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“La pensée unique frappe partout où elle soupçonne de la diversité”
Un entretien avec Edouard Glissant

Edouard Glissant est un écrivain et poète sismographe qui a saisi les tremblements du monde bien avant le séisme appelé mondialisation. Avant beaucoup d’autres, il a compris combien le grand barattage des langues, des peaux et des cultures auquel on assiste aujourd’hui produit un monde nouveau. Pire ou meilleur ? C’est une autre histoire. Mais à la mondialisation et à son uniformité réductrice, à l’arasement des cultures minoritaires, le jeune homme de 81 ans préfère un « Tout-Monde » fait de partage, d’entremêlements, d’alliage des cultures, d’hybridation. Ou, au minimum, de respect et d’égalité. Tout le contraire de la colonisation et de l’esclavage, qui restent ses combats fondateurs. « Nègre je suis, nègre je resterai », proclamait le grand Aimé Césaire. « Noir martiniquais du Tout-Monde je demeurerai », pourrait ajouter Edouard Glissant. Le temps n’a rien enlevé à sa radicalité. Ni à son imaginaire flamboyant. Le « distinguished professor » qui enseigne la littérature française et la poésie à la City University of New York vient de publier une Anthologie de la poésie du Tout-Monde (éd. Galaade) qui lui ressemble : un chaos de mots et de sentiments qui mêle Arthur Rimbaud, Charlie Chaplin, Alejo Carpentier ou Malcolm X. Chez Edouard Glissant le visionnaire, poétique et politique ne font qu’un. Thierry Leclère

Vous êtes né sur une île, la Martinique, et le regard sur le monde – le « Tout-Monde », comme vous l’appelez aujourd’hui – est au cœur de votre œuvre de poète. Jeune homme, comment avez-vous découvert les grands horizons depuis cette île, qui n’a jamais été synonyme, pour vous, d’enfermement ?

J’avais une douzaine d’années quand la Martinique a été occupée par les troupes de l’amiral Robert, le représentant de Pétain. La Martinique et la Guadeloupe étaient isolées du monde par le blocus de la flotte américaine. Cet isolement a été terrible puisqu’il nous a fait connaître l’univers de la faim, et même de la famine. Mais il a aussi exacerbé en nous ce que j’appellerais un désir de monde. Ce puissant désir qui va devenir une des composantes de mon univers littéraire et poétique. Je vivais avec ma mère au Lamentin, un gros bourg situé au centre de la plus importante communauté économique du pays. Je voyais mon père pendant les vacances scolaires. Il était « géreur » de plantation, c’est-à-dire une sorte d’intendant qui avait sous sa responsabilité une équipe de travailleurs agricoles, pour le compte du propriétaire béké, le colon blanc. Les géreurs n’étaient pas attachés à une seule et même habitation [l’exploitation agricole, héritée du système colonial antillais, NDLR], ils se déplaçaient de plantation en plantation, changeant de patrons et de paysages. Ainsi faisait mon père presque chaque année et j’ai découvert toute la Martinique dans sa multiplicité, comme une anthologie de paysages différents, sur un petit espace. Déjà, humblement, c’était apprendre la diversité du monde.

Qui vous a transmis, très tôt, le goût des livres et de l’écriture ?

A 10 ou 12 ans, je faisais la chasse aux livres. C’était même mon activité principale. Je les trouvais dans les rares ébauches de bibliothèques ou chez des particuliers. Littérature populaire ou romanesque. Nous apprenions à l’école des pans entiers de Hugo, Vigny et les autres. La récitation était un exercice complet et périlleux. Quelques années plus tard, avec des jeunes du Lamentin, nous avons fondé un groupe politico-culturel, le Franc-Jeu, et une sorte de journal dans lequel j’ai publié mes premiers poèmes. Comme il y avait pénurie de papier, nous tapions à la machine à écrire (à cent exemplaires) sur des feuilles de papier banane…
Quelques livres arrivaient en Martinique, je ne sais pas trop par quel chemin. Je me souviens ainsi d’une édition américaine de L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre, (peut-être en 1943) [1], dont un ou deux exemplaires étaient disponibles sur l’île. Comme pour tous les jeunes, il n’y avait pas réellement de choix dans les lectures, c’était un énorme chaos de tout ce qu’on pouvait grappiller ou rapiner.

