Thierry Renard a été fait Chevalier des arts et des lettres, lors d’une cérémonie qui s’est tenue à l’Hôtel de Ville de Vénissieux, le 4 décembre 2008. Michel Kneubuhler a rendu hommage à son travail.
Avant de me livrer au rituel républicain auquel, par son choix – qui m’honore –, me contraint l’ami Thierry, je voudrais dire mon émotion en ce moment exceptionnel : « parce que c’est lui, parce que c’est moi »… et parce que, pour l’un comme pour l’autre, c’est la première fois… sauf erreur de ma part, cher Thierry, cette distinction est la première que tu reçois… pour moi, en tout cas, c’est la première que je remets. Et chacun sait que, la première fois, « Mon cœur, t’en souviens-tu / On n’en menait pas large… ». Aussi ai-je cru bon de me faire aider dans cet exercice par quelques amis des arts et des lettres – cher Thierry, tu sais que nous avons en commun, entre autres, un goût immodéré pour la citation et les jeux oulipiens. 1978-2008 : trente ans, trente citations ! Ces « amis des arts et des lettres », ils ont nom Jim Harrison, Richard Brautigan, Philippe Jaccottet, Stanislas Rodanski, Gatien Lapointe… et, bien sûr, Baudelaire, Rimbaud, Breton, Aragon, Char ou Camus… vous les reconnaîtrez au passage. Un autre poète m’a également beaucoup aidé, son nom est Renard, « Renard… comme l’animal ! ».
Mais venons-en au rituel annoncé. Je ne crois pas trahir de secret en disant que, lorsqu’il me fut demandé de rédiger le mémoire destiné à nourrir la proposition de ta décoration, cher Thierry, je me suis posé la question : « Qui donc cette distinction va-t-elle honorer ? ». C’est que, chers amis, il y a de l’oignon dans cet homme-là ! Oui, je sais, la comparaison n’est guère poétique, d’aucuns la trouveront triviale… mais je crois savoir que notre ami ne dédaigne pas se mettre à table et que – je parle sous le contrôle de madame Renard et de Patrick – la cuisine piémontaise accueille volontiers les cipolle.
Si vous le voulez bien, je vais donc tenter d’éplucher devant vous la cipolla en question – ce qui, au passage, me permettra de déguiser plus facilement mon émotion. Mais rassure-toi, Thierry, je saurai m’arrêter avant les dernières strates… celles-là appartiennent à ta mère, à tes enfants, à Sonia, peut-être aussi à quelques-uns de tes vieux potes de la ZUP et de Bérénice… et surtout elles t’appartiennent.
Oui, il y a de l’oignon dans cet homme-là et la première strate que je puis identifier, c’est celle qu’ici tout le monde connaît, le directeur de l’Espace Pandora, qu’il m’est arrivé un jour de qualifier « d’agitateur poétique »… la formule a depuis fait florès. Pandora – en témoigne le film que l’on a vu tout à l’heure – a désormais allègrement dépassé la vingtaine d’années, mais ne marque pas pour autant, Thierry, tes débuts d’agitateur. En effet, quand est créée l’association, cela fait presque une décennie que tu occupes le devant de la scène, tantôt poète et animateur de revues de poésie – j’y reviendrai –, tantôt comédien – avec Gilles Chavassieux ou Wladyslaw Znorko –, voire chanteur de rock – le groupe, naturellement, s’appelle The Lab of the Last Poets…
Vous tous ici, vous le savez, Pandora, c’est depuis plus de vingt ans l’affirmation de la poésie, de la littérature et de la langue française dans l’agglomération lyonnaise et dans la région Rhône-Alpes, voire sur la planète francophone : lectures, ateliers d’écriture, manifestations, expositions… se succèdent, à Vénissieux, bien sûr – Thierry, tu fais mentir le proverbe qui veut que nul ne soit prophète… ou poète en son pays – mais aussi à Lyon, pour le Printemps des poètes , à Grigny, pour L’Autre Salon , un peu partout dans le Grand Lyon, pour le festival Parole ambulante – quatorzième édition, l’an prochain ! – et dans la région Rhône-Alpes, pour la Semaine de la langue française. Et, mine de rien, ils sont des milliers, celles et ceux qui, grâce à ces différentes manifestations, ont pu un jour rencontrer la poésie. Car Thierry, tu as fait tien le cri de Gaëtan Picon, le premier directeur général des arts et des lettres – tiens, j’ai dit « des arts et des lettres »… – d’André Malraux : « Qu’est-ce qu’une beauté qui n’existe pas pour tous ? Qu’est-ce qu’une vérité qui n’existe pas pour tous ? [Notre tâche, c’est de] transformer en un bien commun un privilège … ». « Transformer en un bien commun un privilège… ».
