Il y a pour, une part, un mythe de l’idée de « nation » quand on la confronte à celle de peuple et ce mythe se répand dangereusement dans l’idéologie actuelle sous la forme de la revendication d’un souverainisme exalté qu’on trouve à l’extrême droite avec Philippe de Villiers, rejoint curieusement par un ancien gauchiste, Michel Onfray, avec sa nouvelle revue « Front populaire ». Elle comporte bien des ambiguïtés et bien des mystifications.
D’abord, l’idée de nation, il faut l’admettre, est bien une manière de désigner le peuple et de prétendre le défendre, mais au prix d’une restriction terrible : autant l’idée de peuple est une catégorie générique qui peut valoir pour tous les peuples du monde, autant celle de nation consiste à isoler un peuple particulier en lui attribuant des déterminations socio-historiques ou culturelles qui marquent sa singularité empirique et qui la posent en l’opposant souvent à celles des autres : un territoire, une langue, une histoire, une culture, des mœurs, voire une organisation politique. C’est bien un « nous » – « nous autres les français », « nous autres les allemands », etc. –, mais ce « nous » se distingue des autres « nous », précisément, sur la base d’intérêts économiques ou territoriaux, qui les vouent souvent à la concurrence, voire à l’affrontement, comme l’histoire nous en a offert un triste témoignage, et ce malgré les traités dits « inter-nationaux » (avec un tiret) sur lesquels je reviendrai. Le monde actuel, dont on aurait pu croire qu’il irait en sens inverse depuis la deuxième moitié du 20ème siècle, nous en présente hélas une image persistante quoique renouvelée, depuis la chute du Mur de Berlin. En ce sens, la réalité des nations aura alimenté le nationalisme égoïste et belliqueux, qui s’est retourné contre leurs peuples respectifs.
Ensuite, il y a cette prétendue unité nationale du peuple que façonnerait cette notion. Les nationalistes s’y sont consacrés d’une manière mythique et déraisonnable, en en faisant une entité. Les plus extrémistes comme Edmund Burke, d’emblée hostile à cette révolution populaire que fut la Révolution française, avant ses excès condamnables, l’a essentialisée en la faisant reposer sur une longue histoire avec toutes ses habitudes et ses préjugés ; d’autres comme Joseph de Maistre ou de Bonald l’ont enracinée dans une tradition monarchique ancestrale et d’origine divine, refusant toute institution du peuple par lui-même comme le voulait le Contrat social de Rousseau. Cette essentialisation se retrouvera ensuite, un siècle plus tard, chez un penseur d’extrême droite comme Maurras ou encore chez Barrès, dans la vision raciste du peuple allemand et de sa nation défendue par Hitler – rappelons-nous : « Deutschland über Alles – dont on trouve des échos dans la philosophie de Heidegger, enfin dans toutes les expériences fascistes du 20ème siècle : Espagne, Portugal, Italie, etc.. L’universalité de la notion de peuple, malgré ses multiples incarnations, y est défaite sur la base de mythes idéologiques passéistes, oubliant que toute nation est une construction historique et que ce que l’histoire a fait, elle peut aussi le défaire.