Aimé Césaire, qui enseignait au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France (il professait dans les classes supérieures, j’étais encore en quatrième ou en troisième), était revenu en Martinique juste au moment de la guerre, fin 1939. Il avait fondé la fameuse revue culturelle Tropiques qui était pour nous, jeunes Martiniquais, une formidable ouverture sur le monde. Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, les poètes latino-américains, les Haïtiens. Je ne crois pas que le goût des livres et de l’écriture se « transmet ». Vous menez seul ce combat. Les situations, l’entour vous poussent ou vous aident.

La géographie, les paysages sont fondamentaux pour le poète que vous êtes. On imagine votre désarroi quand vous arrivez à Paris, en 1946, à l’âge de 18 ans…

Pas du tout. Grâce à Balzac et aux auteurs du XIXe que j’avais lus ou que l’on nous avait enseignés, Paris me paraissait familier. Au début, j’ai tout de même été assez sauvage. Je refusais instinctivement la fréquentation des gens. Une espèce de recul...

Par crainte du racisme ?

Pas vraiment. Dans le Paris de l’après-guerre, il n’y avait pas beaucoup de Noirs – on disait de Nègres, à l’époque –, nous étions l’objet d’une curiosité amusée. Jeune, j’avais des cheveux beaucoup plus fournis et plus crépus qu’aujourd’hui ; je me souviens de vieilles dames, ou même de jeunes femmes, qui m’arrêtaient, dans la rue, me demandant : « Monsieur, vous permettez que je touche vos cheveux ? »

Et ça ne vous blessait pas ?

La courtoisie est une des marques de la culture antillaise. Je laissais ces vieilles dames, presque émerveillées, me toucher les cheveux. Quant aux jeunes femmes, c’était la manière la plus simple de faciliter leur approche ! Il ne s’agissait pas alors d’un regard hostile. Les Noirs représentaient l’étrangeté. Le racisme n’avait pas atteint le caractère sectaire qu’il montre aujourd’hui. Mais il existait, de façon cachée, et quand un Antillais voulait louer une chambre, on ne la lui donnait presque jamais. Ce qui nous a sauvés, nous autres étudiants « coloniaux », ce sont les bordels. Marthe Richard, femme politique (dont on disait qu’elle avait été prostituée), avait fait fermer les maisons closes à Paris, et les autorités les avaient attribuées aux associations d’étudiants. Les étudiants français ne voulaient pas y habiter, mais nous, Antillais, Africains, Arabes, nous n’avions apparemment aucun problème avec les bordels. C’est ainsi que j’ai habité au 4 de la rue Blondel, dans le quartier Strasbourg-Saint-Denis. Ce n’était pas cher. Des grandes chambres avec des glaces partout, jusqu’au plafond, et des peintures pornographiques sur les murs !

Dans le Quartier latin et ce Paris bouillonnant où se croisent alors des militants du monde entier, vous fréquentez de grandes figures comme Frantz Fanon. Ce résistant des Forces françaises libres, de trois ans votre aîné, deviendra l’un des penseurs majeurs du courant tiers-mondiste. Martiniquais, comme vous, grand soutien à la guerre d’indépendance algérienne, Frantz Fanon a-t-il été déterminant dans votre engagement contre le colonialisme, ce combat fondateur qui a marqué toute votre vie ?

Difficile de dire, a posteriori, quelles sont les rencontres ou les lectures fondatrices qui forgent votre parcours. Sur le coup, on vit les choses, c’est tout. Mais Fanon a été important, sans aucun doute.

Avec Peau noire, masques blancs, publié en 1952, Frantz Fanon a montré comment le colonialisme pouvait déconstruire les êtres, attaquer les gens de l’intérieur. Ce livre, qui est devenu aujourd’hui un classique, est une sorte de psychanalyse du colonialisme, et surtout du colonisé antillais. Les œuvres de combat de Frantz Fanon ont été essentielles dans toutes ces années pour les Noirs américains, les Haïtiens, ou les Noirs brésiliens.

