La consommation mondiale de céréales a doublé en quinze ans. Un rythme insoutenable.
En ce début d’année, le prix du blé a atteint un record historique au Royaume-Uni. Les émeutes de la faim se propagent à travers l’Algérie. La Russie importe des céréales pour nourrir son bétail dans l’attente des pâturages de printemps. L’Inde lutte contre une inflation alimentaire annuelle de 18%, qui suscite nombre de protestations. La Chine pourrait bientôt importer des quantités massives de blé et de maïs. Le gouvernement mexicain achète du maïs à terme pour éviter une hausse démesurée du prix de la tortilla. Le 5 janvier, l’Organisation Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a annoncé qu’en décembre 2010, l’indice des prix des produits alimentaires avait atteint un record.
Ces dernières années, la hausse du prix des denrées alimentaires était liée aux conditions météorologiques. Aujourd’hui, elle est la conséquence de tendances lourdes – des deux côtés de l’équation offre/demande. Côté demande, les principaux responsables sont l’accroissement de la population, l’augmentation du niveau de vie dans de nombreux pays et les carburants élaborés à partir de céréales. Côté offre : l’érosion des sols, l’épuisement des aquifères, l’utilisation non agricole des terres cultivables, le détournement des eaux d’irrigation vers les villes, la stagnation du rendement des cultures dans les pays disposant d’une agriculture développée, ainsi que le changement climatique (récoltes desséchées par des vagues de chaleur, fonte des glaciers et des calottes glacières). Et les désagréments liés au réchauffement du climat s’annoncent de plus en plus lourds.
Du côté de la demande, il existe tout de même une lueur d’espoir : le taux accroissement démographique de la population mondiale, qui a atteint son maximum vers 1970 (avec 2% par an), est passé en dessous de la barre des 1,2% en 2010. La population mondiale a tout de même presque doublé depuis 1970 : quatre-vingt millions de personnes naissent chaque année. Cette nuit même, il y aura 219.000 convives de plus à la table du monde ; nombre d’entre eux n’y trouveront que des assiettes vides. Et il y en aura 219.000 de plus demain soir. Cette croissance interrompue finira bien par avoir raison des compétences des agriculteurs et des limites de nos ressources en terre et en eau.
Outre l’accroissement de la population, il faut aujourd’hui compter avec près de trois milliards d’êtres humains, qui progressent vers le sommet de la chaîne alimentaire en consommant de plus en plus de volailles et de bétail nourris au grain. Les pays émergents vivent une augmentation sans précédent de la consommation de viande, de lait et d’œufs. La consommation totale de viande de la Chine est aujourd’hui presque deux fois supérieure à celle des Etats-Unis.
La transformation de certaines récoltes en carburant pour automobile est la troisième source principale de la croissance de la demande. Sur les 416 millions de tonnes de céréales récoltées en 2009 aux Etats-Unis, 119 millions sont allés aux distilleries d’éthanol pour être transformés en carburant. Soit assez de céréales pour nourrir 350 millions de personnes pendant un an. L’investissement massif des Etats-Unis dans les distilleries d’éthanol commence à provoquer une rivalité directe entre hommes et véhicules pour l’accès aux récoltes de la planète. En Europe, où une grande partie du parc automobile roule au diesel, la demande en biodiesel (élaboré à partir d’huile de palme ou de colza) est de plus en plus forte. Non seulement cette demande en plantes oléagineuses réduit les terres disponibles pour la production des cultures vivrières, mais les plantations d’huile de palme provoquent l’abattage progressif des forêts tropicales d’Indonésie et de Malaisie.
L’effet conjoint de ces trois demandes croissantes est tout simplement stupéfian : la consommation mondiale de céréales a doublé, passant de 21 millions de tonnes par an pour la période 1990-2005 à 41 millions pour les années 2005-2010. Une hausse presque entièrement provoquée par la débauche d’investissements américains dans les distilleries d’éthanol entre 2006 et 2008.
