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L’interprétation du Coran
Entretien avec Ghaleb Bencheikh

Ghaleb Bencheikh, physicien et théologien, est notamment l’auteur de la Laïcité au regard du Coran (Presses de la Renaissance, 2005) et il anime l’émission Islam sur France 2.

Qu’est-ce que le fondamentalisme dans l’islam ?

C’est le retour à une supposée pratique des anciens, des pieux anciens - les fameux « salafs » -, réputés vertueux, nobles et valeureux. Pourtant, seul Dieu peut savoir s’ils étaient réellement pieux à ce point, car ils étaient des hommes et se comportaient comme tels, y compris en s’entre-déchirant après la mort du Prophète. Une certaine hagiographie les a pourtant toujours présentés comme des gens irréprochables et merveilleux. Ils étaient proches du Prophète et donc censés avoir pratiqué l’islam originel, avant qu’il n’ait connu sa corruption dans l’histoire. Le discours des fondamentalistes fait de ce retour à l’âge d’or, sur le plan éthique, la panacée de tous les problèmes auxquels sont confrontés les musulmans aujourd’hui. Ils font du Coran la seule source de droit et l’unique modèle de constitution fondant l’Etat islamique contemporain. Le fondateur des Frères musulmans, l’Egyptien Hassan al-Banna, fut le premier à le théoriser ainsi au milieu du XXe siècle. Ses continuateurs clament que Dieu ne se trompe jamais et qu’il suffit donc d’appliquer au pied de la lettre ce qu’il dit pour trouver le salut. Les plus intelligents se rendent bien compte qu’il est impossible d’appliquer dans le monde contemporain littéralement et intégralement tout le Coran, par exemple les sourates sur l’esclavage ou celles appelant à faire le pèlerinage de La Mecque à dos de chameau. Ils admettent donc qu’il faut interpréter le message dans un sens métaphorique, mais à condition de ne jamais sortir du cadre coranique.

Pourquoi le fondamentalisme a-t-il pris un tel essor ?

Il faut replacer la question dans son contexte : au début du siècle dernier, après l’abolition du califat par Mustafa Kemal. Il n’y avait plus dès lors de « commandeur des croyants », d’autorité suprême pour l’islam. Cette mesure avait été saluée par nombre d’intellectuels musulmans se réclamant du renouveau et des réformes. Mais d’autres ont vécu la fin du califat comme un profond traumatisme s’ajoutant à tant d’autres défaites de l’islam face à l’Occident et à la modernité. D’où cette contre-réforme qui s’est exprimée au travers de mouvements fondamentalistes. Les combats pour la décolonisation, puis le douloureux réveil post-colonial et les échecs des indépendances, ont renforcé cette tentation du repli sur les certitudes d’un passé mythifié.

Et aujourd’hui ?

De nombreux facteurs endogènes au monde islamique expliquent la montée du fondamentalisme : la faillite de l’école, le manque de liberté, des régimes à la légitimité plus que douteuse, un passé non assumé. Tout cela entraîne une terrible régression par rapport à ce que pouvaient être les débats intellectuels ou la vie quotidienne, il y a un demi-siècle, dans des villes comme Le Caire, Istanbul, Bagdad ou Kaboul. A ces problèmes internes s’ajoutent les réactions de nombreux musulmans à ce à ce qu’ils perçoivent comme le directoire du monde, c’est-à-dire un pouvoir mondial détenu par l’hyperpuissance américaine avec ses alliés « sionistes » et occidentaux. Quand ils y sont représentés c’est seulement par des larbins ou des « collabos ». Ce directoire du monde contrôle l’ONU et impose sa conception des droits de l’homme et une justice à géométrie variable, dont les musulmans seraient toujours victimes. Mais face à la puissance nucléaire impie, les musulmans ont quelque chose d’encore plus formidable : leur foi, pour laquelle ils sont prêts à mourir. Voilà, en substance, les thèmes autour desquels tournent les diatribes des Ben Laden et consorts, mais aussi des islamistes radicaux en général, pour justifier leurs forfaitures.

Pourquoi l’islamisme a-t-il une influence croissante sur la jeunesse, notamment en Occident ?

L’islam version islamiste offre aux jeunes tentés par le retour à la religion une commode identité de référence et surtout un espoir quand l’horizon est opaque tant au niveau social qu’économique. Le phénomène ne se limite pas à l’islam, et aussi bien chez les chrétiens que parmi les juifs, beaucoup espèrent trouver dans leur patrimoine religieux et spirituel des réponses aux sempiternelles questions qui nous hantent sur les origines, la mort ou le sens de la vie. Pour les jeunes musulmans s’ajoutent des problèmes spécifiques, tels que la vie dans des quartiers difficiles ou un sentiment d’être discriminés car ils se voient comme éternellement issus de l’immigration. Sur ce terreau fertile intervient alors le discours galvanisant, qui a naturellement beaucoup plus de succès que celui d’un « aimons-nous les uns les autres » ou que celui du questionnement.

En France, comment serait-il possible de limiter le phénomène ?

