Le cheminement intellectuel d’Yvon Quiniou couvre plusieurs décennies de réflexion philosophique développée à travers une production aussi abondante que claire et rigoureuse. En effet, depuis ses Problèmes du matérialisme (1987) jusqu’à la Condition de l’homme athée (2020), Yvon Quiniou a construit une réflexion sans concession aux modes intellectuelles du temps, qu’elles soient explicitement conservatrices, ou au contraire qu’elles se parent des oripeaux d’une pseudo-radicalité inoffensive pour le monde du capital. La parution d’un ouvrage sous une forme dialoguée, Le matérialisme en question – Dialogue critique, qui reprend le contenu de ses conversations avec le philosophe grec Nikos Foufas, est donc bienvenue. Car elle permet non seulement de rendre accessible le contenu de ce cheminement intellectuel sous une forme abordable et synthétique sans jamais que la rigueur intellectuelle ne soit entachée : Nikos Foufas est un interlocuteur et un lecteur exigeant. Ses affinités réelles avec les positions d’Yvon Quiniou ne le font jamais sombrer dans l’œcuménisme de bon aloi mais l’incitent à approfondir les thématiques travaillées par Yvon Quiniou. Car c’est bien là un autre intérêt du livre : donner à ce dernier à s’exprimer ou à préciser sa pensée à la lumière des débats récents.
On sait qu’Yvon Quiniou revendique de s’inscrire dans une tradition théorique clairement identifiée : celle du matérialisme, trop souvent minoritaire dans l’histoire de la pensée mais pugnace et réapparaissant sous différentes formes et à différentes périodes de manière intempestive. Son travail est d’une certaine manière une « défense du matérialisme » se prolongeant en une « défense du matérialisme historique », mais aussi de cette autre forme de matérialisme que constitue le freudisme originel. Cette défense du matérialisme ne se veut pas passéiste ni dogmatique et Yvon Quiniou a toujours veillé à suivre en parallèle les conclusions de la recherche scientifique, fidèle à une conception du matérialisme qui refuse à la philosophie une position « de surplomb » face à l’avancée des sciences. Yvon Quiniou pointe d’ailleurs, parmi les causes de la domination de l’idéalisme et du spiritualisme dans le champ philosophique, cette très grande difficulté pour les philosophes à accepter de descendre de leur piédestal et de l’illusion de leur position « maîtresse ». En partant du principe que la philosophie doit « se mettre à l’école » de l’avancée des connaissances scientifiques, c’est à une forme d’humilité qu’il appelle et si la portée ontologique du travail scientifique est difficile à accepter pour le philosophe, ce n’est pas le cas pour Yvon Quiniou. Cette situation explique le maintien voire la résurgence de courants philosophiques néo-idéalistes et néo-spiritualistes comme l’incarnent bien les figures de Jean-Luc Marion ou de Rémi Brague, pour lesquels il se montre peu tendre.
Mais à la différence des formes de néopositivisme, les rapports entre science et philosophie qu’appelle de ses vœux Yvon Quiniou, et qui peuvent le rapprocher de Patrick Tort et Lucien Sève, deux auteurs auxquels les références abondent dans les pages de Matérialisme en question, ne signifient pas pour autant pour lui un tarissement de la fécondité de la philosophie. Le champ de l’investigation philosophique n’a pas disparu et de nombreux chapitres de l’ouvrage en explorent les rivages. Comme tâche philosophique actuelle, Yvon Quiniou pointe notamment la critique de la religion en tant qu’aspect essentiel de la critique des idéologies dont il reprend la conception althussérienne. Si les différents clergés restent des appareils idéologiques dangereux pour l’émancipation des dominés, la critique de la religion stricto sensu ne doit pas être abandonnée ; la crainte de froisser les sensibilités des classes subalternes ne doit pas émousser la critique. Le rôle « compensatoire » de la religion enjoignant aux fidèles de trouver dans un univers supramondain fictif une consolation aux tourments du quotidien reste toujours d’actualité, plus de 150 ans après que Karl Marx a asséné dans la Critique de la philosophie du droit que la « critique de la religion [était] la condition préliminaire à toute critique ». Yvon Quiniou rappelle à propos que ces positions critiques n’avaient pas changé chez le dernier Marx, qui dans sa Critique du programme de Gotha avançait toujours le besoin de « libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse ». Certes l’athéisme de Marx n’était pas l’anticléricalisme souvent tapageur des radicaux de la IIIe République, mais sa position était sur le fond plus cohérente : il s’agissait non pas de la négation de Dieu – qui reste prisonnier du système idéologique monothéiste – mais de la non présence du divin et de ces conséquences pratiques. C’est là mettre en exergue les affinités électives fortes entre le matérialisme et l’athéisme. Cet athéisme privatif évite l’écueil de l’athéisme dogmatique qui se prononce sur l’incréé et l’infini en glissant vers une forme de métaphysique et coupant les ponts avec les sciences. C’est de ce premier athéisme que se revendique Yvon Quiniou, même si son rapport au second reste ambigu. On aurait aimé peut-être qu’il se prononce plus clairement ici, tout comme sur ce qu’il définit comme le « matérialisme immanent » et le « matérialisme transcendant ». Tout comme on aurait apprécié qu’il situe dans ce cadre explicatif des mouvements religieux assurément progressistes comme le socialisme chrétien britannique ou la théologie de la libération sud-américaine.
