesse », les Éthiopiennes, gracieuses mais fragiles, les Zenj (qui sont laides et ont mauvais caractère) et les Zaghawa qui sont encore pires . La politique suivie fut relativement assimilationniste et les métissages, ne serait-ce que par le concubinage et les harems, assez fréquents : la descendance de beaucoup de ces Noirs finit pas se fondre dans la population, au point que les transferts de peuples, devenus parfois peu visibles, furent relativement négligés dans l’histoire jusqu’à une époque récente.

Les Occidentaux n’ont donc pas tout inventé. Ibn Khaldûn, s’il exceptait de son mépris les souverains du Soudan occidental, n’était pas tendre avec leurs voisins :

« Au sud du Nil se trouve un peuple noir appelé les Lamlam. Ils sont païens… Ils constituent la masse ordinaire des esclaves [du Ghana et du Tekrur] qui les capturent et les vendent à des marchands qui les transportent vers le Maghreb. Au-delà vers le Sud, il n’y a pas de civilisation à proprement parler. Des êtres y sont plus proches d’animaux muets que d’humains doués de raison… Ils se mangent fréquemment les uns les autres. On ne peut les considérer comme des êtres humains » …

L’image transmise par les Arabes fut effectivement nuancée. L’Atlas catalan de 1375, offert six ans plus tard par l’infant Juan d’Aragon au jeune roi de France Charles VI, présente le meilleur résumé des connaissances cartographiques de l’époque. Il propose en illustrations sur la carte d’Afrique une série de types humains accompagnés de commentaires, parmi lesquels un Touareg voilé sur son chameau au Sahara occidental, un peu plus à l’Est un Pygmée nu chevauchant une girafe, et un roi noir, glorieux, qui incarne en Afrique de l’Ouest la puissance de l’or du kankan « Musa Mali » bien connu des voyageurs arabes. C’est l’autre roi noir de l’atlas, situé dans une île mythique au-delà de l’Inde, qui symbolise l’inconnu et règne sur « un peuple différent de tous les autres… ils sont noirs et dépourvus de raison. Ils mangent les étrangers chaque fois qu’ils le peuvent » .

La traite atlantique fut généralisée par les Européens (au démarrage des Portugais) à partir du XVIe siècle. Elle se produisit sous deux formes : d’une part le commerce dit triangulaire qui rentabilisait au maximum les trajets de la flotte maritime. Il consistait à envoyer des navires européens chargés de pacotille manufacturée, de tissus, d’armes et d’alcool vers les côtes africaines, où ces marchandises étaient échangées contre des esclaves. Ceux-ci à leur tour étaient transportés vers les Antilles et les Amériques où ils étaient vendus. Les navires revenaient ensuite en Europe chargés de la mélasse produite à partir de la canne à sucre et destinée à être tranformée en sucre et en alcool dans les distilleries européennes.

Une moitié des esclaves fut néanmoins transportée directement par les Portugais depuis les côtes angolaise et mozambicaine jusqu’au Brésil, et ce depuis le début du XVIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle (l’interdiction de la traite atlantique en 1815 fut nuancée par une tolérance accordée aux Portugais par les Britanniques qui assuraient la police des mers ; la traite demeura autorisée au Sud de l’Equateur jusqu’aux années 1840 : regarder la carte ! Cela garantit le trafic entre Angola, Mozambique et Brésil).

Les connaissances rassemblées permettent en effet désormais de cartographier avec une précision satisfaisante l’ensemble et les détails des données désormais en notre possession : l’atlas de l’esclavage récemment publié par Marcel Dorigny n’aurait pas même été concevable il y a encore une vingtaine d’années. Toutes les cartes, accompagnées de textes analytiques concis mais précis, et aussi illustrées par des extraits de documents (texte, iconographie), présentent le processus de la traite négrière, à partir de l’Afrique et en Afrique, depuis la veille des Grandes Découvertes ; ainsi la première carte, très importante, centrée sur le continent africain tout entier y compris ses différents abords maritimes (Atlantique, Méditerranée, Océan Indien), retrace les flux du commerce négrier antérieur ; les flèches, parties du centre du continent, montrent que le commerce atlantique s’est greffé sur de nombreuses routes de traite préalables, à travers le Sahara et vers les côtes asiatiques. Elles évoquent aussi l’ampleur et l’extension de la traite atlantique par le biais des entrepôts portugais et hollandais jalonnant aussi la côte de l’Océan Indien qui remontent jusqu’à Mombasa et au-delà : autrement dit, on visualise l’imbrication des traites qui ne procédaient pas en vase clos et en circuit fermé. Le tout est complété par la cartographie de tous les ports de traite qui ont, à des époques parfois différentes, jalonné la totalité des côtes africaines (Afrique australe incluse). Cartes et graphiques permettent aussi de visualiser l’ampleur du commerce direct dit « en droiture » qui s’est développé dans l’Atlantique Sud entre Afrique et Brésil, parallèlement au commerce dit « triangulaire » plus caractéristique de l’Atlantique Nord.

