Le nouveau livre de l’historienne Annie Jourdan est pétri de qualités mais souffre d’un défaut : son titre ne nous dit pas franchement ce qu’il est. En effet il n’est pas à proprement parler une Nouvelle histoire de la Révolution et ce bien qu’il propose des analyses et expose de faits fréquemment « neufs ». Car il ne fait pas un tableau exhaustif de la séquence historique que constitua la Révolution française et ne prétend pas d’ailleurs à cela dans son organisation interne. Même si une trame chronologique est majoritairement suivie par l’auteure, la plupart des figures historiques sont présentées très rapidement et des champs d’investigation sont laissés de côté sciemment, comme notamment les questions économiques (la vente des biens nationaux, le rôle des assignats, etc.). De même les classes sociales n’apparaissent que peu ici et la paysannerie et le « mouvement paysan » sont à peine évoqués. Pour apprécier cette nouvelle histoire, il faut accepter de mettre de côté des pans entiers de la vie sociale française de 1789 à 1815. Nous sommes donc assez loin d’un projet d’« histoire totale » et encore moins d’un ouvrage de vulgarisation accessible au tout venant. Pourtant cette mal nommée Nouvelle histoire de la révolution mérite franchement d’être lue. Et pas uniquement en raison de sa lecture fluide, soutenue par une plume vive et alerte, du choix assumé du débat voire de la polémique, mais aussi par une passion évidente pour le sujet. C’est le propos lui-même et les thèses défendues qui méritent qu’on s’y attarde.
C’est la dynamique conflictuelle et violente qui a traversé la Révolution française qui est en fait l’objet de l’étude d’Annie Jourdan. À savoir les conflits politiques qui ont connu un crescendo de tensions au point de déboucher sur ce qu’il faut bien de qualifier de « guerre civile ». Cette guerre civile n’a pas été voulue par les révolutionnaires, de quelque bord qu’ils furent, et peut-être même pas par Louis XVI – malgré les critiques qu’elle émet à son endroit, Annie Jourdan lui fait crédit de ceci. Mais le jeu de la guerre civile a été joué franchement par l’opposition royaliste et ce de manière précoce – dès la fuite à l’étranger des frères du roi, le comte d’Artois et le comte de Provence – mais aussi tardivement – jusqu’à la tentative de prise de Toulouse par 6 000 insurgés en 1799. Si l’opposition royaliste fut plus clairement contenue durant la séquence 1793-94 – si l’on met de côté le cas de la Vendée –, c’est que les Révolutionnaires durent prendre des mesures très dures envers elle. D’où le caractère très « souterrain » de l’activité royaliste à ce moment, comme par exemple les agissements du financier et agent royaliste qu’était le baron de Batz dont l’auteure rappelle le rôle trop souvent oublié.
Annie Jourdan refuse donc toute téléologie de l’acte révolutionnaire qui verrait un hybris saisir les révolutionnaires, précocement ou même tardivement : les révolutionnaires ont été incité à des discours de plus en plus violents, à une intolérance croissante, puis à pratiquer et à organiser la répression et ce du fait de conditions historiques déterminées. Et si l’on peut déplorer rétrospectivement telle ou telle décision, comme notamment certaines condamnations du Tribunal révolutionnaire après le vote de la loi du 22 Prairial de l’an II, il n’y a pas lieu d’englober toutes les conclusions dans le cadre d’un discours sur la « Terreur » avec un grand « T ».
