Il y a une chanson de Barbara, belle et lancinante comme souvent chez cette auteure-interprète, Le mal de vivre, dont les toutes dernières paroles sont Et puis un matin, au réveil/ C’est presque rien/ Mais c’est là, ça vous émerveille/ Au creux des reins/ La joie de vivre/ La joie de vivre. Dans Heureuse comme qui Alice, roman de Joëlle Cuvilliez que je ne connaissais pas avant que son éditeur me fourre son texte dans les mains, court et sourd ce presque rien, oui, cette joie de vivre, sentiment à la fois diffus et très prégnant, cette pulsion continue, qui comme un miracle, émane de certains êtres plus que d’autres. Ici, dans ce voyage initiatique, point d’Ulysse roi d’Ithaque, mais Dédé, enfant semble-t-il abandonné, en tout cas délaissé, élevé par sa Mémé et sa merveilleuse chienne Crocus, Dédé qui, à l’image de sa grand-mère, appartient à cette catégorie d’êtres liés, quoi qu’il arrive, à cette ferveur d’exister qu’on appelle communément la joie de vivre. Sa Mémé donc, figure centrale, femme du peuple, n’y est pas pour rien. Elle le pourvoie en amour, sans quoi on est rien du tout, et l’outille comme il se doit, pour le grand combat de la vie : « Tu sais, il y a moins de dangers qu’on ne le croie en ce bas monde. Il y a juste un risque à prendre. Celui de vivre. » De page en page, on suit le jeune Dédé tout au long d’un périple qui le conduit des rives de la Manche jusqu’aux côtes méditerrannéennes d’Italie. Dans ses bagages, les cendres de Crocus, la chienne tant aimée, qu’il a promis à sa grand-mère, hospitalisée et proche de sa fin, de répandre dans la Grande bleue. Voyage parfois mouvementé mais surtout ponctué, tissé même, par une succession de souvenirs des récits et des conseils forcément éducatifs que sa grand mère lui prodiguait : « Mémé racontait comme Shéhérazade, elle enfilait les récits comme des perles sur un collier. » Avec ces réminiscences, on plonge dans une certaine France populaire du siècle dernier, celle des marins de Normandie notamment, une France où les couches moyennes supérieures n’avaient pas encore préempté la société en en faisant leur société pratiquement de fond en comble. Une société où l’horizon indépassable du consumérisme et de l’entre soi social n’avait pas encore trop entamé ni le bon sens ni la morale populaires basés sur une forte tradition de solidarité. Point de sentences chez Mémé mais des petits faits, des courtes fables comme celle du petit pêcheur et du riche armateur « racontée douze ou treize fois », en application du proverbe qui assure que « la répétition est mère du savoir. » Notons qu’avec Heureuse qui comme Alice - ça va mieux en le disant - la joie de vivre n’a bien entendu rien à voir avec la niaiserie : « Certains mots pénètrent dans l’esprit comme un acide. Au début, tu ne sens rien, et puis la douleur arrive. Elle s’installe, d’abord en alternace et ensuite définitivement. » L’odyssée de Dédé telle que rapportée par Joëlle Cuvilliez n’a rien de passéiste, pour rare qu’il soit de nos jours, son regard à large focus appartient bien à notre temps. Dans ce roman réaliste, l’auteure fait preuve de tenue et de délicatesse, c’est bien pourquoi on ne lâche pas ce livre qui s’apparente à un conte. Beaucoup de choses y sont dites. Et cela joliment. Voilà, je ne peux dire mieux.
Heureux qui comme Alice, Joëlle Cuvilliez, édition du Pont9,120 p, 16,90 euros.