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L’idéologie et son pouvoir
Extraits du dernier livre d’Yvon Quiniou

Je présente ici la conclusion de mon dernier livre « L’idéologie et son pouvoir. Essai critique » qui vient de paraître chez L’Harmattan. Il m’était difficile d’en publier des extraits vu les différents angles d’attaque sous lesquels j’analyse l’idéologie dans son ensemble,ce qui n’a pas été fait jusqu’à présent dans un livre unique : son champs multiple, son origine et sa fonction historiques et sociales (avec Marx) son pouvoir conservateur mais aussi transformateur, sa persistance par-delà l’existence de la science et, du coup, la nécessité de poursuivre la lutte idéologique dans un sens progressiste au sein d’une société de plus en plus réactionnaire. Ma conclusion énonce l’impératif de poursuivre cette lutte pour une société plus humaine, qui ne peut qu’abolir le capitalisme ! Yvon Quiniou

Conclusion : extension impérative du domaine de la lutte idéologique

Je vais ici conclure d’une manière qu’on pourra considérer comme intempestive, surtout que je le fais à l’enseigne (partielle) du titre d’un ouvrage de Houellebecq, écrivain que j’apprécie beaucoup mais dont je regrette la scandaleuse dérive politique et donc idéologique récente vers la droite extrême. Mais mon propos, clairement de gauche et même partisan de l’option communiste (on l’aura deviné) n’est en rien « intempestif » si l’on entend par là ce qui est inopportun et maladroit ou mal venu. Mais il est bien à contretemps, au sens strict du terme, et je le revendique pleinement à partir de ma réflexion antérieure sur l’idéologie vu ce que je constate de mon époque, de mon « temps » donc, à ce niveau et qui, littéralement, m’effraie ou me désespère ; et j’aimerais qu’on me considère comme un « clerc » au sens de Julien Benda affirmant que « les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles comme la justice et la raison » il les appelle « les clercs » [1].

