Il existe des hommes qui sont à demi sans patrie, vivant dans les soutes d’un autre État, qui ne les reconnaît pas comme éléments de son peuple, pas plus qu’il ne leur accorde la moindre existence officielle. Clandestins ou sans-papiers, selon que l’on apprécie ou pas, mais toujours refoulés des structures sociales.
Et pourtant, ça lutte aussi dans ces recoins. Il y a même un long chapelet de luttes qui s’égrène comme un métronome. Parmi les plus fameuses, le mouvement de Saint-Bernard (1996). Parmi les plus fraîches, la toute récente mobilisation de travailleurs sans papiers, animée par la CGT.
Même si ce n’est pas nécessairement la première chose à laquelle on pense en la matière, l’évolution de ces luttes témoigne clairement d’un étrange remodelage des clivages idéologiques, et cela plus particulièrement à la gauche de l’échiquier politique.
Pour dire les choses simplement, l’ancien immigré clandestin, une des figures étendard des mobilisations gauchistes des années 1970, était exemplaire puisque victime, en tant qu’ouvrier, de l’exploitation patronale, et en tant qu’immigré, de l’impérialisme. Selon le credo de la philosophie politique de l’époque, les travailleurs déracinés incarnaient ainsi le dernier espoir d’une négation ouvrière de la société d’abondance. Cela participait d’ailleurs de la recherche d’un prolétariat de substitution dans le cadre d’une concurrence partisane avec le PCF. La classe ouvrière traditionnelle étant son affaire, l’urgence, mâtinée de nécessité, s’imposait de le déborder à partir d’autres lieux, de dégager un nouveau référentiel.
Force est de constater que, dès l’année 1975, on assiste à un changement de code imaginaire qui tient en une formule politique : l’éclipse des lectures marxistes ou « critiques ». La mue idéologique se conclura, au cours des années 1980, par la mort d’un certain type de foi politique se traduisant par le fait que les « masses » s’évanouissent. Les « classes » et les « nations », obstacles périmés, subissent également ce que l’on peut nommer une cure intensive de détranscendantalisation du système, que ne dément d’ailleurs pas l’idéologie actuelle de la libre connexion, du branchement volontaire. Toujours est-il qu’il est désormais impensable de se mobiliser sous les drapeaux de ces anciennes permanences. Un nouveau seigneur triomphe sur ces ruines : l’individu démocratique, égalitaire, sur le mode de la sacralisation humaniste de la personne et de la réalisation de soi.
Ce processus n’est évidemment pas sans conséquences sur la conception dominante du « social ». Dorénavant, on raisonne selon les catégories d’un social « souple » composé d’identités, de minorités, et d’exclusion. On prend définitivement acte de la mise à mort du projet anachronique de diriger le social « par le haut ». La figure du travailleur immigré s’en trouve logiquement recomposée. Elle est depuis lors associée à la politique de promotion des droits et de la citoyenneté. Il n’est plus question de participer à la lutte des classes qui rayerait d’un trait de lutte finale le capital de la liste des nuisances. Ce qui opère est de l’ordre de la politique affirmative de conquête de droits (affirmative, c’est-à-dire dont l’objectif n’est pas la négation de l’institué).
Hier, l’exploitation. Aujourd’hui l’exclusion, la relégation, la reconnaissance de l’autre dans son identité particulière, et ce plus particulièrement s’il est porteur de stigmates, de témoignages du « mépris social ». Les luttes contemporaines de sans-papiers n’affirment pas une autre vérité. Même la récente lutte des « travailleurs sans papiers » ne dément pas cette règle de la quête a-politique de droits, matérialisation pratique d’un impératif humaniste de reconnaissance.
Bref, quelque chose s’est inventé comme de l’idéalisme pragmatique (Jacques Ion) : aménager l’existant, le rendre vivable, humain, au nom des contradictions entre ses principes et le réel. On ne récuse pas le donné. On s’y agite de l’intérieur. On ne se perd pas en promesses de société future, on ne veut pas supprimer le pouvoir ou s’en emparer. On demande (des droits).
Or, la liquidation « postmoderne » des questions républicaine et sociale au profit de l’idéal de reconnaissance de l’Autre, qui a pour conséquence que, faute d’avoir prise sur l’économie, on investit massivement sur la gestion culturelle du présent, traduit une conversion d’une partie de la société à la morale, conversion où l’on cesse progressivement d’inspecter la société de bas en haut pour la célébrer dans l’égalité de ses diversités sans jamais nier l’existant.
Rien là d’anodin puisque cela témoigne d’un hiatus symptomatique d’une certaine culture de « gauche » : si l’on ne peut « unir à gauche » qu’aux cris multicolores du respect de l’Autre, et autre politique compassionnelle du care, sans arriver à dissimuler le ralliement au pancapitalisme des « partis de la gauche de gouvernement », des mobilisations à haute valeur « intellectuelle » prennent certes forme, mais elles sont susceptibles d’être traduites en langage populaire comme autant de silences sur la précarité de ce même peuple. Les présidentielles de 2002 et 2007 tinrent un langage de ce type.
Tribune publiée dans L’Humanité du 23 août 2010
Thierry Blin est maître de conférences à l’Université Montpellier-III. Il est l’auteur de L’invention des sans-papiers. Essai sur la démocratie à l’épreuve du faible. PUF, septembre 2010.