Alors même que la demande annuelle en céréales doublait, de nouvelles contraintes ont fait leur apparition du côté de l’offre, et des contraintes plus anciennes se sont intensifiées (l’érosion des sols, par exemple). On estime qu’un tiers des terres cultivables du monde perdent leur couche arable plus vite qu’elles ne peuvent la reconstituer naturellement ; elle perd donc de sa productivité intrinsèque. Deux énormes déserts de poussières sont en train d’apparaître : l’un dans le nord-ouest de la Chine, la Mongolie occidentale et l’Asie centrale ; l’autre en Afrique centrale. Chacun d’eux éclipsent le Dust Bowl américain des années 1930.
Des images satellites montrent que des tempêtes de poussière quittent ces régions en flux ininterrompus ; chacune d’entre elle pouvant emporter des millions de tonnes de précieuses couches arables. Dans le nord de la Chine, le surpâturage a détruit les prairies, et les terres cultivables ont été ensablées par des dunes mouvantes ; quelques 24.000 villages sont abandonnés ou partiellement dépeuplés.
Dans les pays touchés par une forte érosion des sols, comme la Mongolie et le Lesotho, les rendements baissent ; on y récolte de moins en moins de céréales, et les terres cultivables sont peu à peu abandonnées. La famine s’y répand, et ils dépendent de plus en plus de leurs importations. Haïti et la Corée du Nord, deux pays fortement touchés par l’érosion des sols, ont régulièrement besoin de l’aide alimentaire des pays étrangers.
Pendant ce temps, l’épuisement des aquifères réduit la surface des zones irriguées dans de nombreuses régions du monde ; ce phénomène relativement récent est provoqué par l’utilisation à grande échelle de pompes mécaniques pour exploiter les eaux souterraines. Dans le monde d’aujourd’hui, une personne sur deux vit dans un pays dont les nappes phréatiques sont en train de se réduire, les pompages excessifs épuisent les aquifères. Lorsqu’un aquifère est épuisé, le pompage doit être ralenti pour s’adapter au taux de recharge, à moins que l’aquifère ne soit fossile (non renouvelable) ; dans ce cas, le pompage cesse aussitôt. Mais tôt ou tard, la baisse des nappes phréatiques se traduit toujours par une hausse des prix des denrées alimentaires.
La surface des zones irriguées diminue également au Moyen-Orient, et ce notamment en Arabie Saoudite, en Syrie, en Irak et peut-être au Yemen. L’autosuffisance en blé de l’Arabie Saoudite dépendait entièrement d’un aquifère fossile, aujourd’hui épuisé ; la production nationale est aujourd’hui en chute libre. La production de blé a baissé de plus de deux tiers de 2007 à 2010, et n’existera sans doute plus d’ici 2012 ; le pays dépendra alors complètement des importations de céréales.
Le Moyen-Orient est la première région du monde à voir ses récoltes de céréales affectées par la multiplication des pénuries d’eau. Mais c’est en Inde que les déficits d’eau sont les plus sévères ; les chiffres de la Banque Mondiale indiquent que les céréales cultivées grâce au pompage excessif nourrissent quelques 175 millions de personnes. En Chine, le pompage excessif permet d’en nourrir 130 millions. En Amérique (qui est l’autre grand producteur de céréales), les zones irriguées diminuent dans des Etats agricoles de toute première importance, comme la Californie et le Texas.
Cette dernière décennie a vu naître une contrainte supplémentaire pour la croissance de la productivité agricole mondiale : la liste des technologies existantes mais non exploitées ne cesse de se réduire. Dans certains pays disposant d’une agriculture développée, les fermiers utilisent toutes les technologies existantes pour améliorer leur rendement. Au Japon (premier pays à voir son rendement en céréales à l’hectare connaître une croissance soutenue), voilà quatorze ans que les rendements en riz ne progressent plus. Les rendements en riz de la Chine et de la Corée du Sud se rapprochent de ceux du Japon. Si l’on part du principe que les agriculteurs de ces deux pays sont destinés à subir les mêmes contraintes, on peut donc dire que plus d’un tiers des récoltes de riz de la planète seront bientôt produites dans des pays incapables d’améliorer leurs rendements.
