« La question de la souffrance est non seulement une grande question qui interpelle effectivement et concrètement beaucoup d’êtres humains à de multiples égards, lesquels y répondent de diverses manières dans leur vie quotidienne – j’y reviendrai. Mais elle est aussi et du même coup, ai-je envie de dire, une question qui concerne et a concerné la philosophie jusqu’à notre époque, sauf à verser dans un positivisme récent, étroit et transhumain, éventuellement contaminé à l’heure actuelle par la préoccupation d’une vie autocentrée sur la production et la consommation capitalistes, qui dès lors lui est indifférente et que je rejette absolument de ce point de vue. C’est pourquoi je vais l’aborder frontalement, mais à ma manière et en m’appuyant sur l’histoire de la philosophie mais, tout autant, sur celle de la pensée théorique illustrée par Marx, Freud, celle de sociologues modernes intempestifs ou sur des écologistes contemporains confrontés à la crise écologique, porteuse de souffrances à venir incalculables si l’on ne réagit pas, et d’abord intellectuellement. Mais cela suppose que l’on définisse préalablement ce terme pour ne pas se tromper de sujet.
Je le fais tout de suite en distinguant la souffrance, le mal et le malheur. Ce sont là trois notions différentes, même si elles peuvent être connectées dans la réalité vécue. La souffrance est un état psychologique ou affectif dont l’analyse relève d’une réflexion existentielle, qui peut faire appel à la philosophie, s’appuyer sur les sciences humaines comme la psychanalyse bien entendu, mais aussi sur l’histoire ou la sociologie et leur constat des désastres sociaux renouvelés jusqu’à notre époque – tant les formes concrètes de cette souffrance sont diverses. Le mal, lui, est une notion normative, qui implique un jugement de valeur qui le condamne ; mais il suppose en tant que tel une conception du bien auquel il s’oppose et qui soulève bien des problèmes théoriques quant à sa réalité et à son origine, hors des facilités de la religion, spécialement chrétienne. Le malheur, enfin, malgré sa référence au mal (mal-heur), présente une réalité massive, individuelle, collective ou liée tout simplement à la condition humaine confrontée ultimement à la mort, en particulier. Mais il faut peut-être mettre en avant, surtout, sa dimension collective, à travers l’examen critique que, à nouveau, l’histoire et la sociologie scientifiques en font : elles sont là pour non seulement nous montrer ses divers visages concrets, mais les expliquer et nous fournir des solutions afin, au minimum, de le réduire, à défaut de pouvoir le supprimer totalement – sachant qu’une grande part de souffrance y est aussi impliquée.
On en restera cependant, malgré leurs liens, à la souffrance à lumière d’une réflexion basée sur la raison et qui n’entend pas « faire pleurer Margot », comme on dit, mais se faire l’écho de ses pleurs pour tenter de l’en faire sortir lucidement. Car la pensée de la souffrance n’est pas une pensée souffrante ou destinée à faire souffrir, au contraire ; elle est une pensée de celle-ci, à distance d’elle, visant à aider les humains à la résorber et non à nous y enfoncer comme les religions sont portées à le faire, on y reviendra. Or il faut bien voir d’emblée que deux approches nous sont alors disponibles, quitte à enrichir la seconde aujourd’hui d’une réflexion toute récente sur le travail et sur la crise écologique : 1 Une approche qu’on peut qualifier d’individualiste ou d’individuelle, car centrée d’emblée sur l’individu, dont la vie quotidienne peut nous offrir des exemples nombreux, mais sans nous amener très loin en guise de solutions alors que la philosophie, au contraire, dès l’Antiquité et à travers l’idéal de sagesse (c’est l’une des définitions de ce mot à côté de celle qui pointe sa recherche de la vérité ou du savoir), a tenté de résoudre cette situation en voulant nous aider à dépasser rationnellement (ou raisonnablement) la souffrance. Sauf qu’elle ne saurait nous convaincre vraiment désormais et que cela nous oblige à trouver d’autres solutions du côté de la pensée scientifique avec ses conséquences pratiques touchant à l’homme. 2 Une approche sociale et historique, ou encore collective, à laquelle j’ai déjà fait allusion et qui mérite un traitement à part tellement la réalité de la souffrance en relève, quitte à ce que, dans sa compréhension et sa résolution, elle échappe elle aussi, voire surtout, à la seule réflexion philosophique de caractère spéculatif, pour exiger un traitement également scientifique, du côté des sciences sociales et des moyens concrets, politiques en particulier, qui en découlent pour y porter remède, que la seule philosophie ne peut fournir. 3 On pourra alors revenir à l’approche visant l’individu en propre, mais en l’intégrant à une approche sociale renouvelée, car celle-ci, bien conçue et développée dans ses conséquences ultimes, peut aussi expliquer la souffrance individuelle dans sa spécificité psychologique et nous offrir en partie le moyen d’y remédier. Mais on aura compris que, dans tous les cas, la raison est en jeu : c’est bien elle qui nous éclaire, théoriquement et pratiquement. »
Bref commentaire supplémentaire : Il s’agit bien d’une approche de la souffrance humaine dans sa globalité, donc à la fois individuelle et collective, ce qui n’a pas été fait en tant que tel à ma connaissance, et ce pour l’expliquer rationnellement et y remédier. Elle fait jouer à la fois la philosophie et la science, et la seconde contre la première essentiellement. Car s’agissant de la souffrance individuelle, les sagesses du passé (des stoïciens jusqu’à Spinoza, quelle que soit la grandeur de celui-ci) doivent être remplacées par la connaissance scientifique de celle-ci et les remèdes qu’elle apporte : médecine, psychiatrie, psychanalyse. Quant à la souffrance sociale, si des philosophes comme Rousseau ou Kant, avec sa philosophie de l’histoire et son Projet de paix, ont joué un rôle incontestable dans ce domaine, ils n’ont pu l’expliquer comme l’a fait ensuite Marx avec sa théorie scientifique du capitalisme, qui n’est pas seulement théorique ou « positive » mais critique, pointant la souffrance qu’implique l’exploitation de classe et donnant à son œuvre un sens humain. Du coup elle nous offre un moyen efficace d’y remédier, à défaut de l’abolir, par la politique. S’y ajoutent les nouvelles recherches de la sociologie critique sur la souffrance au travail, par-delà la seule aliénation, ainsi que la prise en compte des dégâts humains que la crise écologique est entrain de produire et qui met en cause le productivisme capitaliste et pas seulement la consommation individuelle Oui, la raison instruite est bien là pour éclairer et réduire cette souffrance, hors des illusions religieuses ou des impasses de la vision libérale des choses ! Yvon Quiniou.
La souffrance éclairée par la raison. Yvon Quiniou. Editions L’Harmattan.