En juin 1949, dans une revue récemment créée par le PCF, paraissait un texte présenté comme une autocritique de psychiatres communistes et intitulé « La psychanalyse, une idéologie réactionnaire » [1]. La condamnation de la psychanalyse y était sans appel, comme on peut en juger avec ces quelques extraits :
« Nous sommes parvenus, au terme de notre autocritique, à la conviction que l’ensemble des théories psychanalytiques est contaminé par ce que nous pourrions dénommer « un principe mystificateur » ».
« Il n’est pas possible de dissocier la psychanalyse de l’usage politique qui en est fait ».
La psychanalyse s’étend « partout où la classe dominante a besoin de tenter de paralyser les efforts de la classe montante ».
« La psychanalyse ne peut percevoir cette signification profonde de la névrose : moment et aspect de la lutte des classes ».
« Lorsque l’on pousse la théorie psychanalytique à sa racine, on retrouve en fait la conscience d’un individu solitaire ». Donc, du fait de cette conception de l’individu, elle apparait « comme une forme particulière de l’idéologie bourgeoise à notre époque ».
Ce n’est pas seulement la doctrine qui est condamnée : « au cœur de la technique psychanalytique se retrouvent les dangers et les erreurs énoncés dans la théorie ».
La psychanalyse est « particulièrement responsable de la négligence et de l’abandon de tout ce qui est action collective, aussi bien en médecine et hygiène mentale qu’en matière d’enfance ».
Des décennies plus tard, dans un témoignage sur lequel je reviendrai, Lucien Bonnafé, psychiatre prestigieux dont le nom figurait parmi les signataires, insistait sur le contexte de cette « autocritique » [2].
Au plan international, en cette année 1949, 4 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les tensions s’avivent, la guerre est chaude en plusieurs endroits du monde. La guerre civile grecque n’est pas achevée, ni celle de Chine. On vient de sortir du blocus de Berlin. La France est en pleine guerre d’Indochine et à Madagascar, la terrible répression de l’insurrection est en cours. L’OTAN vient d’être créée. La menace atomique plane depuis Hiroshima et Nagasaki. Deux camps se sont constitués et s’affrontent, l’un mené par les Etats-Unis, que la France vient de rejoindre après l’exclusion des ministres communistes comme dans les autres pays d’Europe occidentale, l’autre par l’Union soviétique. Au sein de ce dernier, le Parti communiste de l’Union Soviétique, auréolé de la part prise par l’URSS dans la victoire contre le nazisme, exige l’alignement idéologique des autres partis communistes. Et cet alignement doit aussi se faire sur le « jdanovisme », doctrine qui considère qu’il y a deux camps en toutes choses, y compris dans la science et la culture, le camp du prolétariat et celui de la bourgeoisie.
Sous la pression, le PCF s’écarte alors de la démarche ouverte qui était la sienne depuis l’époque du Front populaire vis-à-vis de la science et de la culture [3]. En février 1949, lors d’une réunion avec les intellectuels communistes, le dirigeant communiste Laurent Casanova déclare : « il y a une science prolétarienne fondamentalement contradictoire avec la science bourgeoise ».
Dans la thèse Psychiatrie, psychanalyse et communisme [4], Danielle Papiau relève que « "l’autocritique des psychiatres" s’inscrit dans une série ». Elle cite la « lettre à un intellectuel communiste » de Francis Cohen sur l’affaire Lyssenko ainsi qu’une « autocritique » de la sociologie par Henri Lefebvre et un mea culpa de Garaudy.
A propos des notions de « science bourgeoise » et « science prolétarienne », l’historien Deniz Uztopal écrit : « Remarquons que cette appellation s’insère parfaitement dans une logique de Guerre froide où le monde est divisé en deux camps sur tous les fronts et vise à mobiliser politiquement ses forces. Cependant, la suite des événements prouve que contrairement à la volonté de son auteur, cette schématisation et cette représentation saugrenue de la science ne facilitent ni ne stimulent la lutte idéologique, mais bien au contraire provoquent plus d’effarements, d’oppositions, de départs et d’éloignement des intellectuels du monde communiste. » [5]
Louis Althusser résume ainsi l’atmosphère de l’époque du côté des intellectuels : c’était « le temps de philosophes sans œuvre (…) mais faisant politique de toute œuvre, et tranchant le monde d’une seule lame, arts, littératures, philosophies et sciences, de l’impitoyable coupure des classes, - le temps qu’en sa caricature un mot résume encore, haut drapeau claquant dans le vide : « science bourgeoise, science prolétarienne » [6].
