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« La fête est finie ». L’année 1939 revisitée
Entretien avec Philippe Pivion sur ce roman historique

Le roman La fête est finie, dont la publication en feuilleton hebdomadaire dans Libertés-Actu vient de s’achever se déroule en 1939 comme le roman d’Aragon Les communistes. Pourquoi as-tu éprouvé le besoin d’écrire un roman sur la même période ?

Philippe Pivion. Merci de me comparer à Aragon ! Je connais ce beau roman inachevé qu’est Les communistes. Mais si je parcours cette même période, je ne le fais pas de la même façon que Louis Aragon. Il fait œuvre romanesque, travaille des personnages de romans et inclut les évènements tragiques qu’il a vécu notamment ceux de la guerre et de la terrible histoire de la poche de Dunkerque. Loin de moi l’idée de refaire ce roman, il serait raté ! Je pars plutôt de personnages historiques pour les remettre dans le contexte, leur donner l’épaisseur romanesque et travailler des pans d’histoire qui subissent des falsifications sur leur contenu. La fable de la trahison de l’URSS avec le pacte Germano-soviétique n’a que trop duré. Savez-vous que depuis belle-lurette, de l’autre côté de la Manche les historiens anglo-saxons reconnaissent que ce sont les Anglo-français qui ont conduit Staline à se rapprocher de l’Allemagne pour se protéger et se donner du temps [1] . Pas en France. Il faut donc argumenter pour rétablir la vérité historique.

Une partie de l’action se situe en Extrême-Orient. Peu d’historiens ont parlé des affrontements entre l’URSS et le Japon en 1938-39. Pour toi ce qui se passe en août en Europe est incompréhensible si on n’intègre pas cette autre scène d’opération.

Philippe Pivion. Pour être gentil, je dirai que notre vision de la seconde guerre mondiale est trop eurocentrée. En 1938, il y a une première grande bataille à la frontière de l’URSS et de la Chine alors occupée par le Japon, celle du lac Kassan. Cette bataille pour quelques îlots se traduit par une espèce de match nul plutôt au profit de l’URSS. Le tribut humain sera d’ailleurs lourd pour cette dernière, mais les hauteurs convoitées restent dans son escarcelle. Staline ne pouvait qu’être inquiet de l’agressivité nipponne alors que l’Allemagne annexait les pays les uns après les autres. Il y avait deux grands courant militaires au Japon, la Voie du nord et celle du sud. La Voie du nord consistait à s’étendre en Sibérie après avoir liquidé la Chine. La Voie du sud, visait à glisser vers les archipels et pays du Sud comme l’Indonésie. Voire l’Australie. Pour Staline, il n’y avait guère le choix : liquider la menace japonaise pour faire face à la possibilité d’une attaque allemande. Ce faisant, tous les stratèges savaient que le Japon tournerait alors son axe d’expansion vers le Sud.

Parmi les personnages du roman, il y a un diplomate en poste à Moscou qui aurait alerté sur la possibilité d’un accord entre l’URSS et l’Allemagne nazie si la France et l’Angleterre persistaient dans leur attitude. Il s’agit bien d’un personnage ayant existé ?

Je pense que tu parles du général Augustin Palasse, attaché militaire à l’ambassade française de Moscou. Aux archives du quai d’Orsay, j’ai retrouvé ses notes, ses alertes, qui démontrent la duplicité française. Cet homme était clairvoyant et analysait les faits, les progrès soviétiques en armement, et surtout mettait le doigt sur ce qui fâchait : la politique de Daladier et Bonnet qui conduisait inexorablement les Soviétiques à chercher une autre voie pour se garantir à l’ouest alors qu’ils étaient en guerre à l’est avec les japonais. A l’ambassade, on ne pouvait ignorer ces analyses. Le général Doumenc qui conduisit pour la France les négociations avec Vorochilov pour tenter de trouver un accord militaire et politique raconte également son effarement devant l’absence d’engagement de Bonnet et Daladier. Nul ne devrait ignorer ces données fondamentales !

Autre fait évoqué, cette rencontre où le ministre des Affaires étrangères Bonnet assure l’ambassadeur d’Allemagne en juillet 1939 que les communistes vont être mis à la raison !

Ah, oui, c’est tout de même une histoire incroyable. Georges Bonnet ministre des Affaires étrangères convoque l’ambassadeur d’Allemagne, Johannes von Welczeck au quai d’Orsay au sujet de Dantzig et des menaces d’annexion que font planer les nazis. Il est dans son rôle. Mais au cours de la discussion, Bonnet retire ses remarques et veut faire allégeance. C’est extrêmement curieux. Et pour montrer sa bonne volonté, prouver en quelque sorte que le Reich n’a rien à craindre de la France, il déballe des affaires internes qui ne regardent en rien l’ambassadeur. Pire il dévoile une stratégie qui est mise en œuvre. Voici ses propres termes qui figurent dans le Livre jaune publié fin 1939 par le ministère des Affaires étrangères [2] : « J’ai dit, à l’ambassadeur qu’il pouvait constater en France le mouvement d’unanimité qui s’était fait derrière le gouvernement. Les élections seraient suspendues [3], les réunions publiques arrêtées, les tentatives de propagande étrangère, quelles qu’elles soient, seraient réprimées, les communistes mis à raison." Cela est démonstratif de beaucoup de choses. Tout d’abord de sa bêtise et de ses opinions pro-allemandes. Mais surtout, son propos souligne qu’un complot est en cours pour liquider les communistes au nom de la bonne volonté française face à l’Allemagne de Hitler. C’est inouï ! Pourtant ces éléments ne figurent jamais dans les analyses de cette période que font un trop grand nombre d’auteurs. Et, bien sûr, cet énoncé du 1er juillet met en relief qu’un plan est ourdi et que la chasse aux communistes est déjà ouverte (notamment les communistes étrangers, réfugiés en France).

