Soixante ans après sa conclusion, le 23 août 1939, le Pacte germano-soviétique - ou Pacte Molotov-Ribbentrop, du ministre des affaires étrangères du Reich Joachim Von Ribbentrop et du commissaire aux affaires étrangères soviétique Viatcheslav Molotov - continue d’alimenter les passions et de nourrir des polémiques plus idéologiques qu’historiques.
L’accord d’août 39 est une pièce de choix pour les tenants de la thèse des deux totalitarismes ; du « Hitler = Staline », dont les ressorts et les objectifs sont d’avantage l’anticommunisme que la recherche d’une vérité historique.
Cependant, des travaux sérieux ont été menés sur le sujet, comme l’exposé, entre autres, présenté par Claire Descamps à la Sorbonne le 10 mars 2009. Celle-ci démontre que le Pacte est « un texte de circonstance » et insiste sur le fait qu’ « il est préférable de refuser l’explication par l’idéologie, qui est souvent donnée par les historiens ».
On ne saurait en effet juger des évènements de l’époque d’après des valeurs mais à partir des faits et des contextes politico-idéologiques qui prévalent au lendemain de la première guerre mondiale et de la Révolution d’octobre.
On sait que Britanniques et Français font payer à l’Allemagne vaincue un lourd tribut de guerre qui une des causes de la montée du fascisme et de l’accession de Hitler au pouvoir. On sait aussi, que les mêmes puissances tiennent l’URSS et le communisme pour ennemis principaux et qu’ils s’acharnent à isoler Moscou ou à diriger contre elle une série de provocations.
A partir de 1933, les diplomaties française et britannique vont être marquées par l’ambivalence : faut-il accepter les offres insistantes de l’URSS en matière de sécurité collective que présente le commissaire aux Affaires étrangères Litvinov à la Société des nations (SDN) à Genève ? Faut-il, au contraire, encourager le « Drang nach Osten » (la poussée vers l’Est) du Chancelier nazi en espérant qu’il s’attaque aux Soviets et qu’ainsi les uns et les autres s’épuisent ? Dans son journal, le ministre des affaires étrangères des Etats-Unis, Harold Ickes, affirme que « l’Angleterre caressait l’espoir de provoquer un affrontement entre la Russie et l’Allemagne pour ne pas se compromettre elle-même ».
Les six ans qui séparent l’établissement de la dictature hitlérienne de la signature du Pacte témoignent de ces hésitations qu’on pourrait traduire de façon triviale : « Qui bouffera qui ? ».
Les évènements s’accélèrent à partir de 1938. Le Kremlin tient les accords de Munich pour une double trahison : à l’égard de la Tchécoslovaquie amie et à son propre égard, puisque Staline a été tenu en dehors des pourparlers qui amène les chefs des diplomaties françaises et anglaises, Daladier et Chamberlain, à céder devant le Reich. Churchill notera plus tard dans ses mémoires : « Le gouvernement soviétique était convaincu, à la suite de l’affaire de Munich et pour beaucoup d’autres raisons, que ni la Grande Bretagne, ni la France ne se battrait avant d’avoir été attaquée, et qu’alors elles ne pourraient pas faire grand-chose. L’orage approchait et aller éclater. La Russie était obligée de veiller à ses intérêts. »
A la suite de Munich et devant la passivité sinon de la complaisance des gouvernements français et anglais, Hitler s’enhardit : le 15 mars 1939, les troupes allemandes entrent à Prague ; le 22 mars, elles arrachent le port stratégique de Memel à la Lituanie ; le 7 avril, Mussolini s’empare de l’Albanie.
L’Autriche annexée, la Tchécoslovaquie absorbée et démantelée, le Führer se tourne vers la Pologne ; réclame le port de Dantzig ; multiplie les discours guerriers. En mars 1939, Churchill a affirmé que si l’Allemagne décide d’attaquer Pologne, la Grande Bretagne entrera en guerre.
