Le texte qui suit est la conclusion du livre "L’inquiétante tentation de la démesure. L’homme face à la nature et à lui-même"
A l’issue de cette longue réflexion sur notre aventure historique dans notre rapport à la nature et à nous-mêmes à travers les penseurs qui l’ont reflétée, voire impulsée, avec ses moments et ses faces diverses mais débouchant sur la catastrophe dans laquelle nous sommes plongés [1], il faut bien en synthétiser les lignes essentielles et progressives sous la forme de thèses.
Thèses sur et contre la démesure
1 A la base et au cœur de notre histoire il y a bien notre rapport à la nature et la production de nos moyens d’existence que nous tirons d’elle, pour survivre et vivre.
2 Ce rapport est à la fois technique et social et il a considérablement évolué au cours du temps.
3 Il a d’abord été extrêmement mesuré en raison du faible développement de la technique et de la connaissance scientifique sur laquelle elle repose. Il a consisté en un simple usage de cette nature à l’aide d’outils, spécialement dans la production agricole ou l’artisanat. Il s’est accompagné, dans ce cadre, de conceptions faisant de la nature une réalité qui dépendait très peu de nous et qu’il fallait respecter, voir à laquelle il fallait se soumettre pour vivre bien, comme le préconisaient l’épicurisme ou le stoïcisme.
4 Le christianisme, tout en donnant une origine divine au monde, n’a pas sacralisé la nature, l’offrant même à l’exploitation de l’homme au nom de Dieu.
5 La donne a changé avec le développement de la science physique à la fin du Moyen-Age, nous incitant à maîtriser la nature dans ce qu’elle a de néfaste mais aussi pour l’adapter à nos besoins divers et améliorer notre existence concrète : Descartes a été le héraut philosophique de ce programme, initiant à son insu une conception de l’histoire marquée par le progrès scientifico-technique avec ses bienfaits pour l’homme et en vue de ces bienfaits, sans démesure donc.
6 Le siècle des Lumières, avec sa philosophie propre, a prolongé fortement ce programme, corrélé avec le développement des sciences et des techniques, voir le début de l’industrialisation, mais toujours centré moralement sur le bonheur et la liberté de l’homme : l’Encyclopédie, Condorcet et d’autres penseurs l’auront magnifiquement illustré, y compris Rousseau pour la politique, et la révolution de 1789 l’aura conclu.
7 La suite est plus compliquée si l’on pense aux réactions hostiles aux Lumières, proprement démesurées, d’un Burke ou d’un J. de Maistre ou, en plein 19ème siècle, au délire irrationnel de la « volonté de puissance » chez Nietzsche, dont l’anthropologie profonde annonce les excès de l’idéologie nazie au siècle suivant, avec son idée que certains hommes doivent dominer la majorité des autres du fait de leur supériorité dite « raciale ».
8 Mais pendant ce temps-là, le capitalisme industriel se développe, avec ses progrès quantitatifs dans l’ordre de la production, mais aussi une tendance d’ores et déjà à la démesure, en particulier dans le sort qu’il fait subir parallèlement aux travailleurs qu’il exploite. C’est cette double tendance à la démesure, technique et surtout humaine/inhumaine, portée par la recherche du profit à tout prix, que Marx va analyser et dénoncer dans son œuvre. Ses analyses restent encore valables aujourd’hui… sauf qu’il n’a pas vraiment anticipé les atteintes terribles portées à la nature par le productivisme capitaliste à venir.
9 On trouvera au siècle suivant une forme de critique de cette situation chez Heidegger, dans son procès philosophique intenté à la Science et la Technique, mais démesuré, lui aussi, quoique en sens inverse. Par contre, le développement du capitalisme va susciter une pensée favorable inconditionnellement au libéralisme, chez Hayek aux Etats-Unis en particulier, dont l’audience va être démultipliée par l’échec de l’expérience soviétique, qui a eu sa part de démesure dans la violence avec Staline.
10 C’est cette démesure libérale, se traduisant par une marchandisation complète de l’existence sociale et individuelle, qui va marquer le début du 21ème siècle, y compris à l’échelle de la planète tout entière.
11 Nous y sommes, sauf qu’une surprise de taille va assommer l’humanité, prévisible mais non prévue : la crise écologique actuelle qui met en cause, pour la première fois, la survie ou la vie, comme on voudra, de l’espèce humaine à terme. Cela doit impérativement nous entraîner à modifier notre modèle actuel de développement, capitaliste, industrialiste, productiviste et mercantile, car l’écologique, le social et l’économique sont intriqués : il n’y a pas de solution purement écologique à la crise écologique.
12 Reste à savoir aussi et tout aussi impérativement, d’où cela vient-il ? Car seule une analyse lucide et impitoyable des causes de cette catastrophe peut nous aider à la surmonter. Or c’est là une question difficile à résoudre. On peut se contenter, dans un premier temps, d’accuser notre mode de production avec sa démesure tendancielle interne, détruisant la nature et entraînant la médiocrisation de l’homme dans la consommation, ce que nous constatons, de fait. Celle-ci n’en serait donc qu’un effet et il suffirait de l’abolir pour résoudre notre situation. Il y a beaucoup de vrai dans ce diagnostic… sauf qu’il ne répond pas à la question de la cause de ce mode de production avec son délire productiviste, car il est tout de même l’œuvre d’hommes. N’y aurait-il alors pas une tentation permanente pour la démesure, inhérente à la nature humaine, avec ses différentes composantes comme la multiplication sans fin des besoins, mais aussi des traits psychologiques comme l’appât du gain, la tentation de la puissance, voire une séduction pour ses effets violents ainsi que Freud en a fait l’hypothèse avec sa « pulsion de mort » conçue, plus rationnellement, comme instinct de violence que les guerres ont manifesté et qu’il nous faudrait réprimer et sublimer ? Ou encore l’homme ne serait-il pas tenté de s’équivaloir à un Dieu ? Si tout cela était vrai et cela peut a priori être envisagé (songeons aux deux guerres mondiales et aux horreurs du nazisme, approuvées par les Allemands), ce serait à la morale incarnée dans les lois de l’Etat, relayée par l’éducation, d’intervenir. Sauf que cette intervention doit être mue par un projet indissolublement moral, politique et, finalement, anthropologique, qui doit porter, lui, sur le fonctionnement de nos sociétés et qui doit donc s’en prendre au mode de production capitaliste Car même s’il provient aussi d’une tendance à la démesure qui serait inhérente à l’humanité, le déploiement de celle-ci n’est pas fatal et il faut dépasser ce système qui produit une psychologie qui l’entretient en retour.
13 D’où une dernière thèse : l’éducation, à l’échelle collective comme individuelle, est une instance fondamentale pour améliorer l’être humain, dans ses comportements et ses motivations de vie, si l’on veut qu’il puisse maîtriser sa maîtrise de la nature qui de bienfaitrice est devenue destructrice de celle-ci et potentiellement auto-destructrice pour l’humain. Ce sera le rôle de ce que Gramsci appelait un nouveau « sens commun de masse », à teneur à la fois morale, pour les rapports inter-humains, et éthique pour nos choix de vie, et qui peut-être la source d’une sagesse sociale. Le pire n’est donc pas sûr, l’intelligence nous autorise un optimisme de la volonté.
L’inquiétante tentation de la démesure. L’homme face à la naure et à lui-même. Yvon Quiou. Editions L’Harmattan
[1] Ce livre a été écrit au 1er semestre 2020, en pleine pandémie du Corona virus. Il aurait pu être encore plus développé, mais cela aurait nui à ce que je pense devoir être son efficacité idéologique ou pédagogique.