Cette rhétorique de la science bourgeoise est implicite dans le texte de juin 1949 et c’en est un des aspects majeurs. Certes, l’expression « science bourgeoise » n’y figure pas, puisque la psychanalyse est caractérisée comme une idéologie et non comme une science [7]. Mais la psychanalyse y est identifiée comme liée aux besoins spécifiques de la bourgeoisie dès sa naissance : « La psychanalyse est née à Vienne à un époque et dans le cadre d’une société témoignant de façon exemplaire de la décadence de la famille paternaliste bourgeoise, où le « tabou sexuel » allait de pair avec une grave crise de la morale sexuelle. Ainsi, dès l’origine, Freud reprend et développe le thème de la libération sexuelle, exigence d’une partie importante de la bourgeoise de l’époque. En ce sens, la naissance de la psychanalyse est spécifiquement liée aux besoins d’une classe sociale ».
Dans sa thèse Danielle Papiau décrit un autre élément du contexte : la volonté de certaines forces conservatrices d’utiliser la psychologie ou la psychanalyse pour freiner les luttes des travailleurs [8]. Ces tentatives d’instrumentalisation sont d’ailleurs dénoncées par les psychiatres communistes eux-mêmes. Ainsi, lors du Congrès international d’hygiène mentale tenu à Londres, en 1948, sous l’égide de l’Unesco, « à l’initiative des psychiatres communistes une « résolution des psychiatres rationalistes » circule, difficilement défendue par Serge Lebovici qui condamne l’instrumentalisation de la psychanalyse à des fins socio-politiques, résolution dont il rendra compte dans Les lettres françaises du 30 septembre 1948 ». A peu près au même moment, dans un article qu’il cosigne pour la revue Action, Lucien Bonnafé invite à ne pas assimiler Freud aux psychanalystes conservateurs.
Quelques mois plus tard, avec le texte de juin 1949, le ton change et il s’agit de tout autre chose : ce n’est plus l’instrumentalisation de la psychanalyse qui est dénoncée mais la psychanalyse elle-même.
Selon Danielle Papiau, le tournant s’était déjà manifesté lors d’une réunion des psychiatres communistes tenue le 12 décembre 1948, avec une condamnation de la psychanalyse par Jean Kanapa, représentant la direction communiste, condamnation qui avait laissé plusieurs psychiatres communistes « catastrophés par la brutalité du discours » [9].
Les témoignages sur les conditions d’écriture du texte paru en juin 1949 divergent, mais il est clair que l’initiative ne vient pas des signataires, Lucien Bonnafé ayant « l’impression d’avoir limité les dégâts ». Quant aux signatures, selon Serge Lebovici, elles auraient été obtenues avec l’intervention « d’un héros de la Résistance en la personne de Laurent Casanova ». Jean Kanapa, alors responsable de La nouvelle critique sera félicité par Maurice Thorez pour ce numéro de la revue, jugé « solide, actuel, bien orienté ».
Lucien Bonnafé reviendra sur ce texte dans le témoignage déjà évoqué. Il le considère comme marqué par « les tendances à soumettre le travail intellectuel à un principe de tutelle politique de parti », évoquant le « climat de terreur blanche » de l’époque et « derrière les masques, des attitudes dogmatiques symétriques, le modèle anticommuniste en vigueur dans les esprits fabriqués par le type « guerre froide » ou « terreur blanche » ; en reflet avec la volonté « stalinojdanovienne » d’imposer aux fidèles un modèle mental strictement conforme à la ligne juste ». Evoquant les utilisations néfastes de la psychanalyse, il ajoute : « la découverte freudienne apparaissant dans l’histoire comme une phase décisive des progrès dans la connaissance de l’homme, elle ne saurait être protégée par aucune vertu magique contre les effets de la grande loi qui gouverne le monde : que toute production de l’esprit doit pouvoir être asservie à une fonction d’asservissement. Et ce d’autant plus qu’il s’agit de production subversive (témoin tragique les destins de la leçon marxiste) … ». Pour marquer sa distance avec le texte, il rappelle un article qu’il avait publié en 1947, Histoire d’un mythe. Cet article, écrit-il, était « très ouvertement présenté (avec une référence constante au travail d’Henri Lefebvre) comme inspiré par une autre lecture de Marx que le réductionnisme dogmatique qui tenait déjà le haut du pavé, se donnait clairement comme travail post-politzerien : il exposait le refus de l’attitude « prohibitionniste » à l’égard de la psychanalyse, d’une rigidité très marxoïde ; il disait clairement dans cet éloge des lumières freudiennes : « toute psychologie, psychiatrie ou pédagogie ne peut apparaitre qu’infirme si elles se privent de ces lumières ». « Heureusement, écrit-il encore dans ce témoignage, survint le grand coup d’éclat : « Freud et Lacan » de Louis Althusser, dans La nouvelle critique de décembre 1964 ».
