Fondateur de la revue Hérodote, Yves Lacoste revient dans un entretien avec Pascal Lorot sur la génèse de la géopolitique comme discipline intellectuelle autonome.
La géopolitique a longtemps été, en tant que discipline, en mal de reconnaissance. Ayant été utilisée par les théoriciens nazis pour justifier l’espace vital qu’appelait leur conquête de l’Europe, elle fut déconsidérée pour ses origines douteuses. La Guerre froide qui s’ensuivit surdétermina toutes les lectures de la scène mondiale en affrontement de deux blocs antagonistes qui devaient donner sens à n’importe quel conflit local ou infra-étatique. Du Liban à l’Erythrée, en passant par le Sud-Soudan, toutes les grilles explicatives devaient s’inscrire dans cette vision binaire. À sa naissance malsaine s’ajoutait une complexité mal utilisable, d’où son quasi-rejet de la scène académique et la sourde hostilité que lui témoigna le marxisme traditionnel. Il fallut attendre les années 80 pour qu’en France les attitudes évoluent et portent un regard plus intéressé sur cette discipline-carrefour portée par les géographes et les politologues. Réduit à l’essentiel, le terme de géopolitique désigne « des rivalités de pouvoirs sur des territoires » soit entre nations, soit à l’intérieur des nations. Yves Lacoste en fut l’un des plus ardents défenseurs et ne compta pas ses efforts pour donner à cette discipline toutes ses lettres de noblesse, notamment en créant et dirigeant la revue Hérodote. C’est cette aventure intellectuelle passionnante qu’il relate à travers un livre d’entretiens avec Pascal Lorot, lui-même fondateur en France de la « géoéconomie ». Il nous livre son itinéraire, marqué dès ses débuts par son enfance marocaine et la réalité du fait colonial, et par la double tutelle de deux grands de la géographie, Pierre Georges et Jean Dresch, et son engagement, jusqu’en 1956, au parti communiste. Il fut l’un des pionniers, dès les années cinquante, à faire le lien entre situations de sous-développement et géopolitique, même si le terme n’était pas encore consacré. Et c’est à « Vincennes » (Paris VIII) créée dans la foulée de 68 que naîtra l’Institut français de géopolitique où se formera le petit noyau qui lancera quelques années plus tard Hérodote qui fit scandale dès ses débuts en s’inscrivant dans la lignée de son livre « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre… ». Du delta tonkinois sous les bombes américaines menaçant de faire céder les digues, aux sources de la guérilla castriste questionnant la théorie du foco, l’interview nous entraîne dans de passionnantes révélations et propose des éclairages explicatifs sur l’essor et le déclin de l’engagement tiers-mondiste dans les pays occidentaux. Interrogé sur la question géopolitique qui marquera le début du XXI° siècle, Yves Lacoste répond sans hésiter qu’il s’agira « indiscutablement de l’extension du mouvement révolutionnaire islamiste », dont il décrit longuement l’aspect tout à la fois « réactionnaire » et « internationalisme ». Témoignage capital à la fois sur la genèse d’une démarche scientifique nouvelle qui devra s’imposer face à la géographie académique et sur les cinquante dernières années de l’évolution du monde.
Michel Rogalski est directeur de la revue Recherches internationales
La Géopolitique et le Géographe, d’Yves Lacoste. Entretiens avec Pascal Lorot.Choiseul éditions, 2010, 270 pages, 20 euros.
Article publié dans L’Humanité du 26 novembre 2010