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La fécondité du regard anthropologique
Par Baptiste Eychart

Le livre en guise de bilan d’une recherche de Maurice Godelier n’est en rien une clôture livresque mais plutôt une puissante incitation à penser les sociétés humaines.

Godelier synthétise sous la forme d’un livre de bilan les acquis d’une recherche vieille de plus de trente ans, recherche qui à partir d’une étude sur les économies néoclassique et marxienne a naturellement bifurqué vers l’anthropologie économique, puis a exploré tour à tour les questions du matériel et de l’idéel, du don et du contre-don et de la parenté. Au fil de cet itinéraire, les sources initiales d’inspiration de Maurice Godelier (le marxisme et le structuralisme d’un Lévi-Strauss) ont été vues assimilées, appliquées à différents objets d’étude, mais aussi critiquées et réévaluées. De facto, le travail actuel de Godelier relativise ou critique explicitement un certain nombre de conclusions de l’anthropologie classique, même s’il reste fidèle à son esprit originel.

Attachons-nous à la plus importante de ses conclusions, tant la richesse des faits, des réflexions et des développements proposés ici impose un tri : les sociétés humaines ne sont pas originellement fondées sur les rapports de parenté, comme le soutenait un Lewis Morgan, ou sur des rapports de type économique, comme un certain marxisme l’envisageait, mais sur des rapports de type politico-religieux. C’est principalement l’exemple d’une société que Godelier a longtemps étudiée, celle des Baruyas de Papouasie, qui sert de base factuelle à l’argumentation : rescapés du massacre d’une tribu, les Yoyués, par leurs ennemis, les Baruyas se constituent en tant que société en éliminant une partie d’une autre tribu les ayant accueillis, les Andjés. Ce qui distingue finalement les Baruyas des autres tribus locales n’est pas la langue ni la culture, puisqu’elles sont dans l’ensemble identiques chez les groupes humains de la région. Ce ne sont pas non plus les relations de parenté, car les échanges croisés d’alliances matrimoniales ne sont pas organisés chez eux de telle sorte que chaque membre de la société entretienne un lien avec tous les autres membres via des rapports de parenté. Par ailleurs les rapports économiques (travail de la terre, chasse, échange avec les tribus voisines) ne sont pas déterminants : ces rapports relèvent d’autres niveaux de relations sociales plus restreints et moins généraux (rapports au sein des familles ou des clans). En fait, c’est la possession, obtenue et garantie par la force, d’une terre qui constitue la société baruya en tant que telle : « L’exercice en commun d’une sorte de souveraineté sur une portion de la nature et sur les êtres qui la peuplent », ce qui comprend notamment le monde des esprits et des dieux. Car le fondement de la société baruya est autant politique que religieux : l’entrée dans la société se fait par une initiation réservée aux jeunes enfants dans une maison cérémonielle, la Tsimia, symbole incontournable de la société entière et de sa dimension spirituelle.

Si l’on peut objecter à Godelier que le caractère incontournable des rapports de type politico-religieux dans les sociétés de Papouasie pourrait se voir expliqué par une causalité première que la notion de forces productives de production permettrait de cerner, sa thèse est très forte et remarquablement argumentée. Sa force et sa faiblesse tiennent à la notion de société que propose ici l’auteur et qu’il faut accepter pour admettre son raisonnement. A contrario, son application à un objet beaucoup plus contemporain proposée en conclusion (la constitution de la formation sociale saoudienne) nous semble plus critiquable : à l’époque du système monde, la formation de l’Arabie saoudite et sa dynamique endogène et exogène ne relèvent plus uniquement du politico-religieux et doivent aussi se comprendre à travers sa disposition dans une géopolitique du capitalisme qui n’est pas prise en compte.
Ce bilan de recherche, au-delà de l’accueil que l’on peut faire à chacune de ses conclusions, est aussi un plaidoyer pour l’anthropologie. Si Godelier refuse l’attitude platement révérencieuse à l’égard des « maîtres de la discipline », il tient aussi à défendre cette dernière. L’anthropologue peut prétendre à la scientificité, une fois effectuée un travail de réflexivité sur lui-même et sur les contradictions entre son « moi intime », son « moi social » et son « moi cognitif ». Dépasser ces obstacles, c’est s’ouvrir à la connaissance des sociétés humaines par leurs études et leurs comparaisons, et c’est logiquement que l’on voit Godelier refuser certaines théorisations postmodernistes ou postcoloniales, en soutenant que « l’altérité des autres n’est jamais absolue mais relative » et qu’ainsi la connaissance des autres n’est jamais entièrement hors de portée. On voit là que l’inspiration humaniste de Maurice Godelier ne s’est donc pas éteinte au cours de l’approfondissement de sa recherche anthropologique et se retrouve encore une fois confirmée de la plus belle manière dans ce dernier livre.

Article paru dans Les lettres françaises du 1er décembre 2007

Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, de Maurice Godelier. Éditions Albin Michel, 2007, 20 euros.


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