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La résistible ascension du néolibéralisme, modernisation capitaliste et crise politique en France, 1980- 2020
La critique de Michel Héry

Dans La résistible ascension du néolibéralisme, Bruno Amable décrit des années 1980 à nos jours la conversion d’une grande partie des appareils politiques de droite et de gauche au néolibéralisme, réunis dans un « bloc bourgeois ».

Sur la base des travaux conduits lors du colloque Lippmann, qui marque historiquement en 1938 la fondation du néolibéralisme moderne, Bruno Amable le définit ainsi dans son livre La résistible ascension du néolibéralisme : « Dans la perspective néolibérale, le libéralisme du laisser-faire finit par s’autodétruire, parce que la concurrence est toujours menacée et conduit à des monopoles et à la ploutocratie. Il faut donc concevoir un cadre institutionnel particulier qui stimule et préserve les principes de la concurrence. (…) Dans une société néolibérale, le rôle de l’État consisterait à fixer les règles et à intervenir en permanence pour préserver un ordre concurrentiel de marché, régulé par le mécanisme des prix. »

Il est certain que depuis cette date, le néolibéralisme réellement existant a emprunté des chemins très différents tant au niveau de la théorie que de ses applications pratiques, que ce soit lors des révolutions conservatrices aux États-Unis et au Royaume-Uni, pendant la dictature de Pinochet au Chili ou à travers l’ordo-libéralisme allemand. Le propos de Bruno Amable dans son livre est de décrire des années 1980 à nos jours sa lente percolation, qui s’est accélérée depuis le début des années 2010, au sein des systèmes politique et économique français : de Mitterrand à Macron.

Au cours de la période précédente le modernisme (défini par l’auteur comme ni socialiste, ni libéral), héritage entre autres du Conseil national de la résistance, du mendésisme et du gaullisme, exerçait encore une influence assez forte pour contrer l’influence du néolibéralisme porté par Giscard d’Estaing ou Barre. Ce modernisme se caractérisait par un rôle important d’un État social, fortement prescripteur en particulier pour tous les aspects de la réglementation du travail, et mettant en œuvre une planification indicative.

Un autre phénomène acquiert au fil du temps de plus en plus d’importance : il est lié à l’intégration toujours plus avancée de la France au sein de l’Union européenne. C’est ainsi qu’après la politique keynésienne classique appliquée après l’élection de Mitterrand en 1981 destinée à stimuler la croissance et à faire baisser le chômage, le tournant de la rigueur de 1983 est fortement marqué par la volonté de maintenir le franc dans le système monétaire européen. À partir de cette période, l’influence de la deuxième gauche au sein du Parti socialiste et de la CFDT par exemple ne fera que croître. Dans la même mouvance, la Fondation Saint-Simon, réunissant avec une grande modestie « des gens intelligents de droite et de gauche » (hauts fonctionnaires, dirigeants du secteur privé, journalistes) veut promouvoir un « ethos moderniste et réformateur ». 

On va dès lors assister à une succession de tentatives portées par les gouvernements successifs sous les présidences de Mitterrand et Chirac de mettre en place des réformes néolibérales. Certaines connaitront un échec relatif comme le plan Juppé sur les retraites en 1995, malgré le soutien de la CFDT, d’une partie du PS et un matraquage idéologique éhonté des médias. Ou encore en 1994, la création du contrat d’insertion professionnelle (CIP). Il n’en reste pas moins que petit à petit les acquis sociaux des Trente glorieuses et du début du premier septennat de Mitterrand furent grignotés et que la flexibilisation de l’emploi progressa tout au long de la période. Parmi les succès rencontrés par le néolibéralisme figure la loi Fillon sur les retraites de 2003.

La contrepartie de ces réformes sur la période 1983-2007 fut une série de défaites électorales des gouvernements en place au profit de l’opposition et des périodes de cohabitation entre droite et gauche. La victoire du non au référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe en 2005 s’inscrit ainsi dans cette résistance de la société française à l’intégration dans une Union européenne à la politique néolibérale fortement affirmée. Un non, dont il ne fut évidemment tenu aucun compte.

Cette marche forcée de plus de vingt ans vers le néolibéralisme, contre l’avis du peuple, a fortement contribué au développement de l’extrême-droite avec notamment l’élimination de Jospin au premier tour de l’élection présidentielle de 2002.