Pourtant, ce retour critique sur le texte de 1949 ne fut pas unanimement partagé. Dans le livre Pour une critique marxiste de la psychanalyse, paru en 1973, le philosophe communiste Lucien Sève, alors membre du comité central du PCF, défend le texte de 1949.
Ce texte relève, explique-t-il, de la « position classique » de la littérature marxiste française [10] : Freud est resté « prisonnier des idéologies dominantes en son époque dans ses conceptions les plus essentielles relatives à l’individu, à la société et à leurs rapports », « ces idéologies ont marqué profondément une pratique psychanalytique enracinée dans des rapports sociaux bourgeois » et « fait déchoir la psychanalyse en fin de compte au rang d’idéologie réactionnaire ». Bref, rien à voir avec le « jdanovisme », qui n’est pas évoqué [11]. Lucien Sève ajoute : « quand on relit un tel texte, on ne peut qu’être frappé par tout ce qui y garde de la valeur, par tout ce que les deux dernières décennies sont venues confirmer, et qu’il y avait perspicacité et courage à mettre en lumière ». Seulement, « on ne peut se borner à le reproduire, car le problème s’est compliqué d’une part du fait de la vitalité de la psychanalyse (…) ».
Plus près de nous, en 2008, dans Penser avec Marx, l’homme, Lucien Sève revient sur les positions qu’il a exprimé et écrit : « je persiste » (page 257). Il défend à nouveau le texte de 1949 en s’appuyant sur certains propos de Lucien Bonnafé ainsi que sur une déclaration faite par Lacan à propos de la prévention dont faisait alors l’objet la psychanalyse dans le camp soviétique : « c’était à elle de ne pas la mériter » (page 274).
Dans ce même livre, Lucien Sève aborde l’œuvre de Freud à plusieurs reprises, dont le chapitre intitulé « Critique : Nietzsche, Freud, Heidegger ». Il considère que « les bases biologiques » de l’anthropologie de Freud sont « caduques ». « Le drame de cette anthropologie est que les piliers en cause se sont irrémédiablement effondrés dans la 1ère moitié du 20ème siècle (…) La redécouverte des lois de Mendel, puis la constitution de la génétique morgano-mendelienne ont fait justice de l’hérédité des caractères acquis » (page 264).
La critique de fond est inchangée : « A méconnaitre de la sorte l’essence sociale du psychique, on est conduit inévitablement à attribuer une essence psychique au social » (dans le paragraphe « Freud et Marx »). Il critique notamment l’idée d’agressivité naturelle des êtres humains, en voyant pour preuve qu’ « en l’espace d’une génération, la guerre entre Français et Allemands est devenue impensable ».
Lucien Sève se réclame de la pensée du philosophe communiste Georges Politzer : « la psychanalyse ne détient nullement le secret des faits humains, simplement parce que ce secret n’est pas d’ordre psychologique ». Il la met en rapport avec ce qu’exprime Marx dans la 6ème thèse sur Feuerbach, sur laquelle je reviendrais. Il rappelle encore une autre formule de Politzer : « le déterminisme psychologique n’agit et ne peut agir qu’à l’intérieur, et pour ainsi dire dans les mailles, du déterminisme économique » [12]. Il résume ainsi sa propre pensée : « le psychisme humain est d’essence historico-sociale » [13].
Lucien Sève rappelle que son projet est « d’édifier une science de la personnalité biographique ». Dans ce but, il retient surtout de Freud le concept d’identification mais en invitant à le refonder, pour passer « d’un processus conservateur » à « une identification au projet qui installerait le sujet dans un mouvement libérateur », selon des termes repris de Piera Aulagnier (page 474). Plus récemment encore, dans un de ses derniers entretiens, à propos de son livre Marxisme et théorie de la personnalité, il expliquera qu’il s’agissait de « dépasser la conception débile que se faisait de son objet la psychologie de la personnalité » [14].