L’ami Jean-Pierre Spilmont, qui présida pendant plusieurs années aux destinées de Pandora, a résumé un jour l’action de l’association dans une belle formule : « Un combat quotidien pour gagner un peu de lumière sur l’ombre des impasses ». Pour mener ce combat, Pandora, c’est aujourd’hui – avec à sa tête Geneviève Metge, présidente aussi engagée que vigilante – une équipe qu’il faut à l’évidence associer à l’hommage rendu à son directeur : Jamel, le condisciple du lycée Jacques-Brel, administrateur rigoureux autant qu’ami fidèle… et tout simplement un homme remarquable, « juste quelqu’un de bien » ; Céline, équipière de tant de belles aventures, dont personne n’ignore ici les considérables compétences professionnelles ; Myriam, la reine de la mise en page, à la courtoisie jamais prise en défaut et à la serviabilité exemplaire ; Marie enfin, tout fraîchement arrivée dans l’équipe, qui sait allier à la fougue de ses vingt ans et quelques un savoir-faire déjà impressionnant… Et permettez-moi d’ajouter à cette énumération Anouk qui, après cinq années au cours desquelles auront pu s’épanouir sa rigueur, son professionnalisme et son affabilité, a souhaité reprendre des études dans la capitale de la moutarde…
Vingt ans et plus déjà que, cher Thierry, tu te démènes, t’insurges, te multiplies pour faire que ce monde entende résonner la parole poétique… Tu l’as toi-même écrit : « Je voudrais pas crever avant d’avoir ouvert ma porte au monde entier, avant d’avoir donné / tout donné presque / à ceux à celles qui m’entourent… ». D’où, en particulier, les ateliers d’écriture, cette activité – je cite – « liée à ma révolte et que j’aime déployer, un peu comme on ouvre ses ailes avant de s’envoler […] Il faut croire à la mission : écrire des poèmes avec l’encre de son sang, des poèmes secourables ; éditer et défendre les poètes et la poésie ; rendre la parole à celles, à ceux, qui ne l’ont plus. Surtout, ne jamais écrire à côté du monde, de la vie ».
Mais laissons là le directeur de l’Espace Pandora… même s’il y aurait tant de choses encore à relever ! C’est pourquoi je vous le dis : Thierry Renard, « agitateur poétique », n’eût-il accompli que cette mission, qu’il eût déjà mérité que lui fût remise la décoration que j’épinglerai tout à l’heure sur son veston… à la bonne place, la place du cœur.
