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Quelle liberté pour l’homme selon Marx ?
Par Yvon Quiniou

La conception que Marx a de l’homme – je fais en toute conscience appel à ce concept générique, cette « mauvaise abstraction  dirait Lucien Sève – est essentiellement historique, mais pas exclusivement car la nature matérielle, spécialement biologique, ne peut pas ne pas intervenir puisque l’homme en est issu. Et il admet aussi une forme subtile de nature psychologique – besoins et capacités génériques, motivations comme l’intérêt – avec laquelle nous devons composer. Comment sur cette triple base (histoire, biologie, psychologie) penser une liberté pour l’homme ?

En tant que matérialiste, Marx exclut toute liberté métaphysique de l’homme individuel pour une raison simple mais forte et désormais irrécusable au regard des sciences : l’homme est déterminé dans ce qu’il est, pense et fait, sur les trois plans que j’ai indiqués. Je commence par la biologie : l’homme est d’abord un être naturel, un produit de la nature – et les Manuscrits de 1844 l’indiquent vigoureusement avant même que Marx ait pu lire Darwin –, ce qui veut dire qu’il n’en est qu’une forme, interne à celle-ci, sans transcendance externe. A la fois il dépend de la nature extérieure – il est, dit Marx , en s’inspirant de Feuerbach, un « être objectif » –, il doit donc constamment reproduire sa vie grâce à elle pour subsister, et il est, en lui-même, matière vivante, soumis aux lois de la biologie. C’est ainsi que la pensée est une fonction du cerveau, donc une propriété de la matière parvenue à un degré très haut d’organisation – ce que toute la biologie moderne ne fait que confirmer : l’« esprit » n’existe pas au sens d’une substance spirituelle. Et quand Marx, dans L’idéologie allemande, expose sa conception pleinement historique de l’homme en insistant sur la production des moyens d’existence grâce à laquelle les hommes se sont différenciés effectivement, dans le temps de l’évolution, des animaux, il ajoute cette remarque importante, qu’on oublie régulièrement : « pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle ». C’est donc la nature qui rend possible une histoire humaine (et non l’inverse), qui relaie alors l’évolution mais qui reste toujours déterminée (ou conditionnée) et par la nature extérieure et par une nature biologique intérieure.

Mais précisément l’histoire intervient et va bouleverser la donne de ce double ou triple déterminisme. C’est celle, justement, de la production économique des moyens d’existence par laquelle l’homme produit indirectement sa propre vie matérielle. Il y a là une spécificité humaine, les animaux se contentant de rencontrer leurs moyens d’existence – même si l’on peut trouver chez eux, on le sait mieux désormais, un minimum de productivité. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que c’est là son « premier acte historique » qui est décisif sur le plan anthropologique :
1 D’abord il est au principe de l’hominisation à travers le travail et c’est pourquoi la production est « l’acte de naissance » de l’homme, l’homme se produisant en produisant.
2 Il inaugure une histoire, au sens fort, qui est ouverte et cumulative : l’homme ne se contente pas de produire des objets (qu’il va consommer) mais il va produire des techniques pour produire des objets – production au second degré qu’on ne trouve pas chez l’animal et qui fonde un progrès à la fois cumulatif et indéfini, alors qu’une espèce animale reste enfermée, sauf changement biologique, dans une nature fixe.
3 Cette contrainte n’est pas seulement une origine initiale, elle est une base qui perdure tout au long de l’histoire humaine et qui conditionne toutes les autres activités de l’homme, y compris les activités disons supérieures, non immédiatement matérielles ou économiques.
4 Elle fait de l’homme un être relationnel ou social, puisqu’il n’y a pas de production isolée : l’homme est pris dans les rapports de production dont Marx dira dans, une préface du Capital, qu’il ne peut pas « s’en dégager » et il indiquera dans l’Introduction à la critique de l’économie politique, à la suite d’Aristote, qu’il est un « animal politique » ou « social » et qu’il ne peut s’isoler ou devenir un être singulier (selon les traductions) que dans la société elle-même.
5 Du coup et tout autant, il apparaît que le concept de production va s’étendre à tous les aspects de l’existence humaine, devenant un vrai paradigme théorique pour comprendre l’homme : l’homme produit (ou développe) ses besoins, ses rapports sociaux, ses institutions politiques, etc., mais, tout autant, il produit sa conscience, à savoir le contenu de sa conscience, de ses représentations ordinaires à ses formes les plus éloignées de la vie concrète comme ses pensées abstraites, ses croyances métaphysiques ou religieuses, la morale, etc., mais cela vaut aussi pour la science car celle-ci, si elle a un statut très différent, n’en est pas moins une production de la conscience humaine ! Ce qu’il faut bien voir, c’est le mixte de nature et d’histoire qui intervient ici aussi : le fait de la pensée est bien biologique, lié au cerveau, mais son contenu est historique, lié aux conditions de la production et il est lui même produit. 6 La donne du rapport nature/histoire est alors bouleversée : par la production l’homme transforme la nature dont il est issu – en ce sens il y a une historicité de la nature extérieure pour autant qu’elle est soumise à l’homme – et il transforme sa nature intérieure : par le travail l’homme, dit Marx, « modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent » (Le Capital).