Mais il y a pire : ce vernis idéologique aura eu pour effet et, tout autant, selon moi, pour but conscient, de masquer les fractures socio-économiques qui brisent l’unité fantasmée du peuple réel jusqu’à présent, à savoir sa division en classes antagonistes, aux intérêts contradictoires du fait de l’exploitation d’une majorité par une minorité. C’est la leçon ineffaçable de Marx dès le Manifeste du Parti communiste : je ne veux pas développer trop, mais je rappelle seulement la première phrase de ce texte : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes des classes » (les sociétés primitives en seront exclues ensuite), ce qui veut dire, pour notre sujet, que cette lutte structurelle a le primat, explicatif autant que réel, sur les histoires nationales ou l’histoire purement politique et évènementielle que l’historiographie traditionnelle met en avant, mettant alors le peuple et ses intérêts hors-jeu ! Or cette leçon a beau être désormais admise scientifiquement par la communauté des historiens sérieux, elle continue à être déniée par des penseurs libéraux à la mode, quelles que soient leurs qualités par ailleurs. Je pense ici à Hayek qui, dans Droit, législation et liberté, n’intègre guère le peuple ainsi conçu, avec ses intérêts antagonistes, dans sa conception de la société : celle-ci est une somme d’individus autonomes, dotés de libre initiative, oubliant alors les rapports sociaux qui le constituent et refusant de parler de « classes » et de « propriété privée » de l’économie, se contentant d’affirmer qu’il y a des « groupes » et une « propriété plurielle » : le peuple dans sa réalité concrète et effective, marquée par les injustices, les inégalités et le malheur, a été évacué et seule peut-être la référence à la nation américaine peut lui servir d’unité imaginaire, par-delà les oppositions réelles de classes. Et je précis que notre président, Macron a, hélas, lui aussi une philosophie politique de ce type.
A quoi j’ajouterai à cette dénégation du sort du peuple sous le capitalisme, deux autres exemples assez différents. Celui de la philosophe politique Chantal Mouffe qui entend dépasser les catégories du marxisme et leur substituer une vision qu’il faut dire populiste du peuple : les antagonismes liés à l’exploitation sont remplacés par une conflictualité multiple et mouvante, liée à de multiples causes qui ne se réduisent pas à l’économique, car il s’y ajoute les conflits de sexe, de genre, par exemple, qui animent les mouvements féministes, ou encore le conflits raciaux. Et, tout autant, y mettre fin n’a pas de sens pour elle, on peut simplement améliorer la situation de ce peuple « pluriel » par des réformes, y compris au sein du capitalisme, voire sur la base du libéralisme politique ; mais sans projet unificateur comme on en trouve dans le projet communiste bien compris. Autre exemple, quitte à être provocateur : le courant écologique, chez certains de ses représentants. La cause verte visant à résoudre la crise écologique dramatique que nous traversons et qui touche, elle, tout le monde, donc tout le peuple indépendamment de sa différenciation en classes, pourrait triompher dans le cadre du capitalisme ; et tout autant, sa défense serait prioritaire par rapport à la défense classique des intérêts socio-économiques du peuple exploité ou encore par rapport à la lutte contre son aliénation. C’est bien entendu, et une nouvelle fois au non d’une lutte unificatrice qui gomme les contradictions au sein du peuple, occulter ce que le capitalisme inflige à ce peuple et sa causalité propre, qui est immense, dans la crise que les Verts veulent combattre.
Mais, troisième point, le paradoxe est que cette montée du nationalisme un peu partout aujourd’hui (pensons à la Hongrie, à la Pologne et à la Russie, sans compter les USA de Trump) pourrait faire penser à une remontée louable de la prise en compte des identités nationales, avec leur richesse culturelle propre, qu’un universalisme abstrait pourrait avoir tendance à oublier. Or c’est là une erreur ou, si l’on préfère, une illusion qui masque bien autre chose : la dite promotion de l’intérêt national au nom de celui du peuple, cache en réalité la réalité d’un capitalisme transnational et non inter-national (avec un tiret, à nouveau), qui domine le monde, fût-ce à l’abri ou sous couvert de traités internationaux ou nationaux qui infiltrent en réalité les nations et qui y trouvent des relais économiques implacables – y compris dans l’Union Européenne qui en est un cache-sexe.