4. Les plantations esclavagistes

La canne à sucre était arrivée par la Méditerranée orientale où elle avait déjà donné naissance à des plantations. La première révolte d’esclaves «  zanj » [noirs] fut répertoriée sur les plantations d’Arabie au VIIe siècle ap. JC. La plus grande de ces révoltes eut lieu en basse Mésopotamie (Irak) au IIIè/IXè siècle, où les mauvais traitements provoquèrent en 869 un soulèvement des Zendj, qui ne fut écrasée qu’en 883. C’est dire son ampleur : le nombre des victimes aurait oscillé entre 500 000 et 2,5 millions ! Les Portugais acclimatèrent la plante dans les îles situées au large des côtes occidentales d’Afrique, notamment dans les îles Canaries, et surtout à Saõ Tomé, au fond du golfe du Bénin, îles désertes avant leur arrivée. C’est là que fut systématisé le système qui faisait du Noir non plus un homme, mais un outil de travail lié au drainage de la main d’œuvre du continent africain. Vers 1506 s’y trouvaient déjà 2 000 esclaves permanents, devenus 5 ou 6 000 en 1540, importés pour la plupart du delta du Niger et surtout du Congo et employés sur les plantations de canne à sucre. Une grande révolte éclata entre 1530 et 1536. C’est à partir de là que furent élaborées les premières théories de l’infériorité du noir.

Forts de leur succès, les Portugais délocalisèrent l’activité au Brésil, où les plantations esclavagistes se démultiplièrent à partir du milieu du XVIIè siècle. De là elles gagnèrent les Antilles britanniques (Jamaïque et Barbade) au début du XVIIIe siècle, puis les îles françaises de Saint-Domingue, Martinique et Guadeloupe ; Cuba devient le centre principal dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle et le plus grand centre de production après la Révolution de Saint Domingue devenu sous le nom de Haïti le premier Etat noir moderne indépendant. Au début du XIXe siècle, ce furent les Etats-Unis récemment indépendants (leur guerre d’indépendance eut lieu fin XVIIIe siècle) qui développèrent dans leurs Etats du Sud les plantations de coton, devenu matière première recherchée de la Révolution industrielle britannique en grande partie fondée sur l’essor de l’industrie textile.

Ainsi la production esclavagiste occidentale, fleuron de la période dite mercantiliste (XVII-XVIIIe siècles), devint ensuite partie prenante de l’essor du capitalisme émergent au XIXe siècle. Cet élément est important : nulle part, on ne peut opposer comme inconciliables un « système esclavagiste » à un « système capitaliste ». Il est au contraire tout à fait concevable (et sans doute profitable, bien que la rentabilité du système esclavagiste ait provoqué beaucoup de discussions entre historiens économistes) que le système dominant fasse appel, dans le cadre d’une division internationale du travail, de façon privilégiée à des structures de production apparemment obsolètes ou dépassées.

5. L’esclavage noir et les traites africaines

Dès le XVIe siècle, alors que dans le monde musulman l’esclavage, très répandu, concernait toutes les couleurs de peau, l’esclavage atlantique devint noir, si bien que bientôt le mot « nègre » devint synonyme d’ « esclave noir ». C’est Colbert qui rédigea, en 1685, pour le compte du roi de France Louis XIV, le code fixant le sort sévère des esclaves, surnommé le Code noir. Destiné aux îles française des Antilles et de la Réunion, il fut complété et durci par celui de 1724 destiné aux esclaves de Louisiane. Le mariage mixte était interdit, et le concubinage puni d’amendes, aussi bien entre blanc et noir qu’entre affranchi et esclave. Les enfants nés de mariages entre esclaves sont esclaves (même si la mère seule est esclave), et appartiennent au maître de la mère. Toute assemblée d’esclaves est interdite, et les maîtres en sont tenus responsables ; les esclaves n’ont le droit de rien vendre, ni de rien posséder « qui ne soit à leur maître » ; ils ne circulent qu’avec l’autorisation du maître, ils ne peuvent être chargés d’aucun office, et n’ont pas le droit de témoigner. Le maître a néanmoins charge de les nourrir, de leur fournir deux habits par an, et d’entretenir les vieux et les infirmes. Mais « l’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort ». Et tout à l’avenant : nous n’en sommes qu’à l’article 33, il y en avait 60. Bref l’esclave, bien que doté d’une âme, n’était qu’un bien, une chose, qui pouvait être enchaîné, frappé de verges ou de cordes, et dont la valeur marchande était remboursable au maître en cas de condamnation à mort…