Conclusion, dans un premier temps : l’homme produit et se produit à travers l’histoire qu’il produit, ou encore : l’homme se fait à travers l’histoire qu’il fait et l’on peut dire, à ce niveau, qu’il n’y a pas de « nature humaine », l’histoire étant « la transformation continue » de celle-ci (Misère de la philosophie) qui s’identifie alors à l’ensemble historique des productions culturelles ou à ce que la 6ème des Thèses sur Feuerbach appelle les « rapports sociaux » (et on pas seulement les « relations sociales »). On pourrait alors avoir l’impression qu’une liberté est à l’œuvre dans cette histoire et que l’homme, comme disait Sartre, « n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » (L’existentialisme est un humanisme), sous-entendu : consciemment et librement. Or cette conclusion, suggérée par le paradigme de la production, est fausse, au moins sous cette forme. Car, et c’est un point décisif si l’on ne veut pas verser dans l’idéalisme et respecter l’approche à la fois anti-spéculative, scientifique et matérialiste de Marx, l’ensemble de ce processus multiple de production est en réalité déterminé et Marx est donc, selon moi, un grand penseur déterministe excluant radicalement le libre arbitre de type sartrien, parfaitement fictif, mais qui, paradoxalement, nous ouvre la possibilité d’une tout autre liberté, elle réelle, au moins à titre de possibilité, une liberté qui n’est donc pas donnée et à l’œuvre dans la production historique mais offerte par elle, ce qui n’est pas du tout pareil.

Le déterminisme, d’abord, terme qui a mauvaise presse parce qu’on le confond avec la nécessité métaphysique ou avec celle des processus naturels (physiques ou vivants) – autant de représentations qui ne sont pas absentes du texte et de la pensée de Marx (via la dialectique hégélienne, par exemple) et qu’il faut éliminer parce qu’elles confèrent à l’histoire une fatalité qu’elle n’a pas. Or tous les aspects précédents de la production sont concernés. Je prendrai seulement deux exemples, en précisant préalablement que si moi je parle, en philosophe, de « l’homme en général », Marx parle lui, en scientifique, des hommes, ce qui facilite la compréhension du déterminisme qui pèse sur eux. S’agissant de l’histoire, je complète la formule du Capital que j’ai citée : les individus y sont présentés comme les « créatures » des rapports sociaux et non comme leurs créateurs ; et dans L’idéologie allemande, à nouveau, il ne cesse d’insister sur le poids conditionnant et même déterminant des circonstances matérielles sur leur individualité : « Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de la production » dit-il, formule que toutes les sciences humaines ne font que confirmer, à condition de l’éclairer à l’aide de multiples médiations entre l’homme et le milieu, et dont Lucien Sève s’est fait avec acuité l’écho, par exemple en montrant qu’il y avait des « formes historiques d’individualité » (Marxisme et théorie de la personnalité) comme tous ces rôles sociaux, historiquement changeants, liés à la production économique, dont aucune biologie ne peut rendre compte. Quant au rôle ontologiquement causal des hommes dans l’histoire en tant qu’ils en sont les producteurs, il est lui-même empiriquement déterminé : l’homme est actif, il fait l’histoire, mais cette activité ou ce « faire » ne sont pas libres. Engels le dira parfaitement : « Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées ». Et pour ceux qui hésiteraient à y voir du déterminisme, j’indique qu’il précise juste après que les conditions économiques « sont finalement déterminantes » (lettre à Bloch). Il y a donc production humaine et détermination de cette production par les conditions externes que cette production enregistre à sa manière comme un déterminisme interne. Comme l’a dit Althusser : non seulement il n’y a pas un homme « Sujet de l’histoire » (avec une majuscule et au singulier), mais les hommes ne sont même pas les sujets de l’histoire (avec une minuscule et au pluriel), n’étant jusqu’à présent (la restriction est de moi) que des sujets dans l’histoire. Deuxième exemple : la conscience, dont on pourrait croire que, elle, elle est souveraine, originaire et donc libre, créatrice de ses représentation, lieu par excellence de la liberté. Or Marx nous montre que c’est à l’extérieur d’elle, dans l’histoire, que se trouve l’origine de ce qui se passe en elle et qu’elle l’ignore, n’étant pas consciente de son propre statut empirique, s’illusionnant sur lui – ce qui la définit précisément comme « idéologie » : « C’est la vie qui détermine la conscience » et non l’inverse dit-il vigoureusement dans un texte célèbre et le vocabulaire de la dépendance, de la nécessité, de la détermination, au-delà du seul conditionnement, y est omniprésent : il y a production de la conscience par la conscience, mais cette production est exodéterminée, elle n’est pas libre.