Thierry Renard. Il y a de l’oignon dans cet homme-là… La deuxième strate, c’est celle bien sûr de l’éditeur. Car, mon cher Thierry, si tu t’es donné pour mission de faire déambuler la parole poétique, tu sais aussi que les mots ont parfois besoin de trouver refuge dans des livres. Quel Lacouture, quel Assouline viendra un jour narrer l’aventure éditoriale assez exceptionnelle de cet « enfant des brousses urbaines », comme tu te qualifies toi-même ? L’aventure commence pour toi très tôt, à tout juste quinze ans, quand avec tes complices tout aussi adolescents – Sylviane, Olivier et le cousin Patrick – vous créez la revue Aube. Aube, bien sûr, parce que « J’ai embrassé l’aube d’été ». Peut-être aussi parce qu’à l’aube, « on n’est l’ennemi d’aucun, excepté des bourreaux ». Deux décennies, soixante-deux numéros… Aube est d’abord une revue plus proche du fanzine lycéen que de l’édition professionnelle mais qui, grâce à l’intérêt que lui portent la Ville – bravo, monsieur le Député-Maire ! – et la DRAC – respect, Benoît ! –, deviendra, dans les années 1980 et 1990, un de ces titres dont on attend fiévreusement la prochaine livraison, dont on aime toucher le papier et découvrir le graphisme et que l’on conserve précieusement. Tout naturellement, l’aventure de la revue se double de la publication d’ouvrages : de la poésie, évidemment, mais aussi des récits, des nouvelles, une collection – Trace – qui tisse des liens entre disciplines artistiques… et des livres d’entretiens dont certains connaissent des succès phénoménaux. L’aventure durera une dizaine d’années, interrompue par la dure réalité de l’économie du livre pour une maison de passionnés qui publie jusqu’à quarante titres par an. De cette aventure, cher Thierry, tu sors endetté et meurtri… mais c’est pour mieux rebondir, quelques temps plus tard, en devenant le conseiller littéraire des éditions La passe du vent… un bien joli nom soufflé par Dany Laferrière. Dix ans plus tard, ou presque, La passe du vent, on le sait, ce sont, plus raisonnablement, une dizaine de titres par an, centrés pour l’essentiel – on ne se refait pas – sur la poésie et la création littéraire d’aujourd’hui, mais ne détestant pas explorer d’autres chemins.
Pour qualifier ton activité d’éditeur, cher Thierry, tu aimes à dire « qu’éditer, c’est résister ». Et tu as aussi écrit, quant à ce métier : « C’est, en somme, à ma totale inconscience et à ma mauvaise connaissance des affaires que je le dois ». Ailleurs, tu n’hésites pas à déclarer : « Aujourd’hui, étant devenu éditeur, je suis un commerçant. Oui, je fabrique et je vends les livres de mes illustres contemporains. La tâche est certes périlleuse, mais elle me procure de grandes joies… ». Il n’empêche : de Charles Juliet – que j’ai plaisir à saluer – le premier de tes soutiens, « l’être cher, l’écrivain admiré […] le donneur de sens et non de leçons » à Jean Charlebois, « le grand frère, le tout proche », le chantre du Saint-Laurent, d’Andrée Chedid à Yvon Le Men, de Christian Bobin à Lydie Salvayre, de Lionel Bourg à Valère Staraselski – salut et fraternité ! –, ils sont une bonne centaine à t’avoir un jour rencontré – pour une seule aventure ou un plus long compagnonnage… Parmi eux, certains – lauréats du concours Quelles nouvelles ? – ont vu leurs premiers textes publiés à l’enseigne de Paroles d’aube ou de La passe du vent : Brigitte Giraud, Fabienne Swiatly, Alain Turgeon… Pas mal pour quelqu’un qui affirme ne pas connaître le métier d’éditeur ! De tels résultats, un tel engagement, une telle constance sont d’autant plus remarquables que, comme chacun sait, l’édition indépendante est devenue aujourd’hui un sport plutôt périlleux où chaque parution s’apparente parfois à la roulette russe. Et, pour être parfois le compagnon de certaines de ces aventures, j’atteste ici que deux maîtres-mots guident le travail d’éditeur de Thierry : la passion et l’exigence. C’est pourquoi je vous le dis : Thierry Renard, éditeur, n’eût-il accompli que cette œuvre éditoriale qu’il eût déjà mérité et cetera… la place du cœur.
