La laïcité est un sujet récurrent dans le débat public mais on a l’impression que les contours de ce concept sont changeants. Comment le définissez-vous ?
Pierre Dharréville. C’est vrai, la laïcité n’en finit pas de rebondir sur la place publique. Et c’est bien souvent l’occasion de déchaînements de la droite et de l’extrême droite. La façon dont Marine Le Pen s’est érigée en chantre de la laïcité, pour se donner une respectabilité républicaine introuvable, est une manipulation grossière qui a compté dans son opération de communication. A chaque fois, on alimente un affrontement identitaire dévastateur, des réactions de repli qui sont autant de coups portés au vivre ensemble, là où il faudrait faire progresser un débat public responsable. La laïcité mérite mieux que cette instrumentalisation. Il faut sortir du piège. La laïcité est souvent réduite à sa racine carrée, à savoir la séparation entre les Églises et l’État. Mais il ne s’agit que d’un aspect, qui est essentiel. La laïcité repose sur quatre piliers qui sont la souveraineté populaire, la liberté de conscience, l’égalité des droits, la fraternité universaliste. La souveraineté populaire ne peut être que la souveraineté du peuple tout entier, ce qui exclut que quiconque soit privé de ses droits en raison de ses convictions et qu’une fraction du peuple s’arroge le pouvoir, pas plus au nom de Dieu que d’autre chose. La laïcité est consubstantielle de la République, c’est un principe politique (et non pas une valeur), un moteur pour une égalité de droits véritable. Elle est porteuse d’une charge révolutionnaire ce qui explique que son interprétation soit un véritable enjeu idéologique.
C’est pourtant le débat sur le voile qui est le plus symptomatique dans le débat public et sur lequel y compris les forces progressistes se divisent...
Pierre Dharréville : C’est vrai. On a presque fini par limiter la laïcité à cela et tout vient s’y mélanger. L’extrême droite et la droite savent bien pourquoi elles agitent ce débat. Derrière, il y a le thème de l’invasion, de « l’immigration massive », de la mise en danger d’une « identité nationale », que le « voile » est réputé rendre visible. Dans un monde où chacun se sent fragilisé, où les rapports sociaux s’individualisent de plus en plus, l’affrontement identitaire a une fonction : il rassure peut-être de façon dangereuse une partie de la population d’une part et il divise le peuple d’autre part, dans un même mouvement. Cela permet d’occulter l’affrontement de classe qui structure l’organisation sociale et renvoie à une conception réactionnaire de la nation. Il faut rattacher ce mouvement, qui conforte et entretient l’affrontement identitaire sur le terrain, à la théorie du choc des civilisations dont nous voyons encore les développements ravageurs au proche et au Moyen Orient dans la période. Les actes barbares perpétrés soi-disant au nom de l’Islam par des terroristes, viennent ainsi accréditer une islamophobie montante à laquelle il ne faut pas donner de prise. Si l’on ne voit pas tout ça, on risque de passer à côté du combat émancipateur. L’ennemi n’est pas la femme qui porte un voile, et d’ailleurs on pourrait énumérer des raisons très différentes pour des femmes de faire ce choix. Je regrette que par la manière dont le sujet a été traité dans notre pays, on ait permis aux intégristes d’en faire un étendard et à l’extrême droite d’en faire un symbole. Ils sont les deux faces d’une même médaille. Le combat pour l’égalité entre femmes et hommes et contre les violences faites aux femmes est par nature un combat laïque, mais il ne passe pas par des lois édictant les bonnes façons de se vêtir (en mettant à part la pratique du voile intégral, prohibé à juste titre en cela qu’il interdit toute existence sociale). Il faut réaffirmer fortement la liberté des femmes comme des hommes et la volonté de balayer toutes les dominations. Et cela ne se mesure pas forcément au voile, même si chacun connaît la signification des origines. C’est une bataille politique, qu’il faut gagner dans les consciences.
Mais la religion ne doit-elle pas être cantonnée à la sphère privée ?
Il existe dans nos sociétés plurielles, différentes représentations du monde. C’est pour cela que la laïcité est essentielle ; elle veut garantir à chacun l’égalité des droits quel que soit son genre, sa religion s’il en a une, son origine... Comment peut-on imaginer limiter la liberté d’expression dans l’espace public dans la mesure où il n’est pas porté atteinte à la dignité humaine ? La laïcité n’est pas cela. Elle passe par la séparation incontournable des Eglises et de l’Etat, c’est à dire qu’il ne saurait y avoir d’allégeance portée par l’Etat à aucune autre « autorité » que celle du peuple souverain. Il faut être extrêmement ferme là-dessus. Mais que des opinions s’expriment, c’est le débat, c’est la démocratie, c’est aussi la richesse de l’humanité.
La religion en fait-elle partie ?