Sur ce point, Annie Jourdan procède à une analyse serrée de la loi et de son application concrète. Jean-Clément Martin avait déjà fait remarquer qu’elle visait à mieux contrôler des pratiques terroristes locales en Province trop souvent marquées du sceau de l’arbitraire en faisant confluer les dossiers judiciaires à Paris. Annie Jourdan approfondit la rechercher en s’intéressant notamment au rôle préalable des deux commissions populaires travaillant en amont du Tribunal extraordinaire. Ce sont elles qui jugeaient si les suspects étaient à déferrer ou non au Tribunal révolutionnaire et elle établirent que dans un tiers des cas les suspects devaient être considérés comme ne relevant pas de ce dernier. Le travail des commissions fut considéré comme assez sérieux pour que leurs présidents ne fussent pas inquiétés par les Thermidoriens une fois la chute de la Montagne actée. En outre, le rôle de ces commissions est d’autant plus significatif car dans les décisions qu’elles prenaient, on trouvait une gradation des peines, allant de la relâche, à la détention voire au bannissement. Cela signifie que le caractère « binaire » de la loi de Prairial donnant comme alternative la vie ou la mort de l’accusé doit être très nettement à nuancer ; la discontinuité judiciaire par rapport aux avancées de la Justice au XVIIIe siècle qu’elle aurait représenté n’est donc pas si absolue. Certes la catégorie floue d’« ennemi du peuple » qu’elle introduisait pose problème, mais l’auteure fait surtout remarquer que ce sont les conditions de travail du Tribunal révolutionnaire, devant travailler de plus en plus vite et donc mal, qui sont à pointer du doigt.
L’auteure s’essaie ainsi à une forme de micro-histoire psychologique pour sonder les causes du comportement des acteurs de l’époque. Elle remarque la dureté croissante d’un Couthon si sensible aux débuts de la Révolution et l’intransigeance cassante d’un Robespierre au départ beaucoup plus tolérant. Elle identifie un contexte d’épuisement physique chez certains mais aussi de tension psychologique provoquées notamment par des assassinats (de Marat ou de Peletier de Saint Fargeau) ou du moins de tentative de meurtre (sur Robespierre et Collot d’Herbois). Elle pointe avec perspicacité les retournements d’amitiés se muant mécaniquement, par renversement, en haine profonde, pour expliquer par exemple l’animosité entre le girondin Brissot envers son ancien proche le montagnard Robespierre. Elle cerne aussi les causes concrètes d’une logique de suspicion généralisée : les calomnies ouvertes que proféraient un Desmoulins dans Le Vieux cordelier, le ralliement du girondin Pétion aux côtés du très royaliste comte de Puisaye en Normandie, les malversations lors de la liquidation de la Compagnie des Indes entachant Fabre d’Églantine et sans doute Danton… Lorsque les adversaires les plus improbables peuvent se liguer contre vous ou que l’ennemi royaliste peut alternativement pratiquer soit la corruption, comme le fit Louis XVI grâce à sa liste civile soudoyant 1 500 personnes sur la place parisienne, soit le recours à l’influence étrangère, soit le soulèvement armé, voire même utiliser la voie des élections comme ce fut le cas soudainement en 1797, il est difficile de conserver une lucidité politique totale.
Après avoir étudié avec perspicacité le crescendo des actes terroristes visant à sauver la Révolution de ses ennemis réels ou supposés, Annie Jourdan s’intéresse à la politique thermidorienne puis à celle du Directoire. On sait depuis un certain temps que ce sont les Thermidoriens, appuyés par des Girondins revanchards, qui ont construit le mythe de la « Terreur » robespierriste pour mieux escamoter leur prise de pouvoir violente et les terreurs contre les Jacobins notamment à Marseille. Ceci admis, Annie Jourdan constate un lent decrescendo dans ce qu’elle appelle la « terreur-coercition », decrescendo voulu sciemment mais mal assumé. Alors que les Thermidoriens firent donner la troupe menée par Bonaparte pour briser violemment l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire de l’an IV (5 octobre 1795) après avoir quelque mois plus tôt réprimé la révolte du peuple parisien réclamant, lui, la Constitution de l’an I, les peines se firent globalement moins lourdes. La déportation en Guyane – la « guillotine sèche » – fut de plus en plus souvent préférée à la peine de mort : ce fut le sort qui échut aux anciens représentants de la gauche du Comité de salut public et du Comité de sureté générale, comme Billaud Varenne, Collot d’Herbois ou Vadier, même si les procès qu’on leur fit furent totalement biaisés. La Convention thermidorienne tenta aussi une forme de politique de l’oubli en votant une amnistie pour les actes révolutionnaires antérieures, consciente malgré ses inconséquences qu’il y avait une page à tourner.