Thierry Renard. Il y a de l’oignon dans cet homme-là… et voici qu’apparaît désormais la strate du poète. Ami Thierry, je te le dis tout de go : il faudra bien qu’un jour en toi l’agitateur poétique et l’éditeur fassent un peu de place, sous les feux de la rampe, à l’authentique poète que tu es. « Poète : celui que rien ni personne ne peut consoler de mourir / et que la connaissance de la disparition / conduit à s’emparer fiévreusement du langage / pour y garder mémoire de ce qui s’efface / aussi bien que pour y filer à tombeau ouvert / sur les routes du temps. Appelons poésie cette lucidité et cet emportement ». Cette définition, il semble que Jean-Michel Maulpoix l’ait écrite en pensant à toi ! Tu es en effet un poète-né : « Le lieu de ma naissance », dis-tu, « n’est pas le lieu où je suis né, c’est l’endroit de la baie, l’espace du poème, la page noircie par l’encre […] Le lieu de ma naissance, c’est avant tout le lieu de l’écriture ». Un poète qui s’est révélé à quinze ans, foudroyé par Arthur Rimbaud : « C’est par lui, ou avec lui, que je suis venu à la poésie. L’adolescent terrible, ou sublime, de Charleville a durablement blessé, ou percé, mon adolescence ». Après, il y eut Pavese, Cendrars, Breton, Éluard, Aragon, Char… et aussi Essénine, Hikmet, Leopardi, Carver, Brautigan… tu me sais jaloux de ta bibliothèque poétique ! Et pourquoi, nourri de tous ces géants, t’es-tu lancé dans l’écriture ? La réponse, tu l’as donnée :
J’ai trouvé l’écriture comme abri comme bunker comme casemate
J’écris pour le plus grand nombre même si presque personne ne me lit
J’écris pour naître / pour grandir / pour tenir debout […]
J’écris pour tenir la distance ou la dragée haute à l’ennui […]
J’écris enfin pour vivre
Pour ne pas mourir
Ne jamais renoncer
Écoutons encore : « Je ne prétends rien. Être poète, c’est réinventer l’amour, célébrer la vie, chanter le monde qui se fait ou se défait. C’est être sans royaume ou orphelin ». Comme tu t’en doutes, cher Thierry, la préparation de cette soirée m’a amené à relire une bonne partie de tes livres publiés – ainsi que quelques fragments que ta générosité et ta confiance te conduisent parfois à m’adresser : l’ensemble constitue assurément ce qu’on appelle une œuvre, au lyrisme assumé, à la sincérité évidente, à l’érotisme solaire, qui – si j’ose l’oxymore – témoigne d’une impudeur profondément pudique. Qui témoigne aussi d’un engagement total dans la cité :
Il y a en ce monde
Beaucoup trop d’exclus de la parole
C’est pour eux que j’élève un peu la voix – parfois […]
Être dans l’écriture
C’est être parmi vous
Toujours dedans le cercle […]
C’est être dans sa langue
Et s’y sentir à l’aise
C’est aussi aimer l’autre
Afin que lui aussi il danse
Danse dans sa langue
Être dans l’écriture
C’est être au monde
Et attendre une venue
C’est aussi une œuvre où celui que l’on prend volontiers pour un amuseur public, un joyeux saltimbanque -– voire un histrion, le cousin de Patrick Timsit – cède la place à un homme profondément angoissé qui sait que « tout ça finira mal » : « Qui sommes-nous, au fond ? […] De la charogne à venir ». Un homme qui peut s’écrier, avec Bergounioux : « Qu’aura-t-on fait, sa vie durant, sinon esquisser quelques figures, repoussé d’un pas ou deux le chaos ? ». Et quand, cher Thierry, tu écris : « Aujourd’hui, c’est en sentinelle rapiécée que je me dirige vers mon sort », je crois entendre, comme en écho, le cri de Rodanski à Breton : « âme sentinelle toujours au créneau – au créneau depuis toujours ».