Dès lors, tout était en place pour la création progressive de ce que l’auteur désigne sous le nom de bloc bourgeois dans un précédent ouvrage écrit avec Stefano Palombari (L’illusion du bloc bourgeois). Il s’agit d’une alliance s’adressant prioritairement aux classes moyennes et supérieures de droite et de gauche, visant à promouvoir l’intégration européenne et son orientation néolibérale dans toutes ses composantes : économiques, financières, sociales, sociétales. Il s’agissait de mettre à bas l’État providence, de réformer le marché du travail au nom de la défense des outsiders (ceux qui en sont exclus ou qui peinent à s’y insérer) contre les insiders (travailleurs en CDI, fonctionnaires). La flexibilisation de l’emploi est supposée permettre un meilleur développement économique aux entreprises qui pourront alors mieux s’ajuster aux fluctuations de l’économie. On en verra clairement l’illustration avec la candidature Macron en 2017.

Sarkozy, ayant bien perçu les résistances, se montra très prudent dans les réformes du marché du travail, se contentant avec le soutien des centrales syndicales de mettre en place les premiers éléments d’une flexicurité à la française, avec notamment la rupture conventionnelle. Il est vrai que ses velléités réformatrices dans ce domaine furent quelque peu freinées par la crise de 2008 et la grande récession qui suivit. En résulta le discours de Toulon du 25 septembre 2008 avec ces fameuses phrases : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir. L’idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle », dont il doit encore rire.
En 2012 le quinquennat de Hollande commença sous les auspices du think tank Terra Nova qui faisant le diagnostic de classes populaires rétives au changement (comprendre : au néolibéralisme) alors que l’heure était à la mondialisation, plaidait pour que l’effort du PS porte en direction des jeunes, des habitants très éduqués des villes ainsi que des habitants des quartiers défavorisés, des femmes et des minorités. La conclusion de ce rapport de Terra Nova (citée par Bruno Amable) était lapidaire : « Le FN se pose en parti des classes populaires et il sera difficile à contrer ». Les prescriptions du think tank furent fidèlement suivies par le PS et par le nouveau président.

La politique du président fut à la hauteur de cette déliquescence : intégration européenne forcenée soumise aux diktats de l’Allemagne, politique économique de l’offre, glorification de l’entreprenariat, allégeance au Medef (création du CICE par exemple). S’ensuivit la loi Macron supposée supprimer les rigidités et impactant fortement le droit du travail : nouveaux contrats de travail soumis au droit des affaires, plafonnement des indemnités de licenciement. Puis de nouvelles mesures de flexibilisation du travail dans la loi El Khomri en 2016, allant bien au-delà de tout ce que la droite avait pu mettre en œuvre dans les précédentes décennies.

Il ne restait plus dès lors pour le bloc bourgeois qu’à mettre sur orbite la candidature de Macron en 2017. Cela aboutit d’ailleurs à la fin d’une certaine hypocrisie, le nouvel élu se revendiquant pleinement du néolibéralisme. On ne reviendra pas ici sur les réalisations du quinquennat, que Bruno Amable détaille, avec notamment les possibilités de ruptures conventionnelles collectives, la fusion des instances représentatives du personnel et globalement les possibilités d’action diminuées pour les organisations syndicales, les accords de compétitivité, etc.

Avec une belle régularité les rapports tombent et montrent l’ineffectivité en termes économiques et d’emploi de toute une série de mesures prises pour favoriser supposément l’investissement et la performance économique : le crédit d’impôt-recherche, le CICE, la baisse du taux d’imposition des entreprises, etc. Elles sont néanmoins reconduites, voire amplifiées pour le plus grand bonheur des actionnaires. Le néolibéralisme a fait sien un des principes Shadok : « Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir. Autrement dit : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. »

L’appauvrissement généralisé des classes populaires et des classes moyennes a cependant eu pour effet de générer une grogne sociale forte. Qu’à cela ne tienne, le néolibéralisme n’hésite pas à mettre en œuvre une répression policière brutale des mouvements de contestation. Il a, à sa façon, revitalisé la lutte de classes : celle d’une classe dominante qui n’hésite jamais à museler les libertés publiques et à s’affranchir des principes démocratiques de base.

Il faut néanmoins laisser le mot de la (presque) fin à Macron dans un discours d’avril 2020 qui constitue le pendant de celui de Sarkozy pendant la grande dépression. Bruno Amable le cite : « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de 200 ans. Nous devons aujourd’hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe. »

On gage que Macron attend aujourd’hui avec plus d’impatience que jamais la fin de la pandémie pour relancer la réforme des retraites qui jettera dans la pauvreté beaucoup de ces « femmes et hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ».

La résistible ascension du néolibéralisme, modernisation capitaliste et crise politique en France, 1980- 2020. Bruno Amable, Edition La Découverte 350 pages, 23 euros, numérique, 15,99 euros.


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