Athéisme et matérialisme caractérisent la pensée marxienne, mais aussi celle de cet autre fils du XIXe siècle : Nietzsche. Yvon Quiniou y a consacré sa thèse de doctorat, Nietzsche ou l’impossible immoralisme, et Nikos Foufas logiquement le questionne longtemps sur cet auteur qui s’est trouvé quelque peu dans un « angle mort » de la tradition marxiste. À vrai dire c’est surtout le Lukács de la Destruction de la raison qui s’est exprimé sur Nietzsche de manière lapidaire et en le condamnant de manière sans doute excessive. Le regretté Domenico Losurdo a lui rouvert le « dossier Nietzsche », mais dans une optique assez différente d’Yvon Quiniou, même si celui-ci en accepte les conclusions, notamment sur le caractère politiquement réactionnaire des positions de Nietzsche. Pourtant, ce constat n’épuise pas la question de Nietzche et les analyses proposées ici de ce grand matérialiste athée, mais profondément élitiste voire assurément contre-révolutionnaire, dégagent tout ce que la pensée nietzschéenne a de fécond, au-delà de son élégance formelle et de sa puissance rhétorique. C’est qu’elle ouvre sur une question qui est l’objet de l’attention répétée de Quiniou : celle de la morale et de l’éthique. La critique de la morale par Nietzsche est connue. Or, Quiniou montre que ses apories font glisser Nietzsche d’un amoralisme proclamé vers un immoralisme pratique – que son refus du suffrage universel et son apologie de l’esclavage et de la colonisation signalaient déjà.
En niant toute forme de libre-arbitre, en s’inscrivant dans une forme de déterminisme, l’athéisme ferait-il sombrer ses défenseurs dans le refus de toute catégorie morale au profit d’une vision pessimiste et fataliste de l’humanité ? Une vision envisageant la violence, l’arbitraire et les inégalités de classe comme des fatalités voire des nécessités profitant à une élite d’« hommes forts » ? Sur ce point, malgré l’évidence d’un sens moral chez Marx jaillissant dans chacun de ses textes, ce dernier est de peu d’aide directement. Bien que lui et Engels – notamment dans un chapitre de son Anti-Dühring – aient envisagé, sur le modèle de la croissance des forces productives humaines, une forme de progrès des « formes morales » dont le dernier stade pourrait correspondre à une morale communiste, ils n’ont jamais fait de la morale un moteur du processus historique. On sait qu’ils ont plutôt cherché à un enraciner le mouvement communiste au sein de la classe ouvrière dont il s’agit de défendre les intérêts à court, à moyen et à long terme ; l’ethos des personnes moralement indignées par les ravages civilisationnels du capitalisme était très secondaire. Il en a découlé, au sein de la tradition marxiste, une méfiance réelle envers la catégorie « morale », très perceptible chez Kautsky, Plekhanov ou le Trotsky de Leur morale et la nôtre.
Yvon Quiniou n’est pas de ce point de vue et défend une conception autre et féconde. Résumons-la : la perspective d’une société sans classe, construite sur une démocratie généralisée et l’abolition de l’exploitation au profit de la coopération et des formes communes de socialité, peut se fonder sur la position matérialiste plus rétrospective dégagée par Charles Darwin. Pour ce dernier, ce qui constitue la spécificité humaine est le « modèle réversif » de l’évolution chez l’Homo sapiens le séparant des autres espèces du domaine du vivant. Si la sélection naturelle s’y est inversée, ne favorisant plus les aptes et les plus forts, mais la coopération et l’entraide, alors la lutte révolutionnaire pour le communisme s’inscrit dans le long processus d’hominisation dont elle doit constituer le couronnement : ici la réflexion d’Yvon Quiniou nous ouvre des perspectives qui démontrent la pertinence totale du matérialisme pour les mouvements d’émancipation.
Texte paru dans Les lettres françaises
La préface de Nikos Foufas est à lire sur le site :
https://lafauteadiderot.net/Le-Materialisme-en-questions
Le matérialisme en questions – Dialogue critique,
d’Yvon Quiniou et Nikos Foufas. Éditions L’Harmattan,
158 pages, 17,50 euros.