Il était une fois... — c’est ainsi que pourrait commencer une recherche sur l’attitude de la gauche face à la Chine. Mais loin de s’agir d’une fable, c’est une histoire qui se déroule sous nos yeux et qui prête à des considérations mélancoliques. Oui, il était une fois une gauche digne de ce nom, qui connaissait l’histoire et était rétive à tout renfermement dans une optique provincialiste. Elle était consciente de la tragédie qui avait frappé le pays habité par un cinquième de la population mondiale et qui, peut-être plus clairement qu’aucune autre, mettait à nu la férocité et l’hypocrisie de l’Occident libéral.
Évidemment, l’idéologie qui a accompagné l’expansionnisme colonial, officiellement promu au nom de la diffusion des Lumières et de la civilisation, apparaît dans ce cas comme un mensonge. La Chine— notait Goethe dans une conversation avec Eckermann du 31 janvier 1827 — avait une littérature florissante « quand nos ancêtres vivaient encore dans les bois ». Il s’agit d’un pays qui avait suscité l’admiration de Leibniz, Voltaire et d’autres penseurs des Lumières à cause de son esprit laïque : où étaient les guerres de religion qui avaient ensanglanté l’Europe ? D’autre part, le privilège de la naissance et le pouvoir démesuré de l’aristocratie de sang jouaient dans notre continent un rôle bien plus important qu’au pays du
confucianisme, où au contraire les plus hautes charges de l’administration étaient souvent accordées au moyen d’un concours public.
En ce qui concerne l’économie, un échange épistolaire de la fin du XVIIIe siècle vaut tous les discours. L’Angleterre est intéressée à l’achat à la Chine de soie, porcelaines, médicaments, feuilles de thé, et voudrait échanger ces marchandises en exportant à son tour des vêtements de laine. Mais voilà qu’en 1793, l’empereur de Chine répond au roi George III : « Rien ne nous manque [...] et donc nous n’avons nullement besoin des produits manufacturiers de votre pays ». L’Angleterre est ainsi contrainte de payer en argent, avec une saignée continue et croissante de ses réserves. Mais les marchands et les gouverneurs anglais ont une idée géniale : on pourrait combler le déficit en promouvant et en imposant l’exportation en Chine de l’opium produit par la puissance coloniale en Inde [1]. La résistance du peuple et des dirigeants chinois est écrasée, quelques décennies plus tard, par la force des armes.
C’est le début de la tragédie. Les flux financiers (et la saignée) changent de sens. Avec l’opium, ce sont les troupes anglaises qui font irruption (et les troupes coloniales indiennes à la suite de Sa Majesté britannique) : « Des femmes chinoises ont été agressées et violées. Les tombes sont profanées au nom de la curiosité scientifique » [2]. Un peuple dont la civilisation est si ancienne, est systématiquement violenté, saccagé, humilié. Son corps, son territoire est démembré morceau par morceau par la meute des chiens colonialistes et impérialistes, qui sont de plus en plus nombreux et affamés : à la Grande Bretagne s’unissent, dans une féroce concurrence réciproque, la France, la Russie, le Portugal, le Japon, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie. Personne ne veut manquer au festin, qui s’annonce royal. La Chine subit progressivement l’amputation de Hong Kong, Macao, de très vastes territoires de l’Asie centrale, de Taiwan ; le Tibet court aussi un grave danger... Le démembrement territorial va de pair avec le saccage et la destruction du patrimoine artistique, de même que l’imposition d’une très forte indemnité à l’avantage des agresseurs. On donne à tout cela une apparence de légalité via des « traités inégaux » sanctifiés par la force des armes : c’est le triomphe de la politique de la canonnière et de la loi du plus fort.
Parfois, les grandes puissances suspendent pour un temps leur rivalité afin de donner une leçon aux barbares chinois, qui subissent de plus en plus mal l’agression et la domination impérialiste. C’est ce qui se passe en 1900, lorsque la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis, le Japon, la Russie, l’Allemagne et l’Italie lancent une expédition punitive sauvage pour étouffer la révolte des Boxers. En parlant aux troupes qui s’apprêtent à partir pour la Chine, Guillaume II ne mâche pas ses mots : « Il n’y aura pas de clémence et l’on ne fera pas de prisonniers. Quiconque tombe entre vos mains, tombe sous vos coups ! [...] Puisse par votre œuvre s’affirmer le nom “allemand” pour des millénaires en Chine afin qu’aucun Chinois, aux yeux bridés ou non, ne puisse oser regarder un Allemand en face ».
Il ne faut pas se laisser entraver par des scrupules excessifs : il est nécessaire d’ouvrir « la route de la civilisation une fois pour toutes » [3]. Comme on l’a justement observé, c’est une période historique qui voit « la Chine crucifiée ». Ainsi : « À mesure que l’on approche de la fin du XIXe siècle, la Chine semble devenir le jouet d’un destin contre lequel elle n’a plus aucun recours. C’est une conjuration universelle des hommes et des éléments. La Chine des années 1850-1950, celle des plus formidables insurrections de l’histoire, des canonnades étrangères, des invasions et des guerres civiles, est aussi celle des grands cataclysmes naturels. Jamais sans doute dans l’histoire du monde le nombre des victimes n’avait été aussi élevé »
L’abaissement général et drastique de la qualité de vie, la dégradation de l’appareil d’État et de gouvernement, avec son incapacité, sa corruption, sa soumission et son assujettissement croissants à l’étranger, tout cela rend encore plus dévastateur l’impact des inondations et des famines : pour donner un exemple, les morts s’élèvent à « trois millions dans la seule province du Shaanxi en 1928-1931 » [4].