C’est pourquoi on assiste aujourd’hui et, paradoxalement ou contradictoirement avec tout ce que j’ai décrit et critiqué jusqu’à présent, à un retour positif de l’idée de « nation », cette fois-ci dans l’intérêt évident des peuples et sans le boulet mortifère du nationalisme. Une partie de la gauche intellectuelle et politique a pris conscience des effets négatifs de la mondialisation (je préfère ce terme à celui de « globalisation ») de l’économie et des échanges. Pour les peuples des pays concernés, d’abord. Les délocalisations d’entreprises ou d’emplois vers des pays moins développés où le coût du travail est moindre, a pour effet de produire du chômage dans les pays d’origine. Et leur objectif n’est pas d’aider ces pays à se développer (comme dans le cadre du « co-développement ») mais d’y faire du profit supplémentaire, quitte à y transporter des conditions de travail déplorables ou moins protégées par le droit syndical. La multiplication des échanges commerciaux avec des pays lointains, elle, à la fois détruit le travail agricole, par exemple, dans nos pays, abîme la qualité de la production et donc de la consommation et, tout autant, sinon surtout, se traduit par une dépense d’énergie redoutable (aviation, transports routiers, etc.) qui est en train de produire des effets catastrophiques sur notre planète, qui sont au cœur de la crise écologique que nous connaissons, mortelle à terme pour l’humanité entière, donc pour tous les peuples.
Mais c’est la réalité des nations qui est aussi en péril. Or il y a là un véritable problème anthropologique (pour reprendre à ma manière une expression du philosophe marxiste Lucien Sève) que les critiques que j’ai pu faire de l’idée de nation ne doivent pas nous faire négliger du tout, car les choses sont compliquées et parfois ambivalentes, bi-face. Car une nation, même enracinée dans l’histoire ou plutôt parce que enracinée dans l’histoire, est dotée d’un poids fort sur les hommes qui en fait une communauté d’appartenance liée à une identité collective commune : c’est là une conséquence directe de l’anthropologie matérialiste et historique que je tire de Marx, l’homme étant largement un produit de l’histoire. Du coup, il y a des formes singulières d’individualités historiques présentes dans des peuples singuliers au sein de peuples-nations qui ont une identité propre, qu’on peut dire aussi culturelle. Or, sans renoncer à l’idée de progrès dans ce domaine ni à l’ambition d’universalité qui est mise à mal actuellement par ce que j’appellerai un gauchisme culturel dont je ne partage pas du tout la valorisation a-critique des différences, on ne saurait pour autant faire fi des richesses propres non seulement aux différentes cultures mais aux différentes nations passées ou présentes, même si on n’en partage pas les valeurs : il suffit ici de penser aux acquis scientifico-techniques, aux langues, parfois aux mœurs et, surtout, aux diverses formes d’art et de culture (au sens étroit du terme) qui les caractérisent encore et qui font partie du patrimoine de l’humanité, donc des peuples dans leur ensemble. Or c’est là que les choses se gâtent aujourd’hui. La mondialisation capitaliste est en train de détruire peu à peu cette richesse au nom d’un modèle de vie unique lié à consommation matérielle des marchandises que le capitalisme produit et impose aux peuples à travers un conditionnement publicitaire ahurissant, venu des Etats-Unis. C’est à une nouvelle civilisation transnationale que nous avons de plus affaire, celle que Jean-François Revel avait dénoncée autrefois comme étant celle « de Coca-cola et de Jésus ». Il nous faut donc renverser la donne, redonner à la nation une forme d’identité qui passe par une relocalisation des économies et une souveraineté relative des nations. Et tout cela, au bénéfice du peuple, j’entends : des peuples.
C’est pourquoi je ne suivrai pas Marx, sur un point, quand il dit que « les prolétaires n’ont pas de patrie » ou, si l’on préfère, « de nation ». Si, ils en ont une, même s’ils n’en bénéficient pas au même titre que les dominants qui les exploitent. L’internationalisme, qui est souhaitable, bien entendu, doit s’entendre au sens que lui donnait Jaurès : une entente entre les nations, qui les respecte et profite à leurs peuples respectifs, à tous points de vue.
Ce texte est issu d’un exposé fait récemment aux « Rencontres de Sophie » qui ont lieu chaque année à Nantes. Elles ont le grand mérite de rendre la philosophie populaire !