Heureusement, tu sais aussi que « la vraie vie, ce colosse irrécusable, ne se forme que dans les flancs de la poésie ». Tu sais combien la parole poétique aide à vivre – « c’est parce qu’elle ne sert à rien qu’elle est nécessaire » –, aide aussi à « éclaircir la ténèbre ». Avec Jaccottet, tu veux croire « que la poésie peut infléchir / fléchir un instant le fer du sort / Le reste, à laisser aux loquaces ». Alors, comme l’homme révolté, tu choisis « Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait ». Générosité : le mot te va comme un gant… C’est pourquoi Thierry Renard, poète généreux, n’eût-il accompli que son œuvre poétique qu’il eût déjà mérité et cetera… la place du cœur.
Thierry Renard… oui, il y a de l’oignon dans cet homme-là ! Que l’on se rassure : je n’irai pas plus loin que cette nouvelle strate, mais tiens à la mentionner. C’est celle de l’homme – tout simplement – et de l’ami. L’homme, on l’a vu, qui sait dire « non », « ne pas accepter le monde tel qu’il est, avec sa part d’injustices et d’inégalités, de drames et de massacres », qui sait « refuser le mensonge et l’hypocrisie ». Mais qui veut aussi que nous sachions dire oui « à une société plus solidaire et plus humaine. Dire oui, et agir en citoyens du monde, par-delà les frontières et les différences. Dire, simplement, oui. À l’élan du cœur, à la clarté de la voix, à l’invisible tendresse ». L’homme qui s’attriste de voir « comme l’être humain est complexe ou compliqué / toujours insatisfait / et souvent aigri / Chercher querelle lui est familier […] Quelle connerie, quel néant ! / Nous ferions bien de nous chérir / de nous aimer / Nous ferions bien de nous tenir l’un contre l’autre / de nous serrer les coudes ». L’homme qui se désole que « l’être humain [soit] son meilleur ennemi / son pire / dindon de sa propre farce ». L’homme qui sait que les compétences professionnelles – aussi considérables soient-elles – ne sont rien sans le savoir-être et le savoir-vivre ensemble. Que rien n’est pire que le mutisme, le non-dit, la fuite, l’absence de dialogue. Qu’il n’est pire prison que celle de l’orgueil dévoyé. « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ».
Mais l’homme aussi qui – je te cite – veut « encore croire en la force des mots et, surtout, dans l’amitié et l’amour ». L’homme qui, comme Gatien Lapointe, autre chantre du Saint-Laurent, proclame :
Je ne peux pas m’empêcher d’espérer
Je ne peux accepter les armes de la haine […]
Ne fera-t-il jamais jour dans le cœur des hommes ? »
« Ne fera-t-il jamais jour dans le cœur des hommes ? ». Je sais, très cher Thierry, que pour toi cette question, ce n’est pas que des mots. Je sais, parce qu’elle est mienne aussi, ta secrète souffrance quand « un ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » sur un cœur ami et qu’aucune éclaircie ne paraît s’annoncer. « Ne fera-t-il jamais jour dans le cœur des hommes ? ».
« En ce monde, il faut savoir patienter », as-tu aussi écrit. Je sais que, ce soir, tu n’es pas insensible à la reconnaissance qui t’est publiquement manifestée. Je sais ta joie profonde de voir ainsi rassemblés tous tes proches, tes amis, tes « concitoyens ». Je sais aussi ta peine, que cette manifestation se tienne quelques semaines seulement après le deuil qui a frappé ta famille : l’immense Jim Harrison l’a écrit, « noire comme la cicatrice d’un bouleau à moitié écorcé / cœur tordu de la bête à quelques pas de la mare / sonnant clair comme un coup de fusil à l’aube / ainsi est la douleur de la mort d’un père ».