La volonté britannique de mettre fin à la traite négrière s’explique à la fois par l’essor du capitalisme occidental, qui mettait en œuvre d’autres formes de travail fondées sur le salariat, et par la montée du mouvement « philanthropique » né au Siècle des Lumières qui suscita un puissant courant « humanitariste ». Ainsi, en 1771, à la suite d’un procès intenté à un planteur qui avait amené un esclave à Londres, le « cas Wilberforce » fit jurisprudence, stipulant que, la loi anglaise ne parlant pas de l’esclavage, celui-ci était de ce fait interdit sur le sol britannique (un procès similaire avait, un demi-siècle auparavant, conclut à l’inverse). Néanmoins, au XIXe siècle, le racisme biologique se développe sous couvert de théories scientifiques de l’ « inégalité des races » qui vont dominer jusqu’au début du XXe siècle. Dès lors les noirs sont regardés comme une « race inférieure », avec tous les excès provoqués par de telles approches.

Dans le domaine colonial français, deux domaines vont dès lors quasi coexister : celui des Antilles et de la Réunion où l’esclavage de plantation fut maintenu jusqu’en 1848 (sauf durant le bref intermède d’abolition lors de la Révolution française entre 1794 et 1802), tandis que, au contraire, le « nouvel empire colonial » va trouver sa justification officielle dans la lutte contre l’esclavage interne africain. D’où, dans l’un et l’autre cas, des « mémoires coloniales » fort différentes.

Par ailleurs, la fin de la traite atlantique ne mit pas fin au trafic, loin de là. En effet, la paix européenne de 1815 provoqua la mise au rebut d’un stock considérable d’armes, stock périodiquement renouvelé au fil du siècle en raison des progrès technologiques qui conduisaient les armées européennes à se moderniser. Les fusils devenus inutiles furent transformés en « armes de traite » dont l’Europe occidentale inonda le monde méditerranéen arabo-musulman. L’ouverture du Canal de Suez en 1869, qui établissait un contact direct entre la Méditerranée et la Mer Rouge, raccourcit considérablement les distances en court-circuitant la circumnavigation de l’Afrique. Paradoxalement, la fin de la traite en Atlantique contribua à faire de l’Océan Indien le centre des affaires. Le plus grand centre négrier devint au XIXe siècle le sultanat de Zanzibar, qui dominait la côte orientale d’Afrique depuis Oman (en Arabie du Sud) jusqu’à l’île du Mozambique. Arabes, Indiens et Swahili en furent les principaux acteurs.

6. Les conséquences sur le continent africain ont été multiples.

Les effets démographiques sont évidents bien que discutés, et parfois exagérés. Le calcul est difficile, et les chiffres ne sont bien connus que pour la traite atlantique, compte tenu de l’abondance des sources chiffrées dont on dispose et des moyens de recoupement : les historiens disposent d’archives nombreuses. Ils ont travaillé soit sur le nombre d’esclaves débarqués aux Amériques (Philip Curtin), soit sur celui des esclaves embarqués d’Afrique (Paul Lovejoy), soit enfin en calculant le nombre de bateaux mis en œuvre et leur chargement moyen. Tous les résultats concordent : à peu près 11 millions d’esclaves ont débarqué en Amérique, dont la plus grande partie sur moins de deux siècles, la période la plus intense de traite se situant entre 1760 et 1840 (l’interdiction de la traite a peu joué dans un premier temps, car la contrebande s’est maintenue assez tardivement). Les chiffres globaux font état d’un total d’un peu plus de 11 millions d’esclaves importés dans les Caraïbes et dans les Amériques, dont 4,6 millions pour la traite portugaise, 2,6 pour la Grande-Bretagne, 1,6 pour l’Espagne et 1,2 pour la France. 4,8 millions furent « traités » au XVIIIè siècle, et 2,6 millions, soit 30% du total, entre 1801 et 1866.