On aurait pu penser que Lucien Sève, qui a dénoncé à plusieurs reprises avec virulence les effets du « jdanovisme » en biologie lors de « l’affaire Lyssenko », reviendrait aisément sur la condamnation exprimée dans le texte de 1949. Il n’en est rien. Pour expliquer cette réticence à se démarquer du texte, on pourrait faire appel à des raisons affectives : il est toujours douloureux, pour un philosophe comme pour tout autre être humain, de prendre de la distance, du recul, avec des engagements marquants. Cela me parait une explication insuffisante. La difficulté de Lucien Sève à se démarquer du texte de 1949 tient, me semble-t-il, aux fondements mêmes de l’entreprise à laquelle il a consacré une bonne partie de sa vie : fonder une science de la personnalité sur d’autres bases que la psychanalyse, celles du marxisme, en suivant le chemin proposé par Politzer [15].
Lucien Sève considère que ce qu’on appelle « la 6ème thèse sur Feuerbach » fournit les bases théoriques pour construire une « science de la personnalité ». Il y revient à maintes reprises dans ses nombreux livres.
Rappelons d’abord ce que sont ces « thèses ».
Il s’agit d’un texte écrit en 1845 [16]. Le point de départ de la réflexion de Marx est l’ouvrage du philosophe Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme. Dans cet ouvrage Feuerbach analyse le sentiment religieux. Il considère que l’amour chrétien (Dieu est amour) a pour source l’amour humain. Or, selon Marx cette explication n’est pas satisfaisante, ce sont les conditions sociales qui expliquent le sentiment religieux. Comme dans d’autres écrits, c’est ce qu’il exprime dans les 6ème et 7ème de ces thèses sur Feuerbach :
Thèse 6 : « Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n’entre pas dans la critique de cette essence réelle et effective, est, par conséquent, contraint :
1-De faire abstraction du cours de l’histoire et de fixer le sentiment religieux pour soi, et de présupposer un individu humain abstrait, - isolé (…) »
Thèse 7 : « C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que le « sentiment religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient à une forme sociale déterminée ».
Tout d’abord, relevons que fonder une science de la personnalité sur une conception destinée à expliquer le sentiment religieux ne va pas de soi ! Peut-on vraiment conclure de cette 6ème thèse que chaque individu s’expliquerait par « l’ensemble des rapports sociaux » ? Et puis est-ce vraiment ce que pense Marx à cette époque ? Dans un texte datant également de 1845, peu après la rédaction de ces « thèses », celui-ci écrit : « Il apparait au cours du développement historique, et précisément par l’indépendance qu’acquièrent les rapports sociaux, qu’il y a une différence entre la vie de chaque individu, dans la mesure où elle est personnelle, et sa vie dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions inhérentes de cette branche » [17].
Pour Marx, il y a donc une différence entre la vie « personnelle » de chaque individu et sa vie sociale. On ne voit pas comment on pourrait considérer que le « psychisme humain » est uniquement « d’essence historico-sociale » tout en se réclamant de cette pensée. J’ajoute que dans le livre Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, Friedrich Engels exprimera aussi une vision plus complexe des rapports individus/société : « depuis l’apparition de l’antagonisme de classe, ce sont précisément les passions mauvaises des hommes, la convoitise et le désir de domination, qui sont devenues les leviers du développement historique, ce dont l’histoire du féodalisme et de la bourgeoisie, par exemple, n’est qu’une preuve continue ». C’est dans ce même livre qu’Engels exhume les « thèses » de Marx sur Feuerbach.
Pour revenir à la question des fondements possibles d’une science de la personnalité, dire que le devenir concret de chaque être humain est étroitement lié à l’ensemble des rapports sociaux est une chose, en conclure que la personnalité de chaque être humain dépend seulement de ces mêmes rapports sociaux en est une autre, bien différente [18].
Les positions de Lucien Sève ont été peu discutées dans les sphères intellectuelles communistes. A ma connaissance, deux voix dissonantes se sont exprimées.
