La question qui est posée peut paraître paradoxale tant spontanément nous pensons que la conscience que nous avons du monde, d’autrui ou de nous-mêmes, est notre conscience et qu’elle échappe aux conditionnements externes. C’est dire que cette question suppose l’apport des sciences humaines qui nous ont appris à concevoir l’inverse, à savoir que, intellectuellement, nous sommes les enfants de notre temps, conditionnés par lui. Mais jusqu’à quel point cela est-il vrai ? Notre conscience n’est-elle que le reflet de la société à laquelle nous appartenons ?
Commençons par examiner la thèse sous-jacente. C’est Marx qui nous a révélé que les idées qui sont les nôtres n’émanent pas de notre liberté ou d’une conscience originaire, contrairement à l’illusion qui nous habite et qui a nourri la philosophie idéaliste pendant des siècles jusqu’à la phénoménologie contemporaine. N’est-ce pas Sartre qui a affirmé que « l’homme (individuel) n’est rien d’autre que ce qu’il se fait », que c’est sa conscience qui donne un sens aux choses et qui, sur cette base se fait, par exemple, conscience conformiste ou conscience révoltée ? Or Marx soutient la thèse inverse. Dans L’idéologie allemande il soutient que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie » – sous-entendu : elle est soustraite à ses influences – mais que « c’est la vie qui détermine la conscience ». Comprenons bien ce propos : la vie ne désigne pas ici la vie biologique, mais la vie pratique et historique, liée à la production économique, donc à la société ; et il affirme clairement que les idées qui habitent la conscience dans tous les domaines – métaphysique, droit, politique, religion, etc. – ne sont que des « reflets » ou des « échos » de cette société ; et même si c’est l’homme qui les produit, il ne les produit pas librement, mais à partir de conditions sociales données. C’est ce que Marx appelle le phénomène de l’idéologie, dont la pertinence est avérée par l’histoire : si Aristote a justifié l’esclavage, c’est parce qu’il vivait dans une société esclavagiste et les différentes idéologies qui ont marqué l’histoire étaient à chaque fois le produit des différentes sociétés qui se sont succédé et elles ont varié avec elles. Cette conception a été confirmée par les sociologues contemporains, quitte à être élargie aux capacités ou aux divers goûts individuels : Bourdieu a ainsi parlé d’un « capital culturel » lié au milieu social de l’individu, donc à la classe à laquelle il appartient.
Pourtant, peut-on se satisfaire d’une pareille approche qui semble enfermer l’homme dans un déterminisme social implacable, dont le terme de « reflet » est l’indice fort ? On peut d’abord nuancer ou compléter cette affirmation, puis lui faire une objection.
La nuancer en signalant que c’est quand même l’homme en général qui produit sa conscience, même si c’est sur la base de ses capacités biologiques et même si l’individu reçoit initialement ses idées des autres. Le terme de « reflet » est porteur d’une passivité qui oublie ce rôle actif de l’homme. Il est vrai que cette activité reste conditionnée, mais l’est-elle seulement par la société ? C’est oublier l’influence du milieu familial, avec son déterminisme psychologique spécifique, sur lequel la psychanalyse a attiré l’attention : nos valeurs, par exemple, résultent de l’intériorisation des valeurs parentales due au fait que nous nous identifions à eux sur la base de processus affectifs inconscients et elles prennent alors la forme du « surmoi ». Une explication purement sociologique manquerait ce maillon essentiel dans la formation de l’individu et de sa perception du monde. Enfin, parler de simple reflet, c’est occulter ce qu’il y a d’actif dans ce reflet. Par exemple et pour revenir à l’idéologie, celle-ci joue un rôle considérable dans la société, soit de conservation, soit de bouleversement.
L’objection à la thèse dont nous sommes parti est alors toute trouvée. S’en contenter, c’est risquer de ne pas comprendre un trait essentiel de la conscience humaine : sa productivité, sa capacité d’innovation par rapport aux rapports sociaux tels qu’ils sont à une époque donnée. Certes, cette productivité est intriquée dans toute une série de processus objectifs, dont les sciences et les techniques font partie ; mais elle existe et elle nous aide à expliquer que la société change, que des révolutions aient lieu qui rompent avec l’ordre social établi et que des individus, porteurs d’idées nouvelles, y contribuent fortement. C’est en ce sens que l’histoire n’est pas entièrement prévisible : il y a une inventivité des hommes qui défie les conditionnements dont leur conscience est victime. Elle se manifeste aussi dans la création artistique : on ne saurait déduire mécaniquement la conscience esthétique de Proust des conditions de son temps sans manquer son « génie » inventif personnel.
En ce sens-là, et pour conclure, on peut reprendre une autre formule de Sartre une fois qu’il se fût rapproché du marxisme : « Si nous sommes faits par les autres ou la société, chacun de nous fait quelques chose de ce qu’on a fait de lui ». C’est reconnaître à la conscience individuelle une relative autonomie créatrice, sans verser dans l’idéalisme de sa toute-puissance.