J’ai toujours été frappé, d’ailleurs, de voir à quel point les Antillais et les gens de la Caraïbe, en général, ont eu très tôt vocation à aller aider les autres : le leader noir Marcus Garvey, d’origine jamaïcaine, précurseur du panafricanisme, un grand nombre des dirigeants noirs américains des Black Panthers et du Black Power, qui venaient de Trinidad et de Jamaïque. Depuis la Martinique, Aimé Césaire a parlé au nom de toutes les libérations africaines et Frantz Fanon est donc allé soutenir la révolution algérienne. Quand je suis pessimiste, je me dis que, ne pouvant régler les problèmes chez nous, nous sommes allés aider les autres à régler les leurs. Mais ce n’est pas vrai. Le désir d’action et de libération chez l’Antillais est volontiers nomade, et aussi son sens de la solidarité. C’est la formation « archipélique » qui veut ça.

Comme Aimé Césaire, qui a été maire de Fort-de-France et député pendant presque cinquante ans, avez-vous envisagé de vous lancer dans une carrière politique ?

Non, jamais. J’ai toujours mené une action politique avec mes camarades, mais je n’ai jamais pensé faire une « carrière ». A la sortie de la guerre, j’avais tout juste 16 ans (je n’avais pas le droit d’entrer dans les bureaux de vote) quand j’ai participé aux premières campagnes électorales d’Aimé Césaire, pour la mairie de Fort-de-France et la députation. Dans ma commune du Lamentin, avec mes amis du Franc-jeu, un groupe politico-culturel, nous organisions les plans de campagne électorale. Césaire venait de s’inscrire au Parti communiste, qui était très fort à l’époque. Mais les communistes martiniquais étaient rassemblés dans une section « française » du PCF. Et nous, ça nous contrariait. [Le Parti communiste martiniquais a été créé plus tard, en 1957, NDLR.]

A la différence d’Aimé Césaire, qui défendra la départementalisation des Antilles françaises, vous serez, au contraire, favorable à l’indépendance. Cet engagement vous a coûté cher puisque vous avez été interdit de séjour aux Antilles, de 1959 à 1965. C’est un épisode de votre vie qu’on connaît mal.

Des grèves et des émeutes avaient secoué la Martinique et la Guadeloupe en 1959, un peu à la façon des récentes manifestations de 2009. En ce temps-là, la police ne prenait pas de gants ; les forces de l’ordre avaient fusillé à bout portant trois lycéens. Des enseignants avaient été suspendus de leur fonction. Le poète Paul Niger, Cosnay Marie-Joseph (qui avait été secrétaire général du Parti communiste martiniquais), Marcel Manville, l’un des avocats du FLN algérien, et moi avons alors décidé de créer une organisation, le Front antillo-guyanais pour l’autonomie, interdit quelques mois plus tard par le général de Gaulle. Nous étions indépendantistes mais le Front a été dissous pour constitution de bande armée, ce qui était une invention pure et simple. C’est à partir de ce moment-là qu’avec Manville nous avons été assignés à résidence plusieurs années à Paris. A chaque fois que j’essayais de quitter le territoire français, j’étais arrêté. Le Havre, Marseille, Strasbourg. Une fois, je suis parvenu à la Guadeloupe, j’y fus arrêté puis réexpédié en France, où j’étais « libre d’aller où je voulais ». Manville disait en plaisantant que je lui faisais l’effet d’un colis postal.

Dans ces moments-là, on devient un homme révolté ?

Quand on est militant, on n’est pas révolté. Le révolté est impuissant. Le militant, lui, sait quoi faire, ou du moins il le croit. En tout cas, il a de quoi faire.

Parce qu’il est serein, sûr de ses convictions ?

Je le crois. Ou bien aussi parce qu’à côté il a autre chose à réaliser, un travail, une mission, une œuvre.

Ce rêve d’indépendance, ou au moins d’autonomie, que vous avez longtemps poursuivi, s’est heurté à la réalité. Les Antillais n’y sont visiblement pas prêts. Vous y croyez encore ?

Je crois à la mondialité. Au mouvement qui porte les peuples et les pays à une solidarité contre les mondialisations et les globalisations réductrices. Etre indépendant, c’est peut-être entrer dans ces mouvements du monde. Je crois aussi aux petits pays, à des mini-nations, regroupées éventuellement en fédérations, pour lutter plus efficacement contre l’énorme uniformisation imposée par les grands trusts et les grands Etats. L’Etat-nation n’a pas d’avenir. Il ne provoque que des catastrophes parce qu’il est intimement lié au chaos du capitalisme libéral, qui démantèle le monde et est incapable de l’organiser ou d’en réparer les désastres.