Les chiffres sont infiniment plus aléatoires pour les autres traites, pour lesquelles les études sont moins poussées et les sources moins précises. Quelques historiens ont proposé des chiffres qui restent à vérifier. On estime ainsi que vers la Méditerranée, en dix siècles (du Xe au XXe siècle), environ 10 à 12 millions d’esclaves ont pu traverser le Sahara, dont au moins un million et demi seraient morts en route. Le trafic aurait été maximal d’une part à l‘époque des grands empires musulmans médiévaux du Soudan occidental (XIIe – XVe siècles) et d’autre part lors des vastes jihads de l’ouest africain au XIXe siècle. Les chiffres pourraient être plus faibles vers l’Océan Indien (de l’ordre de 5 à 6 millions ?), ce qui ne signifie pas grand chose car à la différence des autres parties d’Afrique l’esclavage de plantation a été aussi pratiqué sur les côtes africaines, surtout au XIXe siècle. En tout état de cause, il est très difficile de comparer des flux qui se sont produits dans des espaces de temps très différents. Enfin, il est une inconnue impossible à chiffrer : combien de gens sont morts pour qu’un esclave soit « produit » et arrive sur son lieu d’utilisation ? Les historiens estiment qu’au minimum il y eut un mort pour un esclave. Cela donnerait un total général de l’ordre de 50 millions d’individus perdus pour le continent subsaharien en dix siècles. Rappelons que le résultat en longue durée est là : il y aurait eu 100 millions d’Africains vivant au XVe siècle, ils étaient environ 95 millions à la fin du XIXe siècle. Autrement dit, quels qu’aient été les aléas intermédiaires, le résultat en long terme est là : le continent africain est le seul du monde où la population n’a pas crû dans cette longue période, si bien que les Africains constituaient probablement 20% de la population mondiale au début du XVIe siècle, et seulement 9% au début du XXe siècle. Au seuil du 3e millénaire, nous en sommes actuellement (avec près de 900 millions d’Africains) à environ 12% du total.

Les études régionales sont plus probantes. Ainsi, les esclaves femmes étaient davantage recherchées par le marché arabo-musulman (de l’ordre de deux femmes pour un homme), tandis que le rapport s’inversait dans le trafic atlantique. En tout état de cause, jamais la traite, qui n’a pas dépassé, à son apogée, le départ annuel de 40 0000 individus vers l’Océan Indien, ou de 60 000 vers l’Océan Atlantique, n’a provoqué une régression de population. Ce qu’elle a provoqué en revanche localement, et sans doute contribué globalement à généraliser, c’est la stagnation de ces populations. Ce fut très grave à certaines périodes de l’histoire, notamment au XVIIIe siècle, un des siècles majeurs du trafic, alors que la population européenne au contraire faisait preuve dans le même temps d’un très grand dynamisme. La traite a aussi déséquilibré les rapports d’âge et de genre des populations, puisqu’elle visait de façon privilégiée les jeunes adultes, les plus vigoureux et les plus féconds.

La traite interne en Afrique a aussi provoqué de vastes mouvements migratoires. Car parmi les très nombreux Etats ou chefferies indépendants que comptait ce très vaste continent, les chefs ne vendaient jamais leurs propres sujets, mais leurs prisonniers du guerre. Autrement dit, la chasse à l’homme provoquée par la demande a favorisé les guerres, approvisionnées par les armes de traite importées massivement. Les déséquilibres se sont accentués entre peuples razzieurs et peuples razziés. Ils contribuent sans doute dans l’histoire à expliquer la répartition très inégalitaire des populations entre noyaux surpeuplés (comme au Rwanda, zone refuge au cœur du continent) et régions au contraire sous peuplées (comme le Gabon, soumis à une traite quasi continue du XVe au XIXe siècle). De nouvelles entités politiques greffées sur les circuits internationaux d’esclaves se sont constituées, bref la carte politique de l’Afrique a été durablement et profondément affectée par le trafic négrier.