Or ce qui me fait conclure ainsi, au-delà du constat critique que j’ai opéré dans mon Introduction sur la presse, à l’aide de deux exemples, c’est, dans la logique de mon propos d’ensemble sur l’idéologie avec à la fois son rôle de ciment social, ses malfaisances et ses capacités d’émancipation, la montée mondiale actuelle d’une idéologie pire que conservatrice, réactionnaire et dangereuse pour l’humanité, liée comme il se doit à des régimes ou des mouvements d’extrême-droite, dont elle procède et qu’elle alimente, et que je vais préciser. La fin de l’URSS a déclenché en Occident (j’y ai déjà fait allusion) une déferlante libérale dont il faut préciser davantage la nature exacte, sachant que la notion de « libéralisme » renvoie à deux choses différentes : le libéralisme politique, qu’on peut identifier à une démocratie formelle et qui n’est pas à rejeter systématiquement étant donnée sa référence à la liberté individuelle des citoyens, que les régimes fascistes ou les dictatures refusent ; mais il y aussi le libéralisme économique dont j’ai fait l’analyse critique, qui repose sur l’exploitation des travailleurs, c’est-à-dire tout simplement sur le capitalisme, avec toutes ses injustices et ses formes concrètes de malheur humain. Or le triste, au minimum, paradoxe tient à ce que si l’idéologie libérale au sens économique est bien omniprésente désormais dans le monde occidental, l’idéologie du libéralisme politique, elle, est en train d’être balayée aussi dans bien des pays, à notre grande surprise il faut le dire, avec cette curiosité que des ex-pays de l’Est remplacent la « dictature soviétique » par des régimes très autoritaires qui ne sont pas éloignés d’une dictature politique, sur fond d’une dégradation de la condition sociale du peuple, et qui s’accompagne de normes idéologiques de vie qu’on croyait définitivement abolies. Exemples donc. D’abord il y a ce qui se passe en Hongrie et en Pologne. En Hongrie les réformes en cours dégradent le niveau de vie des classes populaires, l’enseignement public subit une dégradation des conditions de travail et de rémunération des enseignants, avec des conséquences négatives pour l’enseignement lui-même (contrairement à ce qui se passe dans le privé), et la culture est atteinte dans ses lieux de diffusion comme le théâtre dont une scène célèbre a été privée de subventions. En Pologne c’est pire encore, avec un pouvoir d’extrême-droite, soutenu par une Eglise catholique particulièrement rétrograde et qui s’en prend à la liberté des mœurs, comme le droit à l’avortement l’illustre. Mais il y aussi ce qui survient en Italie, qui est proprement effrayant : dans un pays où la gauche communisante fut longtemps florissante, une extrême-droite officiellement fascisante, nationaliste et même nostalgique de Mussolini, vient d’être élue à la tête de la nation ! Quant aux pays de l’Europe du Nord (Suède, Norvège) où la gauche social-démocrate avait longtemps dominé, elle se tourne vers le centre-droit et défait la plupart des acquis de la social-démocratie. Et je laisse de côté la façon dont la question de l’immigration (vraie question au demeurant) y est traitée, c’est-à-dire mal traitée sur fond de racisme larvé. Enfin, il faut absolument citer ce qui se produit aux Etats-Unis et qui ne constitue, certes, qu’une menace, mais une menace idéologique effroyable sous la forme de ce que le journal Le Monde a appelé, en la dénonçant, « la mue illibérale de la droite américaine » à l’ombre de son ex-président Trump [2]. Nous sommes là à la pointe extrême de la « réaction », alimentée au surplus par de nombreux intellectuels et universitaires américains qui en élaborent les idées, et soutenue scandaleusement par la pire Eglise catholique qui soit, laquelle oublie le message chrétien de l’Evangile « Aime ton prochain comme toi-même ! » Il ne s’agit rien moins (je résume) que de supprimer le libéralisme politique dans sa dimension démocratique, donc de revenir en arrière de celui-ci avec un Etat fort et imprégné d’un « intégralisme catholique » dans le domaine des mœurs, comme l’interdiction de l’avortement ou le rejet de l’homosexualité, et même l’idée de faire de la religion chrétienne la religion officielle de la nation, reconnue comme telle par l’Etat ! A quoi on ajoutera, dans le domaine des mœurs à nouveau, la dénonciation radicale de l’extrême-gauche incarnée par le « wokisme », c’est-à-dire la défense des minorités ou des différences culturelles ou sexuelles, donc la volonté d’homogénéiser le peuple sous une bannière idéologique unique à caractère clairement « totalitaire », et ce dans un pays où le protestantisme, qui domine les esprits, permettait jusqu’à présent de s’y opposer [3]. Bien entendu le capitalisme n’est pas remis en cause, au contraire, et l’on retrouve ici l’influence des « libéraux économiques » comme autrefois Milton Friedman, ultralibéral en matière économique et partisan d’un Etat fort, fort peu libéral lui, ce qui l’entraîna, entres autre dérives ou influences perverses, à soutenir et inspirer le dictateur Pinochet ; ou encore il y a l’audience que rencontre Karl Schmitt, juriste et économiste allemand, ancien partisan actif de Hitler et de sa dictature en même temps que de son économie fortement libérale et antisociale ! [4]. Dernier ajout : on signalera l’influence totalement anti-progressiste des chrétiens « évangéliques » non seulement aux Etats-Unis mais au Brésil où ils ont milité pour le pouvoir autoritaire de Borsalino !

Je n’en dis pas plus, mais on aura compris et admis à quel point nous vivons une époque de réaction idéologique particulièrement dangereuse sur le plan humain et c’est pourquoi ce livre appelle vigoureusement à une contre-offensive intellectuelle et morale, à une lutte d’idées en faveur de l’émancipation dans tous les domaines.

L’idéologie et son pouvoir. Essai critique. Yvon Quiniou. Editions L’Harmattan.

Notes :

[1In La trahison des clercs », Préface de 1946. Je précise que nombre de mes amis, intellectuels engagés, sont dans la même disposition d’esprit que moi.

[2Voir les deux pages de ce journal à ce propos dans le numéro du samedi 5 novembre 2022.

[3En France la signification du « wokisme » s’est en parti renversée : il est devenu la revendication de légitimité de ces différences, mais parfois au détriment de l’Universel.

[4Friedmann aura été le parfait exemple d’un théoricien à l’opposé de Keynes, économiste progressiste, lui, des années 1920-1930 ; et Schmitt aura initié et animé en Allemagne ce qu’on aura appelé depuis le « néolibéralisme », dont on a indiqué le succès actuel ! 


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