Votre engagement militant, hors des partis, n’a jamais éteint votre création. Vous avez toujours lié poétique et politique, certain que la première précédait la seconde. Mais avez-vous craint, un moment, que le combattant anticolonialiste prenne le pas sur le poète ?

Le militant peut devenir féroce, cruel, aveugle. Et se briser intérieurement. J’ai fait attention à cela. De telles déformations proviennent de l’obligation pour un militant d’adopter sans réserves son dogme, de bâtir son idéologie.

Poétique et politique ont parfois du mal à s’accorder. Votre ami Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 pour Texaco, a dit combien il pouvait être dur d’« écrire en pays dominé » : « Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? » (Ecrire en pays dominé, éd. Gallimard, 1997). Avez-vous eu le sentiment – l’avez-vous encore ? – d’« écrire en pays dominé » ?

Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Ecrire, c’est éprouver sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu’une longue plainte aliénée. Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant, en revanche, toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau.

Avec Patrick Chamoiseau, vous avez signé, ces dernières années, plusieurs manifestes qui ont conforté votre position originale de poète engagé. Dans Quand les murs tombent (éd. Galaade, 2007) , vous vous opposez radicalement au « mur ministère » de l’Identité nationale et de l’Immigration…

… qui est de moins en moins un ministère de l’Identité (l’affaire a foiré) et de plus en plus un ministère de la police d’immigration.

Au moment des grèves de 2009 aux Antilles, vous avez écrit également, avec huit autres intellectuels antillais et guyanais, le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité (éd. Galaade, 2009). Solidaire avec le mouvement social, vous en appeliez à un autre monde où l’on vivrait et consommerait autrement.

L’oppression coloniale a changé de nature dans beaucoup de pays, l’exploitation emprunte des formes de plus en plus nuancées et impénétrables. L’une des fonctions essentielles du capitalisme libéral est de changer la diversité des richesses naturelles du monde en une organisation monotone et généralisée de consommation passive. Cette transformation s’opère à la fois sur un mode monolithique et chaotique. C’est ce que l’on appelle la globalisation ou mondialisation, qui produisent d’autres richesses, financières, par le moyen du profit et de la croissance. Ce manifeste préconise que les entreprises produisent en premier lieu du bien-être, concourant à un bien-vivre. Un élément aussi précieux que les nécessaires améliorations de salaires et de droits.

On vous sent aussi toujours révolté par le « cadre colonial » des relations entre Paris et les Antilles. Que reprochez-vous à la métropole ?

Depuis dix siècles, la France s’est construite sur l’idée qu’elle est une super intelligence du monde, dotée d’une super morale. Le résultat a été assez prodigieux. Mais il a généré des contrecoups mortels pour une partie du monde. Les cultures occidentales ont inventé la notion d’universel pour imposer en fait leurs propres « valeurs » comme valables pour tous. Cette catégorie d’universel est une tromperie complète. Les gens qui la prônent refusent la diversité du monde. La France, par exemple, continue de croire (du moins ses dirigeants) que l’assimilation pure et simple des Antilles à la France est la seule voie envisageable ou légitime pour ces pays, et le seul mode de relation possible.

Ce que vous reprochez à la France, c’est sa propension à faire la morale à la terre entière ?

Je ne reproche rien à la France. Mais voyez l’expression « la-France-patrie-des-droits-de-l’homme ». Cela n’enlève rien à la grandeur de ce pays, mais cette expression, à mes yeux, n’a pas de sens. Les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, ont des variantes tellement relatives sur la surface de la Terre. Dans certaines tribus précolombiennes, on organisait le suicide rituel des vieilles personnes qui ne pouvaient plus suivre le groupe dans son nomadisme. Le vieux qui ne pouvait plus ni bouger ni travailler et qui menaçait l’équilibre et la vie de la communauté finissait sa vie dans un suicide rituel, au cours d’une grande cérémonie festive. C’était le dernier service qu’il rendait et c’était la dernière joie qu’il partageait. Au nom des droits de l’homme, un Occidental dira que cette pratique était profondément inhumaine, et de son point de vue il aura raison, sans voir cependant que, chez lui, dans les rues des grandes villes, des centaines de gens meurent sur les trottoirs dans des conditions infiniment plus inhumaines et dégradantes, parce qu’ils ne peuvent plus ni bouger ni travailler. Comment définir les droits de l’homme de manière réellement « universelle » ? Mettre en apposition les diverses conceptions des humanités – ce que j’appelle une « poétique de la relation » – serait beaucoup plus profitable à tous. En France, la colonisation a été justifiée, au départ, au nom de telles idées « universelles ». Au nom d’une mission civilisatrice à laquelle Jules Ferry et beaucoup d’hommes de gauche ont sincèrement cru. Il s’agissait de répandre sur le monde les idées des philosophes des Lumières du XVIIIe siècle, mais l’exploitation des matières premières et des produits manufacturés restait la seule nécessité.

