Alors que se termine l’année du centenaire de Jean Jaurès, une anthologie des écrits du dirigeant socialiste permet de fixer un regard plus assuré sur la pensée et l’œuvre de ce dernier.
C’est une lapalissade que d’écrire que Jean Jaurès fait l’objet d’appropriations diverses et contradictoires. À ce jour, on trouve des références appuyés à Jean Jaurès dans tout le champ politique français, même si c’est évidemment à cause qu’elles se font les plus intenses et les plus rigoureuses. Il y a tout lieu de s’intéresser à cet état de fait, qui dissimule une sorte de paradoxe : alors que Jean Jaurès est manifestement un « vaincu » de l’histoire, à l’instar d’autres figures du mouvement ouvrier, par ailleurs très différentes, tels Rosa Luxemburg ou Ernesto Che Guevera, sa figure reste très fortement présente dans le patrimoine de la gauche. Car « vaincu », il le fut incontestablement, malgré la réussite formelle que fut l’unification socialiste de 1905, à laquelle il travailla avec tant d’acharnement. Les grands objectifs de Jaurès, avant sa mort, étaient la lutte contre la guerre se profilant et l’avancée vers un socialisme, certes mâtiné de républicanisme, mais néanmoins clairement collectiviste et ouvrier. Le déclenchement de la Première guerre mondiale, le ralliement des socialistes à l’Union sacrée et la scission ultérieure entre une aile communiste et révolutionnaire et une aile socialiste et réformiste auraient assurément désolé Jaurès qui y auraient décelé une forme d’échec pour le mouvement ouvrier.
La postérité de Jaurès tient peut-être au contenu de sa pensée même et l’anthologie des textes de Jaurès que présente Jean-Numa Ducange permet d’en avoir un aperçu très exhaustif. Au delà des formules rabâchées que Jaurès que l’on connaît trop (telle « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage »), on peut se plonger dans une pensée aussi souple que foisonnante. Certes, Jaurès n’est ni Lénine, ni Rosa Luxemburg, ni Gramsci et ce n’est pas un théoricien de grande envergure. Lorsqu’il s’essaie à théoriser à certain niveau d’abstraction, comme lorsqu’il cherche à fonder sur certains sens dits « esthétiques » et « désintéressés » comme l’ouïe ou la vue, les prémices du socialisme au cœur même de l’expérience anthropologique de l’homme, il se montre peu convaincant. De même, quand il prétend concilier les conceptions idéaliste et matérialiste de l’histoire, comme ce qu’il propose, face au marxisme « orthodoxe » Paul Lafargue, dans Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire.
Jean-Numa Ducange fait remarquer explicitement d’ailleurs sa faiblesse dans le domaine de l’économie où il ne produira rien d’égal à un Lénine ou à une Rosa Luxemburg, même si l’on sait que Jaurès avait lu de près l’important ouvrage de Rudolf Hilferding, Le capital financier (1910). Quant à la pensée sociologique de Jaurès, elle semble étrangère à la perspective de Durkheim, qui produit alors ses œuvres les plus importantes. Il n’y a sans doute rien de plus antinomique que la sécheresse analytique de l’écriture d’Émile Durkheim par rapport à l’emphase lyrique de la langue de Jean Jaurès.
Pourtant il y a un vrai souci intellectuel qui guide la pensée de Jaurès, le dirigeant socialiste revenant sur ses idées pour les approfondir, les enrichir ou simplement les abandonner. L’apport du la pensée de Karl Marx explique sans doute ces transformations, puisque Jaurès l’a analysée de près et a modifié certaines de ses conclusions en conséquence. S’il écrit en 1890 que le socialisme est l’héritier naturel de la Révolution française dont il est le simple prolongement logique, sa pensée se fait plus nuancée au fur et à mesure. Ainsi lorsqu’il rédige l’introduction de l’ouvrage collectif, Histoire socialiste de la France contemporaine, il avance plus prudemment que « La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme : la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été en son fond l’avènement politique de la classe bourgeoise » (p. 173). Si Jaurès n’a jamais renié son solidarité avec les différents combats de la gauche et du centre républicains, comme il l’a démontré lors de l’affaire Dreyfus ou lors de la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905), il en est venu de plus en plus à valoriser la spécificité socialiste et ouvrière de son engagement.
Ceci explique la volonté de Jaurès de participer à la création une vision du monde socialiste, vision dans laquelle l’histoire et notamment de la Révolution française joue un rôle clé. La classe ouvrière française est ainsi réinscrite dans la longue histoire des processus d’émancipation dont elle se montre l’héritière. La fameuse Histoire socialiste de la Révolution française qu’il a dirigée et en partie rédigée est un témoignage exemplaire de cette orientation qui exclut de faire de la classe ouvrière une simple classe « corporatiste », consacrée à la simple défense de ses intérêts de classe. Avec Jaurès, le mouvement ouvrier a connu un dirigeant dont la sincérité indéniable s’est appuyée sur une vision générale de l’histoire et du rôle du prolétariat capable de faire de ce dernier une authentique classe hégémonique. C’est, en autre, un des aspects décisifs du legs jaurésien.
Jean Jaurès, Le courage c’est de chercher la vérité et de la dire. Anthologie d’un inconnu célèbre. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Numa Ducange, La lettre et la plume, 238 pages, 6,10 €.