Une bonne partie du roman se déroule rue des Groseilliers à Montreuil. Comment as-tu travaillé pour recréer l’ambiance de cette rue ?

La rue des Groseilliers à Montreuil est une petite rue qui existe toujours. A l’époque il n’y avait pas cette grande fracture de l’autoroute A3. C’était le quartier qui s’appelait les Grands Champs, à cheval sur Romainville et Montreuil. Cette rue, je l’ai découverte dans les propos de mon ami et camarade Robert Clément [4], il y est né ! J’en ai parlé avec lui et ses souvenirs me sont précieux. Cette rue, j’ai tenté d’en faire un personnage, car elle a sa vie propre. L’entreprise Lagarde n’existe pas, mais il y en a eu une autre qui s’appelait Lagrange. Evidemment, il n’y a aucun rapport entre les Lagrange réels et les Lagarde fictifs. Mais une telle rue permet de démontrer l’affrontement de classe au quotidien. C’est donc en partant de souvenirs et d’un travail de collecte photographique que j’ai tenté de reconstituer la vie de cette rue.

Ton roman fait vivre des individus en chair et en os, avec toute leur personnalité, en même temps, on y ressent l’existence de classes en lutte…

Pour moi, la question de la lutte des classes est fondamentale, car elle est et sera le moteur de l’émancipation humaine. Dans un roman comme La fête est finie, il est facile de donner à voir cette lutte. L’affrontement y est permanent entre le capital qui fait le choix du fascisme et la classe ouvrière qui considère que l’URSS est un modèle et un des moyens du terme de son asservissement.
Mais je tente de glisser cette lutte dans la vie quotidienne. Je te donne un exemple : dans le chapitre sur le 13 juillet, Antoine, fils d’un chef d’entreprise conduit la jeune Monique au bal de la Nation. Il y a un monde fou et il a du mal à frayer un chemin pour lui et la jeune fille dans cette foule que l’on devine ouvrière. Sa maladresse est confondante. Puis lorsque Monique rejoint Patrick, un fils d’ouvrier, il se glisse avec elle dans la masse compacte comme un poisson dans l’eau. Voilà, cette petite scène pour moi vaut mieux qu’une explication doctrinale.

Tu mets également en scène Daniel Renoult et d’autres dirigeants du PCF, Duclos, Fried. Quel est la part du roman et de la réalité historique ?

J’ai déjà écrit deux romans avec comme personnage central Daniel Renoult [5]. C’est un homme auquel je me suis attaché, un homme modeste, brillant dans l’analyse, dans la réflexion. Il aurait pu diriger le PCF au départ de Frossard, mais l’ombre de son frère René l’en a certainement empêché [6] . Après il était en rapport avec tous les dirigeants communistes de l’époque et bien naturellement avec Duclos et Fried, qui lui n’avait aucun rôle officiel dans le parti, mais représentait la Troisième Internationale. Alors nous avons à disposition les journaux, les discours, les lettres et les mémoires de Duclos. C’est sur la base de ces éléments que j’organise les discussions entre eux. Ces phrases, ces échanges n’ont pas eu lieu ou s’ils ont eu lieu, nous n’en avons pas de relevé. Voici donc la partie romanesque qui prend le dessus. Mais elle reste en cohérence avec les actes et les décisions connues. Donc, ce n’est pas la vérité historique mais le « mentir vrai » historique pour paraphraser Aragon.

Propos recueuillis par Eric Le Lann

Le roman La fête est finie sortira en mai 2025 au éditions Le temps des cerises. D’ici là, il est accessible sur le site Liberté-Actus :
https://liberte-actus.fr/la-fete-est-finie/

Notes :

[1Le premier ministre travailliste britannique, Clement Attlee déclara : « Les diplomates britanniques et français ont traité le gouvernement soviétique avec une telle désinvolture que nous aurions, nous travaillistes, agi comme Staline et signé l’acte du 23 août 1939. ». (Propos cité dans un article de Roger Maria sur le Pacte, dans l’Humanité du 22 août 1995). Winston Churchill écrit dans ses mémoires que « l’offre des Soviétiques fut ignorée dans les faits. Ils ne furent pas consultés face à la menace hitlérienne et furent traités avec une indifférence, pour ne pas dire un dédain, qui marqua l’esprit de Staline. Les événements se déroulèrent comme si la Russie soviétique n’existait pas. Nous avons après-coup terriblement payé pour cela ».

[2Ce document a été publié dès 1939 par le ministère sous le titre "Documents diplomatiques, 1938-1939. Pièces relatives aux événements et aux négociations qui ont précédé l’ouverture des hostilités entre l’Allemagne d’une part, la Pologne, la Grande-Bretagne et la France d’autre part". On peut le consulter sur le site sur le site officiel des archives de la diplomatie française https://bibliotheque-numerique.diplomatie.gouv.fr. Le compte-rendu de cette rencontre se trouve page 168 à 170.

[3De fait, les élections seront reportées par un décret publié fin juillet 1939

[4Robert Clément a été maire de Romainville, président du Conseil général de la Seine-Saint-Denis et membre du comité central du PCF

[5Les assassins de la paix et La nuit se déchire à Tours, aux éditions Le temps des Cerises

[6René Renoult était député radical et franc-maçon.


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