Depuis une dizaine d’années, le refoulé colonial hante la société française. Loi de février 2005 évoquant les « aspects positifs » de la colonisation, discours présidentiel de Dakar sur l’homme africain « qui n’est pas entré dans l’Histoire ». La tournure que prend le débat vous inquiète ?

Pas outre mesure, parce que ce sont là les dernières lueurs d’une bougie qui s’éteint. La pensée unique frappe partout où elle voit ou soupçonne de la diversité. Ce n’est pas pour rien qu’elle a frappé à Sarajevo ou à Beyrouth. La diversité terrifie. Au fond, le raciste, c’est qui ? Quelqu’un qui ne supporte pas le mélange.

La victoire de Barack Obama, en 2008, a été pour vous le symbole magnifique de cette « créolisation » du monde que vous annoncez depuis si longtemps. Mais que signifie une victoire, dans un pays – les Etats-Unis – où les communautés se juxtaposent plus qu’elles ne se mélangent ?

Quand Obama s’est porté candidat, beaucoup de mes amis noirs américains étaient contre lui, parce qu’il n’était pas assez noir ! Ils ne se rendaient pas compte que le fait d’être métis ne l’empêchait pas d’être noir. De même que le fait d’être métis ne l’empêchait pas d’être blanc. Et qu’il fallait reconsidérer la question de la créolisation sous ces aspects-là. La victoire du président Obama a contribué à casser, symboliquement et réellement, le vieux couple noir-blanc, dont les rapports ont dominé l’histoire des Etats-Unis. Plus rien ne sera pareil désormais. Barack Obama est un prophète patient, dont on dit trop vite qu’il a échoué.

Cette rencontre des cultures qui produit parfois des alliages géniaux comme le jazz, ce grand mélange que vous décrivez de livre en livre n’est-il pas un peu fantasmé ?

Pas du tout. Ce n’est pas de l’angélisme. Quand je parle de créolisation, je ne pense pas que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». La créolisation n’a pas de morale, pour une raison bien simple : nous sommes de plus en plus nombreux, désormais, à pouvoir décider seuls des règles de notre morale individuelle. Les religions nous les imposent de moins en moins souvent (vous pouvez être catholique et utiliser le préservatif, contre l’avis du pape), et il faut travailler à ce que les Etats ne cèdent pas à la tentation de vouloir nous les imposer. Il y a une sorte d’individuation généralisée au monde.

Pas dans toutes les sociétés, loin de là…

Evidemment. Mais la tendance générale va dans ce sens. La notion de différence est entrée dans la pensée mondiale. La diversité a pénétré l’inconscient du monde. C’est pourquoi, dans la créolisation, je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre, ni me dénaturer. Les pays qui n’accepteront pas cela prendront sans aucun doute beaucoup de retard.

Propos recueillis par Thierry Leclère publié sur le site Télérama. 7 juillet 2010

A lire : La Terre, le feu, l’eau et les vents, une anthologie de la poésie du Tout-Monde, d’Edouard Glissant, éd. Galaade, 2010, 350 p., 24,90 €
10 mai, mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, mémorial de textes, par Edouard Glissant, éd. Galaade, 2010, 40 p.
Le Discours antillais, d’Edouard Glissant, éd. Gallimard, coll. Folio essais, 1997
Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon, éd. du Seuil, coll. Points essais, 1952

L’Institut du Tout-Monde, dirigé par Edouard Glissant : www.tout-monde.com

Notes :

[1Précision du site La faute à Diderot : cette conférence a été prononcée en 1945


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