Pour Immanuel Wallerstein, la défense des droits de l’homme, la notion de choc de civilisations, l’absence d’alternative au néolibéralisme sont trois formes contemporaines de l’universalisme européen. Il appelle ici à un véritable universalisme au service du bien commun.
L’universalisme européen, écrivez-vous, est "la dernière et perverse justification de l’ordre moral existant". Pourquoi ?
Les Européens, ou les Occidentaux si vous préférez, sont convaincus qu’ils sont les seuls détenteurs de valeurs universelles. Pour moi, il s’agit d’une rhétorique du pouvoir qui sert à légitimer toutes sortes de politiques de type impérialiste. C’est le même dispositif rhétorique qui a été utilisé au XVIe siècle pour justifier l’évangélisation chrétienne, au XIXe siècle pour justifier la "mission civilisatrice" des puissances coloniales et au XXe siècle pour justifier le droit d’ingérence. Certes, la terminologie a évolué - la référence au christianisme a été remplacée par la référence aux droits de l’homme -, mais l’idée est la même. Rien n’a changé depuis le débat qui opposa Las Casas à Sepulveda au XVIe siècle. Hier comme aujourd’hui, l’enjeu est de savoir si nous pouvons nous immiscer dans les affaires des "barbares", voire introduire chez eux des valeurs que nous croyons universelles.
Le risque n’est-il pas de tomber dans un relativisme absolu ?
Je ne prêche ni le relativisme ni l’indifférence. Considérons le débat sur le droit d’ingérence. Las Casas nous invite à être prudents quand nous prétendons apporter aux autres des solutions. "Avant tout, ne pas nuire", dit-il. Il faut toujours se demander si notre intervention ne risque pas d’aggraver la situation plutôt que de l’améliorer. Pensez à l’Irak. Cette lucidité critique doit porter aussi sur les valeurs qui fondent nos actes. Prenons les droits de l’homme. Si vous relisez les textes écrits pendant la Révolution, vous verrez que les droits de la femme ne sont pas pris en compte. Si vous relisez la Déclaration universelle de 1948, vous constaterez que le problème du colonialisme n’est pas mentionné. Pourquoi rappeler cela ? Parce qu’avant de demander aux autres d’adopter tel ou tel modèle philosophique, politique ou économique, on doit s’interroger sur la valeur véritable du modèle, et donc sur ses limites.
Est-ce la condition pour atteindre ce que vous appelez un "universalisme authentiquement universel" ?
C’est une condition, mais pas la seule. Ce qu’il faut changer, c’est notre disposition d’esprit. Vis-à-vis de nous-mêmes comme vis-à-vis des autres. Senghor voulait que les hommes se retrouvent dans une sorte de "rendez-vous du donner et du recevoir". J’aime cette formule. C’est sur cet idéal démocratique et égalitaire que l’on peut ébaucher un "universalisme universel".
Je pense, par exemple, qu’il faut reconnaître les droits des minorités et accepter tous les particularismes, linguistiques, sexuels, culturels, etc. C’est une idée qui dérange, notamment en France, mais je crois qu’on ne peut pas faire autrement. Sinon, que se passe-t-il ? Les individus et les groupes se sentent humiliés et ils entrent en conflit les uns contre les autres. Voyez ce qui s’est passé après le 11-Septembre : Ben Laden a accusé les Américains d’humilier les musulmans, puis les néoconservateurs ont accusé l’Irak d’humilier les Etats-Unis. Finissons-en avec la rhétorique de l’humiliation. La politique, c’est l’art du compromis et du dialogue. Si on élimine d’avance l’idée que l’autre a quelque chose de légitime à proposer, alors c’est l’échec assuré.
Entretien avec Thomas Wieder paru dans Le Monde des Livres, 28 février 2008
Immanuel Wallerstein, sociologue et historien, a été directeur d’études à l’EHESS. Il enseigne la sociologie à la Yale University et est directeur du Centre Fernand Braudel, University of Binghamton (Etat de New-York).