Quelle liberté, alors, demandera-t-on avec inquiétude ? Engels l’a remarquablement présentée dans l’Anti-Dühring :
1 La liberté ne saurait se trouver dans une « indépendance rêvée » à l’égard des lois de la nature externe et interne, comme des lois de l’histoire.
2 Elle ne peut donc résider que dans le connaissance et la maîtrise (pas seulement la connaissance) de ces lois, donc du déterminisme : connaître la cause d’un phénomène quelconque c’est, si on a la technique ou la pratique adéquate pour y intervenir, pouvoir le produire ou l’empêcher de se produire, donc le dominer.
3 La liberté est alors un pouvoir ou une puissance exercée sur le réel, c’est à dire une libération à l’encontre de ce dont nous dépendons quand nous l’ignorons. Et c’est non bien que nous soyons déterminés mais parce que nous le sommes que nous pouvons devenir libres. L’opposition nécesssité/liberté est donc abstraite et fausse puisque c’est la nécessité-déterminisme qui fonde la liberté-libération.
4 Elle réside dans ces dispositifs de savoir-pouvoir que constituent les techniques et, plus largement, les pratiques savantes et il faut dénoncer l’imposture du discours de Foucault dans ce domaine.
5 Cette liberté concrète, la seule qui soit certaine, est multiple et historique. Elle varie selon les domaines du réel connus et maîtrisés : monde physique, vivant, histoire, psychologie, et elle existe déjà dans le domaine du rapport à la nature inanimée et animée, voire dans le domaine psychologique (je pense ici à la psychanalyse).
6 Le problème politique central est alors d’étendre ce pouvoir à l’histoire : d’abord pour inverser l’ordre historique de l’aliénation qui fait que, jusqu’à présent, les hommes ont été dominés par l’histoire qu’ils font pourtant, du fait de l’existence des classes – l’aliénation étant ici le devenir-passif de l’activité elle-même ; ensuite pour faire cesser l’aliénation individuelle qui les empêche d’exprimer leurs potentialités naturelles (capacités et besoins) quand ils sont victimes d’une domination de classe qu’ils ignorent généralement ; enfin pour qu’ils exercent un pouvoir politique sur leur puissance savante et technicienne, sous peine de courir à la catastrophe, on le sait aujourd’hui avec la crise écologique.
7 Pour finir, on peut même envisager que l’homme se modifie psychologiquement en modifiant son histoire, puisqu’il en est aussi l’effet, et que le « négatif » qu’il présente (violence, cupidité, égoïsme, etc.) peut être pensé comme le produit, en partie tout au moins, d’un « négatif » historique et non naturel, lié à l’existence des classes. Il faudrait ici s’interroger sur les divers sens du mot « intérêt » chez Marx : ils montreraient que l’homme peut s’émanciper du poids aliénant de l’intérêt économique et qu’il peut être mû par d’autres formes d’intérêt, y compris par un intérêt moral susceptible d’accorder les intérêts individuels.

Conçue ainsi la liberté est à la fois un processus offert par l’histoire et une tâche à venir pour la politique, que la morale lui impose. Elle permet donc d’envisager que l’homme, à savoir les hommes, deviennent progressivement les sujets de leur vie collective et individuelle, sans tomber pour autant dans l’utopie ou la parousie d’une liberté concrète infinie.

Intervention au colloque d’Espaces Marx Bordeaux « Actualité de Marx et nouvelles pensées critiques », 30 novembre-3 décembre 2011.

Yvon Quiniou est philosophe, auteur de L’homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste. Kimé, 2011.


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