Mais toi, tu es là, vivant, toujours vivant ! Toi, le républicain farouche, l’admirateur de Maximilien et de Saint-Just, toi, le grand ordonnateur de la « dictée du 14-Juillet » – quelle belle idée, monsieur le Député-Maire ! –, te voilà aujourd’hui, trente ans tout juste après être « entré en poésie », honoré par Marianne en la maison commune de la ville où – quasiment depuis toujours – tu vis et travailles. Je veux croire que c’est un premier pas et que – « il faut savoir patienter » – viendra le jour où te seront données les clés de ta « maison ». Cette maison, m’as-tu un jour écrit, tu la vois « ouverte à tous les élans et dans toutes les langues – qui chantent et qui s’augmentent […] déjà grande, portes et fenêtres toutes ouvertes – sur le monde, sur la vie. La maison, désormais, c’est la perfection du bonheur, l’instant d’après, Pandora qui s’établit. C’est un lieu, une mission, un but pratique. Il y a des archives à étendre, des biens précieux à conserver, des moments irrévolus. Il y a le vif du sujet, la clarté naissante à préserver ». Continue donc, ami Thierry, comme nous y invite ton grand frère de L’Isle-sur-la-Sorgue, à « intarissablement [te] passionner, en dépit d’équivoques découragements et si minimes que soient les réparations ». Avec Breton, dis-toi tous les matins : « Si la vie, comme à tout autre, m’a infligé quelques défaites, pour moi, l’essentiel est que je n’ai pas transigé avec les trois causes que j’ai embrassées au départ et qui sont : la poésie, l’amour et la liberté ». Permets-moi d’emprunter aussi les mots de Camus : « Du reste, je vois sans optimisme cette année qui vient. Cela va être dur, très dur. Je souhaite seulement qu’il reste encore assez d’êtres comme vous – et d’autres – pour que la vie, et l’amitié, et l’amour gardent encore du sens. Préservez-vous… ». Et – souviens-toi – cela, c’est toi-même qui l’as écrit : « Un jour ou l’autre il faudra bien / L’espérance récompenser ».
En attendant ce grand jour, c’est à moi que revient ce soir l’insigne privilège d’être la main qui va remettre au directeur de l’Espace Pandora, à l’éditeur, au poète et à l’homme Thierry Renard cette distinction éminemment républicaine par laquelle les ministres de la Culture, successeurs d’André Malraux, honorent « les personnes qui se sont illustrées par leurs créations dans le domaine artistique ou littéraire, ou par la contribution qu’elles ont apportée au rayonnement de la culture en France et dans le monde ». Et je t’invite, dès lors que cette médaille ornera ton cœur, à te retourner vers l’ensemble de tes amis ici présents et, tel le poète de la Rome antique, à leur lancer la célèbre injonction : « Plaudite, cives », « Applaudissez, citoyens »… mais pas tout de suite, car auparavant, il me faut prononcer la formule rituelle :
« … Thierry Renard, au nom de la ministre de la Culture et de la Communication, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je te fais chevalier dans l’ordre des arts et des lettres ».
Comment répondre ? Comment répondre à ces hommages, sincères, littéraires et amicaux, comment répondre autrement que par une kyrielle de remerciements ? En effet, la distinction qui m’honore ce soir ne m’appartient qu’en partie, et en partie seulement. C’est pourquoi j’ai tenu, dès l’annonce de cette distinction, en janvier dernier, à ce que la rencontre puisse avoir lieu ici même, dans cette ville où l’ensemble de mes projets, individuels et collectifs, a toujours vu le jour. Cette ville, Vénissieux, qui est d’abord, et surtout, ma première patrie. Mais, si j’aime tout particulièrement la ville où j’ai grandi, où j’ai lentement mûri, j’aime aussi mon pays, la France, cette vieille République. Et je demeure, pareillement, un internationaliste convaincu. Mon pays, c’est encore l’Italie, la terre de mes ancêtres piémontais, l’Europe, où le bonheur mérite d’être chaque jour recommencé, l’Algérie de mes voisins et de mes frères, le Québec de mes amis. Mon pays, c’est le monde, en vérité… Rassurez-vous, je ne me dérobe point, je commence simplement à répondre. Je n’ai sûrement pas fini de dire merci.