Un des grands problèmes vient du fait que les imams ne sont pas formés à ce que j’appellerai avec un peu de provocation un islam « gallican ». L’échec est autant celui des cadres musulmans eux-mêmes que celui de la République. Il faudrait des imams à la culture hybride, nourris d’un héritage assumé de Voltaire et de Rousseau et profondément ancrés dans la culture de l’islam et la théologie la plus fine. Cet islam gallican permettrait de s’affranchir de l’ombre tutélaire des pays jusqu’ici pourvoyeurs d’imams, tels que le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Turquie, l’Egypte ou l’Arabie Saoudite. On pourrait par exemple tenter une première expérience en créant une école de formation théologique avec les deniers publics dans les départements concordataires [1]. Autrement, le risque est de devoir compter, directement ou indirectement, sur des financements étrangers. Mais celui qui finance à la fin dicte ses conditions. L’autre enjeu essentiel serait une réforme du Conseil français du culte musulman, qui devrait se transformer en une organisation plus souple et ouverte, à la manière de la Fédération protestante de France, car, dans la tradition islamique, il n’y a pas de structure cléricale, ce qui est une source de grands bonheurs, mais aussi d’inextricables problèmes.

Et sur le plan doctrinal ?

Il est possible, en France comme dans les autres pays occidentaux, de mener à bien les recherches théologiques et théoriques que l’on ne peut pas faire à Téhéran ou à Riyad. La première des urgences est de désacraliser l’œuvre des anciens, leurs commentaires sur les commentaires des commentaires. Quel qu’ait pu être leur génie, ils ne peuvent engager tous les hommes pour l’éternité et nous vivons dans un temps différent du leur. Le second point est de réfléchir sur le Coran lui-même. Il y a ceux qui veulent y voir une fiction littéraire… C’est leur droit le plus absolu. Il y a ceux qui veulent y voir un appel au mystère et c’est aussi leur droit. Même dans ce cas, il n’y a aucune raison de ne pas le traiter comme tout autre texte sacré. Il est aujourd’hui difficile, voire impossible, de mener au sein de l’islam des débats sur des points qui ont été intensément discutés aux VIIIe ou IXe siècles, comme par exemple le fait de savoir si le Coran est incréé ou a été créé [2]. Pendant des siècles, les théologiens ont discuté pour savoir comment interpréter « dans la main de Dieu » et s’il s’agit d’une main véritable… De même à propos de la « face de Dieu » : n’est-ce pas là de l’anthropomorphisme ? On imagine mal aujourd’hui l’intelligence, la hardiesse et le génie des théologiens et jurisconsultes musulmans des siècles passés.

Pourquoi aujourd’hui est-ce si difficile de discuter de telles choses ?

Il y a effectivement un climat délétère, une terrible frilosité exacerbée depuis l’affaire des caricatures de Mahomet. On hésite à publier tout ce qui pourrait fâcher. Cela est navrant, mais beaucoup de choses sont actuellement publiées dans les pays anglo-saxons. Cette différence s’explique aussi par la sociologie de la communauté musulmane en France, avec une élite très réduite, une classe moyenne qui commence juste à s’affirmer et qui a surtout à cœur de réussir sa vie professionnelle, et une majorité de gens vivant dans l’ornière, pensant seulement à la survie.

Pourquoi les intellectuels et notables musulmans sont-ils souvent timorés pour condamner les attaques aux libertés menées par les islamistes ou même les attentats-suicides ?

Il y a la peur de passer pour un traître à l’islam et à sa communauté. D’où ces discours récurrents : « Certes je condamne cet attentat, mais je ne dirai rien publiquement tant que les médias ne condamneront pas aussi les crimes de Bush et des Israéliens. » Mais il y a aussi la peur, celle d’avoir des problèmes, de subir des menaces physiques, mais surtout de se retrouver mis au ban. Le seul moyen de sortir de ce double piège est d’agir avant tout selon sa conscience et de considérer clairement comme répréhensible et condamnable ce qui est répréhensible et condamnable.

Faut-il aussi s’interroger sur ce qui, au cœur même du texte et de la tradition, peut inciter à la violence ?

Il y a à l’évidence dans le Coran des passages de facture martiale et belliqueuse. Ils sont bien là. Cela ne sert à rien de tenter de faire comme s’ils n’existaient pas ou de relever que dans l’Ancien Testament il y en a plus ou de rappeler à raison que dans le Coran, il y a aussi des appels à rendre le bien pour le mal. Il faut bien sûr replacer de tels textes dans leur contexte, mais je crois qu’il faut aller au-delà et proclamer de façon solennelle, en se fondant sur l’autorité de grands théologiens, la désuétude et l’obsolescence des incidences sociopolitiques de ces parties du Coran. C’est un travail intellectuel profond et essentiel que de différencier dans le texte ce qui est principiel, métahistorique, de ce qui est simplement contextuel et circonstanciel.

Même problème pour le voile ?

Si j’étais femme et musulmane, je ne le porterais pas, mais je respecte celles qui le portent, sans partager leur point de vue, car je suis attaché à la liberté. Mais je m’étonne toujours d’un tel choix. Quand je remonte dans l’histoire, je vois que c’était un roi assyrien qui a voulu distinguer les prostituées sacrées du temple des autres en leur faisant couvrir leurs cheveux. Ce signe a été repris par les femmes de haut rang dans le judaïsme antique, puis dans le christianisme. Le Coran s’inscrit dans cette continuité. Cela ne concernait d’abord que la famille du Prophète, puis les épouses des croyants, mais pas les femmes des basses castes. Nous sommes donc dans le contingent mais maintenant on retrouve le voile comme un uniforme combat de Dakar à Djakarta, en gommant toutes les différences culturelles.

Entretien paru dans Libération du 28 août 2007

Notes :

[1L’Alsace et une partie de la Lorraine, occupées après 1870, où les cultes présents (catholique, protestant, juif) sont encore pris en charge par l’Etat.

[2Savoir si le Coran a été dicté directement par Dieu, qui l’a transmis au travers de Mahomet, ou s’il est seulement inspiré par Dieu


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