Qu’on le veuille ou non, les courants religieux font partie de l’histoire de l’humanité. Il y a dans leurs traditions de grandes choses, et pas seulement des constructions architecturales, qui figurent au patrimoine commun de l’humanité. Et d’autres qui le sont moins. Elles ont pu jouer un rôle civilisateur, parfois, parce qu’elles sont intégrées dans le mouvement du réel. Elles ont pu aussi parfois verser dans des tentations aliénatrices cherchant à maintenir des hommes et des femmes sous emprise. Les courants religieux sont, comme la société, traversés de mouvements contraires ; ils sont faits de contradictions. D’évidence, des réactionnaires patentés ont réussi parfois à s’en faire des refuges. La question posée est celle de l’instrumentalisation du fait religieux. Il est instrumentalisé gravement dans le débat public, et la faiblesse du débat politique favorise la croissance de cette instrumentalisation. Au passage, les guerres de religion n’ont jamais été, au fond, que des guerres politiques. Mais il existe une richesse humaine, et spirituelle, au sens laïque du terme, qui ne mérite pas d’être reniée. Il faut que les humains que nous sommes puissent échanger sur le sens de leur existence, sur les moteurs de leur vie, sur ce qui les grandit, les questionne, les libère. Il ne s’agit donc pas d’en exclure a priori la foi religieuse. C’est dans l’obscurité que naissent les monstres.
Peut-on dire cependant que la laïcité est en danger ?
Pierre Dharréville. Du point de vue des tentatives, dans notre pays, de nature intégristes, c’est à dire des velléités d’exercer le pouvoir de la part d’organisations religieuses, nous avons connu pire dans notre histoire, mais il faut toujours garder le cap. Je considère cependant que la laïcité, prise dans son acception profonde, telle que je l’ai définie, est largement en danger. Elle est mise en danger, bien sûr par le communautarisme exacerbé et le développement d’intégrismes, mais peut-être plus encore par l’existence d’une petite oligarchie qui exerce le pouvoir réel à la place du peuple, s’accapare les richesses et cherche à créer du temps de cerveau disponible en remplissant l’espace de son vide sidérateur. Les défis laïques sont devant nous. Celui de la démocratie, c’est à dire de donner véritablement le pouvoir au peuple, ce qui suppose des transformations institutionnelles profondes, un changement de République. Celui des services publics, c’est à dire d’outils capables d’établir l’égalité des droits fondamentaux et l’accès partagé et raisonné aux biens communs de l’humanité. Celui d’un vivre ensemble revivifié où l’on n’assigne ni l’autre, ni soi-même à résidence identitaire, car nous sommes mâtinés d’influences multiples, produits d’une histoire sociale, qui ne saurait être résumé à une étiquette religieuse ou pas. Celui de l’égalité réelle, bien au-delà d’une égalité des chances bien déclaratoire. Tout cela suppose un effort politique considérable qui est à construire. Toute l’humanité est concernée par un processus de laïcisation qui est en cours, avec des flux et des reflux, avec des histoires singulières... C’est un combat qui se gagnera avec tous, encore une fois sans distinction de religion.
Mais ne pensez-vous pas le combat athée est plus que jamais à l’ordre du jour ?
Pierre Dharréville. Ce n’est pas le mien. Je crois utile de ne pas ajouter aux stigmatisations, et à cet affrontement qui est, que nous le voulions ou non, placé sur le terrain passionnel et piégé de l’identité. Il faut que chacun soit respecté dans ses convictions et sa liberté de conscience. La laïcité n’est pas une religion d’Etat. Après, que des hommes et des femmes aient envie de débattre de l’origine du monde et de l’existence de Dieu, cela s’appelle les joies de la controverse, mais il faut sortir du champ de bataille. Le combat, il est contre toutes les dominations qui se nourrissent entre elles et contre le système qui maintient les peuples dans la misère et la division. Le grand défi laïque contemporain consiste moins à se « garder » du religieux, qu’à savoir s’unir sans s’uniformiser, à se reconnaître semblables et différents, à passer des peurs identiques, dans lesquelles on nous confine, aux intérêts communs et aux aspirations convergentes. Vers l’égalité réelle. Cela ne suppose aucune complaisance à l’égard de ceux qui, même en s’en revendiquant, instrumentalisent la foi et la religion, et à l’égard de ceux qui mettent en œuvre des processus d’embrigadement inquiétants dont l’existence est la marque de grandes fragilités. C’est aussi pour cela qu’il faut travailler à faire du commun, dans une société fragmentée et en proie à tous les appétits de domination est inséparable des valeurs de la République de liberté, égalité, fraternité ; cela suppose de s’attaquer à la crise anthropologique que nous traversons.
Entretien réalisé par Valère Staraselski
Pierre Dharréville a publié La laïcité n’est pas ce que vous croyez, Editions de l’Atelier, préface de Jean Baubérot.
A lire sur le site sur ce sujet :
- La question religieuse aujourd’hui, par Yvon Quiniou
- Assistons-nous à un retour du religieux ?, entretiens avec Abdennour Bidar, Henri Pena-Ruiz, Jean-Louis Schlegel réalisés par Laurent Etre.
- Quel islam ? , texte de Jacques Berque.
- La foi et la raison et L’interprétation du Coran, entretiens avec Galeb Bencheikh
- Saint Paul, le génie du christianisme, critique d’un livre de Patrick Kechichian par Valère Staraselski.
- Un athé de choc, le curé Meslier, Les religions du livre contre la femme, textes de Paul Desalmand
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