D’une part, celle du psychanalyste Bernard Muldworf dans les années 1980-1990. Dans le livre Militer, quelle folie, Bernard Muldworf considère que Lucien Sève a une démarche qui s’apparente à celle de Lyssenko, en déduisant la science de la philosophie et en considérant « le marxisme comme mesure absolue de toute scientificité ». Il critique « un marxisme » incapable de saisir la spécificité du fait humain, « faute de pouvoir intégrer ce par quoi l’être humain transite entre nature et culture, la sexualité ». Dans un autre livre, Freud paru en 1987, il considère que « notre civilisation s’est construite sur la répression des pulsions ». Il insiste sur une spécificité de l’être humain : « son état de prématuration à la naissance et la détresse originelle qui en est le corollaire ». Dans un article paru dans l’Humanité, aux questions « d’où l’individu tient-il sa singularité ? Comment une histoire commune, voire même une origine sociale identique, fait-elle des individus différents ? », il répond : « chaque individu est porteur des désirs croisés et contradictoires de ses parents, il en est la résultante hasardeuse et instable ».
D’autre part, celle du philosophe Yvon Quiniou : « on ne peut pas faire non plus comme si la réflexion anthropologique, celle de Freud en particulier, n’existait pas et verser dans un optimisme naïf. Je pense en particulier que l’hypothèse freudienne de la pulsion de mort ou de l’agressivité doit nous interpeller. Je la fais mienne pour une part et je la traduis de la façon suivante dans le champ du communisme : on ne saurait réduire la conflictualité qui oppose les hommes à celle qui a sa source dans les contradictions de classes et, par conséquent, la suppression de celles-ci qui me paraît à la fois nécessaire et possible, ne supprimera pas toute espèce de conflictualité : rivalités interindividuelles, conflits d’intérêts, concurrence pour le pouvoir. Il faudra donc toujours des normes morales pour organiser le vivre-ensemble, transmises par l’éducation, incarnées dans un droit, et donc un Etat pour les faire appliquer. C’est sur ces deux points qu’il me semble nécessaire de réviser la doctrine de Marx ».
Qu’il s’agisse de la question de la conflictualité ou de celle du rôle de l’Etat, ce sont là de sérieuses pistes de travail pour celles et ceux qui veulent mieux saisir les voies réelles de l’émancipation humaine, débarrassées « d’un optimisme naïf ». Dans la pratique politique, se dégager d’une vision amputée et simpliste de ce que sont les individus est aussi nécessaire pour mieux prendre en compte le besoin de psychologues et de psychanalystes face à la souffrance humaine.
Avril 2024
Outre les textes mentionnés, on peut lire : Histoire de la psychanalyse en France, Elisabeth Roudinesco, 2 tomes (Editions Points pour la version en livre de poche).
[1] La nouvelle critique, numéro 7. Le texte est accessible sur le site Pandor, de l’université de Bourgogne : https://pandor.u-bourgogne.fr/archives-en-ligne/ead.html?id=FRMSH021_00048
[2] Dans un article présenté comme « témoignage », paru en 1987 dans la revue Société française, disponible également sur le site Pandor.
[3] On peut trouver une illustration de cette démarche avec le texte de Paul Vaillant-Couturier « Au service de l’esprit, accessible via le lien suivant : https://lafauteadiderot.net/Au-service-de-l-esprit-Un-texte-de
[5] La réception en France du lyssenkisme, les scientifiques communistes français et la conceptualisation de la « science prolétarienne » (1948-1956). Cahier d’histoire. Numéro 122. Signalons qu’en URSS, à l’époque, l’expression « science prolétarienne » n’est pas utilisée, c’est la science pure ou la science socialiste qui est opposée à la science bourgeoise.
[6] Préface à Pour Marx.
[7] Dans « La psychanalyse prise aux mots », Hélène Menegaldo et Jean Breuillard relèvent que les psychologues soviétiques Vygotski et Luria utilisent l’expression « science bourgeoise » dès les années 1920 à propos de la psychanalyse, mais dans leur esprit pour en souligner les aspects positifs : « La science bourgeoise met le matérialisme au monde ; cet accouchement peut être long et difficile, mais nous devons trouver l’endroit où, dans ses profondeurs, mûrit le matérialisme, nous le devons, afin de protéger et d’utiliser ces jeunes pousses. » Selon ces auteurs, cette position trop conciliante à l’égard de la psychanalyse sera rapidement rejetée comme de « l’idéalisme menchevisant ». https://interfas.univ-tlse2.fr/slavicaoccitania/723?file=1
[8] Par ailleurs, alors que l’utilisation de la psychanalyse par la religion est également dénoncée dans le texte de juin 1949, la même année, les autorités du Vatican, par la voix d’Augusto Gemelli, « psychologue de confiance du pape » condamnent la psychanalyse comme « dépourvue de caractère scientifique » et comme « mouvement qui a un contenu matérialiste, positiviste et antireligieux » (lire à ce propos la thèse de Danielle Papiau).