Merci, donc, tout d’abord, à toutes celles et à tous ceux qui ont permis à mes rêves les plus fous de naître, mes parents, ma famille, mes proches… Et j’ai, permettez-moi d’insister, une double pensée émue, pour ma mère vivante et pour mon père disparu. Mes parents m’ont donné le pain, la liberté et la parole. Tout mon engagement vient de là, de cette clarté qui, à l’adolescence, m’a ouvert, une première fois et pour toujours, la voie des crêtes singulières. Depuis l’enfance, au milieu de tous les miens, j’ai, je le crois bien, toujours vécu heureux et libre. La liberté et le bonheur sont des symboles, certes, mais ce sont des symboles que je voudrais transmettre, en passant, à mes propres enfants ainsi qu’aux autres enfants de la planète.
Mais ce n’est pas tout ce que je voudrais transmettre. J’ai parlé d’engagement. Le mien est intact, après trente années d’agitation poétique, trente années de labeur incessant. Intact, assurément, malgré par instants, je l’avoue, une assez éloquente fatigue. Il y a, bien entendu, ce que Spinoza appelait les passions tristes. Et ce sont hélas les plus nombreuses ! Passions tristes, contre lesquelles il est absolument essentiel de lutter. Il y a l’envie, la rancune, la dérision et le mépris. Il y a, aussi, la méchanceté, la cruauté et la haine. Ces passions tristes ne procurent aucune force, mais plutôt de la faiblesse. On ne construit pas sur le négatif, sur la raillerie ou le ressentiment. Les passions tristes sont signe d’impuissance. Elles ramollissent le moi, en diminuant fortement sa capacité d’agir. Et la colère alors, que faire de la révolte et de la colère ? Ces deux passions-là sont aussi, très souvent, des passions tristes. Mais lorsqu’elles sont saines et justifiées, elles sont toujours porteuses des plus belles promesses d’avenir. Il faudrait, je le soutiens, inventer une radicalité généreuse.
Merci, merci mille fois, à toutes celles et à tous ceux de ma tribu. Et merci, ensuite, à tous les noms amis, les noms connus et les noms inconnus. Je pourrais, là, sur le champ, établir une liste exhaustive. Mais cela me prendrait beaucoup trop de temps. Et, après quarante-cinq années d’existence, il y aurait le risque assuré des noms perdus. Je ne commettrai ni erreur ni injustice. Je ne veux oublier personne. Alors, chers amis, lointains ou familiers, sachez que si je suis là, debout, et devant vous ce soir, c’est parce que j’ai, depuis le début, presque constamment été magnifiquement accompagné. Merci. Merci, encore.
Et, pour ne pas m’étendre à l’infini, je voudrais revenir à ce qui aujourd’hui nous réunit, aux hommages qui me sont rendus et à cette distinction qui m’élève au rang de Chevalier dans l’ordre des arts et des lettres. Cette distinction, c’est à la poésie que je la dois, et c’est aux poètes, morts ou vivants, d’ici et d’ailleurs, que je veux la dédier. Cette distinction, je veux encore la partager avec celles et ceux qui ont œuvré, au sein de l’Espace Pandora, à un moment ou un autre de l’aventure, pour que la poésie circule en tout lieu et en chacun. Dans ce monde blessé, la poésie n’est pas seulement nécessaire, elle est plus que jamais vitale. Qui sommes-nous, nous qui nous savons riches d’une large vision et d’une grande espérance ? Des porteurs de présages, mais aussi, certains jours, des passeurs de talents. Deux fléaux menacent, sans arrêt, la société des artistes et des gens de lettres. Le populisme, d’une part, qui ressemble de vraiment très près à la démagogie. L’élitisme, d’autre part, qui place le créateur un peu trop hâtivement au-dessus de la mêlée. Il y a, c’est sûr, entre ces deux dangers, un fil ténu sur lequel il faut essayer de tenir en équilibre. C’est l’un des buts que l’Espace Pandora, depuis sa création, s’est fixés. Et la tâche est loin d’être accomplie. Nos partenaires le savent qui réfléchissent, avec nous, à un avenir nouveau pour Pandora — aujourd’hui, déjà précieux outil de promotion de la poésie sous toutes ses formes et dans tous ses états ; demain, sans doute, centre de ressources dédié à la langue et à ses usages les plus hétéroclites, lieu de mémoire vive bataillant fièrement contre le silence et l’oubli, véritable maison des idées et des mots, aux portes et aux fenêtres ouvertes sur le monde.