Les résultats s’en sont faits pleinement sentir au XIXe siècle précolonial. Comme dans toutes les autres sociétés pré-industrielles, les sociétés africaines ont connu l’esclavage depuis très longtemps et, contrairement à ce qu’en ont naguère rêvé certains anthropologues, l’esclavage africain n’était pas nécessairement ni plus « doux » ni plus « domestique » qu’ailleurs. Mais ce qui est sûr, c’est que l’exigence des marchés demandeurs extérieurs au continent a provoqué la constitution et l’essor de réseaux internes actifs de traite, y compris en intensifiant le brigandage. Nombreux sont, surtout à partir du XVIIIe siècle, les chefs côtiers ou non et les grands trafiquants qui organisent des réseaux d’approvisionnement jusqu’au cœur du continent. L’usage interne des esclaves s’amplifia dans le même temps, surtout quand la fermeture du marché atlantique augmenta le nombre des captifs sur place. Les pouvoirs conquérants les utilisèrent largement pour la production et pour renforcer leurs armées, si bien qu’à la fin du XIXe siècle, on estime que peut-être la moitié des Africains était de statut servile, pourcentage probablement très supérieur à ce qu’il était un siècle auparavant. D’où le paradoxe : à l’extrême fin du XIXe siècle, les colonisateurs occidentaux allaient justifier la conquête par la nécessité de lutter contre l’esclavage interne à l’Afrique…

Enfin, ces bouleversements politiques et militaires internes déstabilisèrent et appauvrirent une grande partie des peuples. Le malaise se traduisit entre autres par des réactions culturelles et religieuses : les conversions populaires à l’islam furent massives dans l’ouest africain à partir de la fin du XVIIIe siècle ; elles furent plus limitées en Afrique orientale en raison du caractère esclavagiste du sultanat de Zanzibar. Les conversions au christianisme se développèrent surtout à la fin du XIXe siècle.

Conclusion

Hors Afrique, cette histoire longue de l’esclavage et du racisme anti-noir qui en fut un des corollaires a laissé des traces profondes. Depuis l’année 2000, le tabou relatif constitué par cet épisode particulièrement sombre de l’histoire des peuples est en train de tomber, aussi bien du côté des descendants des négriers (Européens, Arabes, Africains) que de celui des descendants d’esclaves (en Afrique et dans les Caraïbes). Cette prise de conscience de la nécessité d’un travail de mémoire à effectuer à l’aide de recherches approfondies d’histoire a abouti, en France, au vote en 2002 de la loi dite « Loi Taubira », du nom de la député qui l’a proposée, reconnaissant que la traite des noirs fut un « crime contre l’humanité ». Cette déclaration n’est pas nouvelle : le premier à le proclamer fut, dès 1781, treize ans avant la première suppression de l’esclavage, le philosophe Condorcet, qui commence ainsi ses Réflexions sur l’esclavage des Nègres :

« Réduire un homme à l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes… Ou il n’y a point de morale, ou il faut convenir de ce principe… Que l’opinion ne flétrisse point ce genre de crime … et cette opinion serait celle de tous les hommes…, que le crime resterait toujours un crime ».

Orientation bibliographique sommaire

-  Cahiers des Anneaux de la mémoire, revue annuelle spécialisée sur les traites négrières, Nantes (depuis 1999).
- C. Coquery-Vidrovitch, L’Afrique et les Africains au XIXe siècle. Mutations, révolutions, crises Paris, Colin, 1999.
- C. Coquery-Vidrovitch, Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire, Le livre noir du colonialisme. XVIè-XXIè (Marc Ferro éd.), Paris, Robert Laffont, pp. 646-685.
- Philip Curtin, The Atlantic Slave Trade, a Census, Madison, University of Wisconsin,1969
- Marcel Dorigny et Bernard Gainot, Atlas des esclavages, Traite, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Paris, Ed. Autrement, 2006.
- Paul Lovejoy, Transformations of Slavery. A history of slavery in Africa, Cambridge University Press, 1983.
- O. Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2005.
- Louis Sala-Molins, Le code noir, ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987.
- André Salifou, L’esclavage et les traites négrières en Afrique, Paris, Nathan-VUEF, 2006.
- Ibrahima Thioub, Regard critique sur les lectures africaines de l’esclavage et de la traite atlantique critique, in Issiaka Mandé & Blandine Stefanson (dir.), Les Historiens africains et la mondialisation, Paris, Karthala, 2005.

Catherine Coquery-Vidrovitch est Professeure émérite, Université Diderot-Paris 7

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