C’est l’occasion de réflexions très stimulantes d’Annie Jourdan sur les dynamiques de représailles et de vengeances qui s’auto-entretiennent réciproquement que le Directoire chercha à réduire. Girondins prenant leur revanche sur les Montagnards, Royalistes tenant leur vengeance contre les Révolutionnaires en 1815, lors de la Terreur blanche : la logique de la « terreur-réplique » répondant des actes réelles, déformées ou imaginaires a marqué la Révolution, dépassant largement des acteurs qui se montraient parfois lucides sur la situation, mais qui n’arrivaient pas à en maitriser les conséquences. Sur ce point, si Annie Jourdan cite les regrets qu’émit Billaud Varenne déportée en Guyane sur ses excès et ses emportements, elle aurait pu aussi évoquer la forme de retour critique qu’effectuèrent les représentants de ce néo-jacobinisme né à la suite de la chute de la Montagne : l’existence de partis politiques distincts voire divergents n’est plus considérée comme un danger pour la République. Leur reconnaissance positive se dessine alors. Il est vrai qu’Annie Jourdan est, à juste titre d’ailleurs, sceptique sur l’idée d’un Jacobinisme « unifié » qui n’exista pas plus qu’une « Terreur » unique non plus.
Dans tous les cas de figure, le programme néo-jacobin esquissé en 1799 fut interrompu par le coup d’État de Brumaire de Bonaparte qui correspond aux yeux d’Annie Jourdan à une véritable régression. Elle flétrit l’idée d’une France apaisée sous le Consulat puis l’Empire et insiste au contraire sur la régression qu’apporta Bonaparte : reprise de la répression en chiffres absolues, mais aussi condamnations discrétionnaires et secrètes propres à l’Ancien Régime – alors que la Révolution optait pour la publicité des actes judiciaires –, voire retour à des formes de châtiments corporels dans le Code pénal de 1810… le bilan de la France napoléonienne est tout à fait négatif sur ce point.
Malgré son hostilité envers la pratique napoléonienne, l’auteure se propose dans une dernière partie, qui est sans doute la meilleure, de remettre en perspectives les pratiques terroristes. Non seulement elles ne furent pas unifiées, relevant généralement de facteurs de « panique » ou des mécanismes de « réplique », mais elles ne furent pas l’apanage de la France. Les violences révolutionnaires furent les filles de leur siècle et de leur milieu plus qu’une préfiguration du nazisme ou du stalinisme. L’analyse des violences et des conflits dans la République batave ou en Suisse révolutionnaire montre des similitudes évidentes et l’on connaît bien la brutalité de la répression anglaise de la révolte irlandaise de 1798. Mais c’est sans doute une analyse de la Révolution américaine (1775-1783) qui est la plus éclairante : caractérisée par tous les éléments du guerre civile qui porte toujours à son paroxysme les animosités, parfois individuelles ou locales, la Révolution américaine vit la disparition de 1,52 % de la population des 13 colonies… un ratio en fait plus sombre que celui de la France durant la période révolutionnaire. Annie Jourdan pointe notamment les destructions et les massacres que subirent les Indiens souvent solidaires des Britanniques. Elle aurait pu aussi évoquer le sort des esclaves noirs, qui furent totalement perdants durant cette Guerre d’indépendance : seuls 4 000 noirs ayant combattu à leurs côtés furent « exfiltrés » par les Britanniques lorsque la paix fut conclue.
Pourtant la Révolution américaine et la Guerre d’indépendance avec laquelle elle se confondit ne furent en rien diabolisées dans l’imaginaire national américain voire international, à la différence de la Révolution française. Un « roman national » œcuménique et largement mensonger s’est ainsi imposé. Sans doute car son histoire fut écrite par les gagnants qui en escamotèrent les aspects les plus malséants. Si la Nouvelle histoire de la Révolution d’Annie Jourdan n’est pas une histoire exhaustive de la Révolution, elle constitue un travail de premier ordre, mêlant le rappel de certains faits oubliés et des recherches plus novatrices, pour ne pas laisser l’histoire de la Révolution française dans les rets du mythe, noir ou blanc.
Article paru dans Les lettres françaises.