Bien entendu, vous l’avez compris, le futur proche de la structure que j’anime n’est pas tout ce qui me préoccupe. Il y a, dans ce monde, tant de misère et de souffrance inconsolables que je ne pourrai jamais me satisfaire du confort paisible dans lequel on peut trop facilement et très rapidement s’installer. Mes causes sont plurielles et mes combats nombreux. La justice et l’honneur sont des voies que je poursuis. Mes mots, quant à eux, restent fragiles — qui parviennent seulement à émouvoir quelques oreilles attentives. Même si je suis, avec le temps, devenu plus modeste, je demeure ferme, et surtout résolu : fidèle à mes principes, fier de mes opinions. Vivre, c’est chaque jour risquer et sauver sa peau à la fois. C’est maintenir le cap malgré la tempête. Et puisqu’il m’est déjà arrivé parfois, au cours de mon existence, de tenir des propos déplacés, d’assez mal me conduire en société, de porter atteinte ou de nuire à certains, je voudrais vraiment ce soir être pardonné. Vivre, en réalité, cela n’est pas si simple.
Mais il me faut conclure, et conclure en poète. J’ai eu quelques maîtres dans ma vie, dont l’écrivain Charles Juliet — le premier et le plus sûr d’entre eux. Et je veux maintenant le citer, lui qui m’a tant et tout le temps apporté.
Cette paisible force jubilante
Quand fusionnent les contraires
Que tout converge et s’accorde
Pour exalter la vie
Charles a raison, dont toute l’œuvre, rare et continue, témoigne de l’authenticité de vivre. Écrire, pour moi, c’est déposer de l’encre sur le papier, des mots sur la page. Mais pas seulement, pas seulement… Le plus souvent, j’écris debout, en marchant. Le plus souvent, j’écris partout, en parlant. J’écris par inadvertance, sans réellement m’en apercevoir. Un poème, c’est vivant. Mais cela peut aussi mourir, un poème. C’est très précaire. Pour ma part, vous le savez, je n’ai jamais été quelqu’un de contre ; voire, plutôt, quelqu’un de fondamentalement pour. Oui, j’aime la positivité — cette lumière tellement éclatante qui brille au fond de nos yeux. J’aime ces larmes qui coulent sur les joues, et ces rires qui nous emportent au loin. J’aime cette vie intense et vulnérable, je l’aime autant que mon poème. Je l’aime autant que j’aime Sonia, ma compagne, autant que j’aime mes trois enfants, Cora, Yannis et Carla, et les tellement nombreux autres enfants de la terre. Je l’aime, enfin, comme tous, ici et maintenant, je vous aime — tendrement, à mon niveau. Alors, laissons définitivement tomber les passions tristes et, ensemble, répétons inlassablement avec Albert Camus qu’il n’y a pas de honte à préférer le bonheur. Et n’oublions surtout pas l’humour qui, comme toute chose utile, le succès par exemple, peut rendre définitivement meilleur. N’oublions pas l’humour, qui est une bonne manière de politesse. Merci !
Saint-Julien-Molin-Molette, le 29 novembre 2008 ; Saint-Fons, nuit du 4 décembre.