[9] Peu de temps après, le 27 janvier 1949, l’Humanité publie un article intitulé « La psychanalyse, idéologie de basse police et d’espionnage » où la psychanalyse est décrite comme « l’expression dernière de l’idéologie capitaliste ».
[10] Avec l’expression « position classique » de la littérature marxiste française, Lucien Sève fait référence à la critique de la psychanalyse par Georges Politzer. Le rejet de la psychanalyse en Union soviétique est-il étranger au revirement de Politzer sur la psychanalyse après son adhésion au PCF ? On peut en douter. En effet, en 1925, la revue officielle du PCF, Les cahiers du bolchevisme (n° 28 et 29, accessibles sur le site Gallica), avait publié un texte de Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine, où la « théorie de Freud » était évoquée à propos de la brochure « d’une jeune camarade de Vienne sur la question sexuelle ». Lénine s’exprimait ainsi : « La théorie de Freud, elle aussi, n’est aujourd’hui qu’un caprice à la mode. Je n’ai nulle confiance en ces théories sexuelles exposées dans des articles, comptes rendus, brochures, etc., bref dans cette littérature spécifique qui fleurit avec exubérance sur le terreau de la société bourgeoise. Je me méfie de ceux qui sont constamment et obstinément absorbés par les questions de sexe, comme le fakir hindou dans la contemplation de son propre nombril. Il me semble que cette abondance de théories sexuelles (…) provient de nécessités toutes personnelles, c’est-à-dire du besoin de justifier aux yeux de la morale bourgeoise sa propre vie anormale ou ses instincts sexuels excessifs, et de les faire tolérer ». Le texte de Clara Zetkin Souvenirs sur Lénine avait été ensuite publié en livre par les éditions du PCF. Si les propos de Lénine ne sont pas une condamnation officielle en bonne et due forme, il s’agit pour le moins d’une prise de distance qui n’a pu que marquer les esprits. On peut trouver plus d’information à ce sujet dans l’article de Jacques Chemouni, « Lénine, la sexualité et la psychanalyse » : https://www.olivierdouvile.com/articles/lenine-la-sexualite-et-la-psychanalyse ainsi que la thèse de Léo Gonnet « Histoire de la psychiatrie russe ». En URSS, la psychanalyse disparait de la sphère officielle au début des années 1930.
[11] Au même moment, après 1948, la psychanalyse est interdite dans les pays d’Europe de l’Est du camp soviétique. Il est donc peu convainquant de considérer que le texte de juin 1949 n’a rien à voir avec le « jdanovisme ».
[12] Dans l’Humanité du 4 avril 2004, dans une tribune intitulée « Relire Politzer », le philosophe Frédéric Fruteau de Laclos défend encore l’idée d’un « enchâssement » du psychique dans l’économique, autre formule utilisée à un moment donné par Politzer. Selon lui, il faudrait donner au mot « enchâssement » le sens « d’enchainement dialectique ». Même s’il on accepte ce sens nouveau donné à la notion d’enchâssement, la préposition « dans » reste : le psychique est toujours conçu comme sphère interne à l’économique.
[13] Dans une note de cet ouvrage, page 474, Sève concède pourtant la pertinence de la psychanalyse pour comprendre une personnalité, celle de Wilson. Il écrit en effet à propos de l’ouvrage de Freud et Bullit sur Wilson : « il n’éclaire que l’identité psychique du personnage ».
[14] Avec Marx, philosophie et politique. Entretien avec Isabelle Garo.
[15] En 1954, lors d’un colloque sur « Lénine, savant et philosophe », Lucien Sève essayait alors de démontrer que Lénine traçait « une voie » pour étudier « le contenu objectif de la personnalité » (voir La pensée n°57 sur Gallica). Le débat qui s’en était suivi avec Henri Wallon est évoqué dans Henri Wallon dans La pensée (éditions Manifeste), Henri Wallon insistant sur l’objet spécifique et distinct de la psychologie.
[16] Le nom de « thèses » sera donné par Friedrich Engels lors de la publication de ces écrits après la mort de Marx.
[17] L’idéologie allemande, cité par Etienne Balibar dans les Thèses sur Feuerbach, page 89. Référence donnée : IA, 94.
[18] A moins, bien sûr, de retenir une conception très large de la notion de rapports sociaux, qui inclurait les rapports familiaux et leur histoire, ce qui renvoie alors pour une part aux acquis de la psychanalyse.