L’Europe est en train de faire face à la même situation avec ses rendements en blé. Ils cessent de progresser en France, en Allemagne et dans le Royaume-Uni ; trois Etats qui, à eux seuls, représentent environ un huitième des récoltes de blé de la planète. L’utilisation non agricole des terres cultivables est une autre tendance susceptible de compromettre les récoltes mondiales de céréales. L’expansion suburbaine, la construction industrielle, et le dallage des routes, autoroutes et parkings réquisitionnent de plus en plus de terres cultivables dans la Vallée Centrale (Californie), dans le bassin du Nil (Egypte) et dans d’autres pays densément peuplés qui sont dans une phase d’industrialisation rapide, comme la Chine et l’Inde. En 2011, les ventes d’automobiles neuves devraient atteindre vingt millions en Chine – un record international. Aux Etats-Unis, on estime généralement que lorsqu’un pays ajoute cinq millions de véhicules à son parc automobile, il lui faut goudronner environ deux millions d’hectares pour les accueillir. Et les terres cultivables en pâtissent souvent.
Par ailleurs, les villes en pleine expansion et les agriculteurs se disputent le contrôle de l’eau d’irrigation. Dans les pays où chaque goutte d’eau a sa fonction (comme dans la plupart des nations du Moyen-Orient, dans le nord de la Chine, le sud-ouest des Etats-Unis et la majeure partie de l’Inde), allouer plus d’eau aux villes, c’est en enlever aux producteurs de denrées alimentaires. Ces dernières années, la Californie a perdu environ deux millions d’hectares de terres irriguées ; les agriculteurs vendent d’énormes quantités d’eau aux millions de citadins assoiffés de Los Angeles et de San Diego.
Avec la hausse des températures, il est de plus en plus difficile d’accroître la production de céréales en suivant le rythme record de la demande. Les écologistes spécialistes de l’agronomie estiment généralement que dès que la température optimale est dépassée pendant la saison végétative, tout degré Celsius supplémentaire provoque une baisse de 10% des rendements en céréales. Cet impact du climat sur les rendements n’est que trop évident durant l’été 2010 : dans l’ouest de la Russie, une chaleur plus forte que la normale a ainsi proprement décimé les récoltes.
Une autre tendance nouvelle menace notre sécurité alimentaire : la fonte accélérée des glaciers de montagne. Ce phénomène est tout particulièrement inquiétant dans la chaîne de l’Himalaya et sur le plateau tibétain. Jusqu’à présent la fonte de leurs glaces alimente les plus grands fleuves d’Asie pendant la saison sèche (l’Indus, le Gange, le Mékong, le Yangtze et le fleuve Jaune), mais aussi les systèmes d’irrigation qui dépendent de ces derniers. Sans cette glace fondue, les récoltes de céréales piqueraient immédiatement du nez, et les prix grimperaient en conséquence.
Enfin, la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique occidental, associée à la dilatation thermique des océans, menace de faire monter le niveau de la mer de près de deux mètres au cours de ce siècle. Une hausse d’un mètre suffirait à inonder la moitié des rizières du Bangladesh, et une grande partie du delta du Mékong, où l’on produit la moitié du riz du Vietnam (le deuxième plus gros exportateur de riz au monde). Sans parler des dix-neuf autres deltas de rivières rizicoles d’Asie qui perdraient une grande partie de leurs récoltes si le niveau de la mer venait à monter.
L’augmentation actuelle du prix des céréales et du soja (et des denrées alimentaires en général) n’est pas un phénomène temporaire. Nous ne pouvons plus espérer voir les choses revenir à la normale : notre système climatique change à une vitesse telle qu’il nous est impossible de faire machine arrière.
L’agitation de ces dernières semaines n’est qu’un début. Ce ne sont plus les conflits entre superpuissances lourdement armées qui menacent notre monde de demain, mais bien les pénuries alimentaires et la hausse du prix des denrées – et les troubles politiques qu’elles pourraient provoquer. Les gouvernements du monde entier doivent modifier leurs politiques militaires, en attribuant une partie de leurs budgets de la défense à la lutte contre le changement climatique, aux économies d’eau, à la conservation des sols et à la stabilisation de la population. Sinon, le monde de demain sera de toute évidence miné par l’instabilité du climat – et celle du prix des denrées alimentaires. Si nous continuons sur notre lancée, les prix ne cesseront de grimper.
Traduit par Jean-Clément Nau
Lester Brown est le président du Earth Policy Institute et l’auteur de World on the Edge : How to Prevent.
Publié le 7 février sur http://www.slate.fr/story/33787/grande-crise-alimentaire-2011