Huit millions deux cent mille pauvres en France en 2009 selon l’INSEE. Chiffre largement sous-estimé par rapport à la réalité disent tous les acteurs de terrains.
C’est le moment de lire ou relire le livre exemplaire de Valère Staraselski, Un homme inutile, réédité pour la troisième fois au Cherche-Midi.
Ce livre raconte avec une terrifiante sobriété la lente et banale descente d’un être humain ordinaire dans les enfers de la société française. Cet être humain, c’est vous, c’est moi, car tout un chacun peut du jour au lendemain se trouver précipité dans le gouffre du chômage, de l’exclusion et du morcellement de soi.
L’Eglise s’est une fois de plus trompée avec ses fournaises infernales. L’enfer est quotidien, froid, normé, administratif et sa matière en sont l’indifférence et la violence ordinaire. Brice Beaulieu, anti-héros de ce livre, découvre rapidement les implacables rouages d’une machine infernale et silencieuse. Un silence qui couvre les cris de souffrance de ses sujets devenus objets.
Pierre Drachline, dans une préface ô combien juste, avertit le lecteur :
« Vous ne les oublierez pas de sitôt ces fantômes. Coryse, femme entre-deux âges, entretient la tombe où son nom est gravé. Franjçois, vendeur de journaux, a appris le langage de la survie au quotidien. Brice, licencié comme on tire une chasse d’eau, entreprend une descente aux enfers. Valère Staraselski est du côté de la colère et non de l’indignation. Sa rage contre l’économie cannibale est froide, implacable. Utopiste activiste à la lucidité blessée, il sait que l’Histoire se venge toujours de ceux qui croient l’avoir domestiquée. Viendra l’aube éblouissante quand naufragés du bitume et exclus de tous les horizons présenteront à qui de droit l’addition de leurs humiliations. Et la fête sera belle… »
C’est un point essentiel que soulève Pierre Drachline à propos de Valère Staraselki. Il n’est point un témoin à distance, il est un témoin de l’intérieur, « des tripes » nouées par la souffrance, la peur et la faim de nos frères et de nos soeurs. Il ne veut pas de l’indignation, il réclame de la colère, une colère toujours saine contre l’injustice, l’arbitraire, les décisions liberticides. Il ne veut pas de concepts. Il rappelle que derrière les concepts économiques et politiques se cachent des hommes de chair et de sang, faussement drapés dans leurs bons sentiments, qui spéculent, humilient, réduisent à l’esclavage leur semblables, oubliant que sans eux, ils ne sont rien. La colère donc, pour se soulever, renverser l’ignorance et ses prédateurs, libérer l’être, donner sens au vivant.
« Le verbe précis de Valère Staraselski ne véhicule aucune morale, aucun message, seulement la beauté de l’action face à une société mortifère. Parce que, tout de suite, il avait envisagé, il l’avait même évoqué devant Coryse, de mourir plutôt que de survivre dans ce contraire de l’existence que représentait si parfaitement le chômage. Le non-emploi. Mon Dieu, se disait-il, ni perte ni privation ne s’apparentaient autant, dans le vécu, à une sorte de suppuration de chaque instant de l’agonie. Seules les maladies incurables, que parfois Brice aurait voulu contracter afin de donner un peu de sens à sa débâcle, lui semblaient pouvoir se comparer à l’exclusion absolue des moyens de vivre. Oui, il était bien conscient de ce qu’il pensait ! Cette multitude qui se croisait sans fin à l’intérieur des couloirs du métro, et personne à qui s’en prendre. Ou alors à tout le monde ! C’est-à-dire à ceux-là qui continuaient d’exister comme si de rien n’était. Complices dans leur chance, dans leur bonheur d’avoir un emploi… »