Deux jeunes gens, deux destins sociaux emblématiques se croisent pour, le temps et la vie passant, devenir deux destinées. Elle, Regard, lui, Marcel. Période : treizième siècle à Paris puis dans la province belge du Brabant. Qu’y-a-t-il donc sur cette rive interdite dont il est question dans ce roman, à l’écriture poétique, de Claudia Patuzzi ? Roman qui a paru en Italie en 2000 dans la langue maternelle de son autrice et qui fut par la suite traduit avec Marilène Raiola pour être publié en France, d’abord en 2010 puis en 2020. Qu’y a-t-il donc sur cette rive interdite dans ce Paris moyenâgeux du treizième siècle qui attire tant la jeune Regard ? Regard, pourvue d’une chevelure blonde magnifique ramassée dans une tresse "serrée, immense et rectiligne", tel est le prénom de cette petite fille qui naît dans une ruelle de la rive droite d’une mère tout à la fois lavandière, nourrice et prostituée, pauvre en un mot. D’une mère, Béatrice Clermont, veuve d’un boucher, qui n’a pour elle que son courage et son endurance au mal. La situation socio-culturelle de la mère et la fille, comme l’on dirait aujourd’hui, trace un chemin attendu à l’enfant : "La ruelle où vivait Regard portait bien son nom, le Grand cul de sac." Son avenir : "Oh, toi ! La femme est un ventre, Regard, toi aujourd’hui tu es vierge, demain tu seras épouse, mère et veuve..." Or, un viol, alors qu’elle est encore nubile, la précipitera dans la prostitution. "Une femme pauvre et déflorée, d’autant plus si elle est la fille d’une prostituée, en dépit de toute autre loi, deviendra putain. Telle était la loi du Grand cul de sac et de presque tout le Paris de l’époque." Puis, la transgression, amoureuse d’abord - elle s’éprend d’un jeune homme, puis sociale ensuite, le jeune homme est clerc - la mènera à sa perte. On ne quitte son pas son milieu impunément. C’est précisément dans le saint des saints du savoir, où elle assiste, cachée, à une disputatio universitaire - en réalité une guerre sans merci pour le pouvoir intellectuel - qu’elle est abandonnée de Marcel alors que, découverte, elle subit la violence de l’opprobre, du rejet et de son sexe et de sa condition : « Elle n’était pas à la hauteur d’une réalité si cultivée et sublime… elle n’était qu’une intruse, une rejetée, une illettrée, une idiote, une « chose ». »
L’enfant de 14 ans se suicidera. Ce qui arrive à Marcel par la suite, lui qui est un orphelin recueilli par un ecclésiastique, peut se résumer en un long et incessant remords de ne pas être intervenu alors qu’elle était en difficulté, de l’avoir oubliée au profit de ses études de philosophie, en vérité de ne pas avoir entendu sa bien-aimée dont tout lui disait qu’elle l’aimait et qu’elle entendait choisir sa vie. Ce remords qui mord de n’avoir pas été à la hauteur de l’autre, de sa noblesse, de l’absence chez l’être aimé du moindre calcul intéressé, de celle qui osera désobéir non en idées seulement mais en actes, le poursuivra à jamais. De celle qui, comme l’écrit le critique Giovanni Merloni : « Bravant la fatalité, tentera de pénétrer un autre monde que celui dans lequel l’ont enfermée sa naissance et son sexe. » De celle qui criera en mourant cette revendication existentielle fondamentalement humaine : « ma vie est à moi » ! »
On ne le sait que trop bien, la violence de classe fait l’Histoire davantage peut-être et en tout cas, souvent indépendamment des luttes théoriques qui opposent ici le docteur en théologie Siger de Brabant et ses amis à l’Eglise régnante dans ce monde chrétien où émergent les œuvres d’Aristote. Ce roman foisonnant déploie un écheveau complexe à l’image de ce treizième siècle européen. Notons enfin que l’inventeur de la langue italienne, Dante, plaça le fameux Siger de Brabant dans sa Divine Comédie. Lisons plutôt :
« Celle-ci, d’où ton regard me revient,
est la lumière d’un esprit qui en graves
pensées trouva qu’il tardait à mourir ;
c’est la lumière éternelle de Siger
qui, enseignant dans la rue du Fouarre,
syllogisa des vérités qui éveillèrent l’envie. »
Ajoutons à cela que Balzac, dans sa nouvelle Les Proscrits (1831), imagine le moment où Dante, vivant en exil à Paris en 1308, se rend à l’ancienne école des Quatre-nations, rue du Fouarre, où le fameux docteur en théologie Siger de Brabant donnait des cours très suivis.
Ce roman de Claudia Patuzzi nous y emmène, lui, par les rues tortueuses des années 1270…
La rive interdite, Claudia Patuzzi , L’Harmattan, 252 p, 22 euros.