1931 marque également le début de l’invasion japonaise. Le saccage et le « viol de Nankin » en 1937 est l’épisode le plus sanglant de la Seconde guerre mondiale ; les morts sont plus nombreux qu’à Dresde, Hiroshima ou Nagasaki. C’est « l’holocauste oublié ». Dans les zones où la résistance est la plus acharnée, les envahisseurs ont recours à la politique des « trois tout », c’est-à-dire : « Saccage tout, tue tout, brûle tout ». Un colonel japonais note dans son journal : « J’ai reçu de mon officiel supérieur des ordres selon lesquels toute personne ici doit être tuée » [5]. Pour conclure : « Pour décrire les massacres et la dévastation dont la Chine a souffert, une bibliothèque entière de récits d’horreur n’y suffirait pas » [6].
La culture libérale de l’époque donne aussi sa brave contribution à la « crucifixion » de la Chine. Dans son essai écrit pour célébrer la liberté (On Liberty), John Stuart Mill n’hésite pas à justifier la guerre de l’opium comme une croisade désintéressée pour la liberté, la « liberté de l’acquéreur » (chinois) bien avant celle « du producteur ou du vendeur » (anglais). Pour Tocqueville, cette guerre infâme est aussi un grand événement ; c’est « le dernier terme d’une multitude d’événements de même nature qui tous poussent graduellement la race européenne hors de chez elle et soumettent successivement à son empire ou à son influence toutes les autres races [...] ; c’est l’asservissement des quatre parties du monde par la cinquième ». Le libéral français ne peut contenir son enthousiasme : « Ne médisons donc pas trop de notre siècle et de nous-mêmes ; les hommes sont petits, mais les événements sont grands » [7].
Nous assistons ainsi à la rupture avec la grande culture des Lumières, qui faisait référence à la Chine pour mettre en question l’eurocentrisme et gagner un point d’observation qui permette un regard extérieur sur l’Europe, et ceci avec une certaine conscience critique. Cette tentative géniale et généreuse laisse désormais la place à un terrible acte d’accusation à charge contre les hommes des Lumières, livrés par Tocqueville à la vindicte publique pour avoir regardé comme un « modèle » « ce gouvernement imbécile et barbare qu’une poignée d’Européens maîtrise à son gré » [8].
Tout semble être consenti à la « race européenne » supérieure qui pendant ces années et ces décennies s’enrichit ultérieurement aux dépens de la Chine, en en tirant sa force de travail servile ou semi-servile. Ce sont les coolies : « Alléchés par l’espoir d’une vie meilleure, les malheureux étaient parqués dans des baraquements avant leur départ et entassés à fond de cale dans des conditions si effroyables que beaucoup mouraient en route ; les cargos qui assuraient ce fructueux commerce d’esclaves étaient connus sous le nom d’ “enfers flottants”. En 1886, le gouvernement chinois avait présenté un projet de convention. Il avait été repoussé par les Puissances occidentales » [9].
C’est ainsi que pour pourvoir au développement économique de l’Occident, la traite des jaunes remplace la traite des noirs. On comprend alors que les Chinois sont de façon répétée comparés aux noirs, les uns et les autres étant assimilés à des instruments de travail au service de la race blanche des seigneurs. C’est un motif bien présent chez des auteurs si différents entre eux que Nietzsche et Renan. Ce dernier, qui se déclare « libéral », s’exprime avec une clarté particulière : la « race conquérante », la « noble race » européenne « de maîtres et de soldats » est appelée à employer aux travaux les plus durs et dans l’ « ergastule » la « race de travailleurs de la terre », que constituent les noirs, ou bien la « race d’ouvriers (c’est la race chinoise) », dotée par « nature » « d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ». Pour prendre un exemple, les compagnies américaines procèdent à la construction de l’inaccessible ligne ferroviaire destinée à consolider la conquête du Far West via l’importation de Chine de 10 000 coolies. La guerre de Sécession est terminée : pour parler comme Engels, on cherche à suppléer l’esclavage noir formellement aboli par l’ « esclavage camouflé des coolies indiens et chinois » [10]. Et comme les noirs, les Chinois qui, malgré tout, réussissent à améliorer leur condition, deviennent également aux États-Unis la cible de la haine raciale et d’horribles pogroms.
Extraits mis en ligne avec l’autorisation des Editions Dega
Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui. Domenico Losurdo. Editions Delga
https://editionsdelga.fr/produit/fuir-lhistoire/
[1] Wolf, 1990, pp 360-6
[2] Spence, 1998, p. 363
[3] In Balfour, 1968, p. 297
[4] Genet, 1972, pp. 530-1 et 545
[5] Chang, 1997, pp. 215-6
[6] Romein, 1969, p.260
[7] Toqueville, 1951, volume IV, p. 58 (lettre à Henry Reeve du 12 avril 1840)
[8] Toqueville, 1951, vol. II, 1, p. 213(L’ancien régime et la révolution, chap. III, 4
[9] Genet, 1972, p. 534
[10] Renan, 1947, pp. 390-1 ; Marx-Engels, 1995, vol. IV, p. 132