Le 17 avril 1939, l’U.R.S.S. propose à nouveau, un pacte d’assistance mutuelle anglo-franco-soviétique. Cette proposition reste sans réponse. Moscou la renouvelle le 14 mai. La France et la Grande-Bretagne attendent le 27 mai pour accepter l’ouverture de discussions sur un pacte tripartite. Elles envoient à Moscou des négociateurs. Ils n’arriveront à Moscou que le 14 juin. Ils se déclarent d’emblée sans mandat précis. Il faut attendre le 24 juillet pour que la Grande-Bretagne accepte d’engager les débats sur le projet de convention militaire. Car c’est le point sur lequel insiste Staline : il ne peut y avoir d’entente sans accord militaire, sur le partage des rôles en cas d’agression. Se pose dès lors la question de l’éventuelle entrée des troupes soviétiques en Pologne pour être au contact avec l’agresseur nazi. Les colonels au pouvoir à Varsovie joueront ici un des rôles les plus négatifs.
Les occidentaux se décident enfin d’envoyer des missions militaires à Moscou. Par bateau ! Elles ne seront à Leningrad que le 10 août. Les pourparlers débutent le 13.
Les gouvernements français et anglais entendent mener les négociations avec l’espoir de se tenir à l’écart de la guerre qui se rapproche. Ils sont résolus à éviter tout engagement précis et concret, notamment au plan militaire. Ils n’ont pas renoncé à détourner les appétits de Hitler à l’Est.
Au moment où s’ouvrent les négociations de Moscou, Londres engagent des discussions avec Berlin. Bien que secrètes, leur existence n’en est pas moins connue des grandes chancelleries. Côté anglais : Horace Wilson, le conseiller principal de Chamberlain, et le ministre du commerce extérieur Hudson ; côté allemand : l’Ambassadeur à Londres, Dirksen et l’économiste nazi Wohlaht. Les Anglais proposent un traité jetant les bases d’une entente anglo-allemande fondée sur une délimitation des espaces vitaux des deux pays. « L’objectif secret de ce traité, signale Dirksen à Berlin, consiste à donner la possibilité aux Anglais de se défaire progressivement de leurs engagements vis à vis de la Pologne … Dans ce cas la Pologne serait laissée seule face à l’Allemagne… ».
Le 16 août 1939 à Berlin, le Baron Ropp chef des forces aériennes anglaises, rencontre Ribbentrop et lui déclare : « Ce serait une absurdité pour l’Allemagne et l’Angleterre de s’engager dans une lutte à mort à cause de la Pologne. Le résultat ne peut être qu’une destruction réciproque des forces aériennes tandis que la Russie, avec ses forces intactes resterait le seul pays placé dans une situation favorable. »
Les Soviétiques sont naturellement au courant de ce double jeu. Leur confiance en Londres et Paris ayant déjà bien été entamée à cause de la non- intervention en Espagne puis de Munich, ils cherchent eux aussi à avoir deux fers au feu. Staline a une hantise de la guerre : il sait que l’URSS n’est pas prête ; qu’elle risque d’avoir contre elle la quasi-totalité de l’Europe. Il vient de détruire la totalité de l’Etat-major de l’Armée rouge et nombre d’officiers.
Du côté de Berlin, on s’inquiète de l’annonce des pourparlers entre la France, l’Angleterre et l’Union Soviétique. Hitler privilégie un accord avec l’Angleterre. Le 22 juillet il confiait encore à un diplomate suisse, Karl Burckart (représentant de la Croix rouge et historien) que les occidentaux étaient bien bêtes : au lieu de comprendre qu’il faut qu’ils s’allient avec lui contre l’URSS, ils l’obligent à signer un pacte avec l’URSS. Son projet étant au final de battre Staline.
Le 3 août 1939,Von Ribbentrop déclare au soviétique Astakhov qu’il n’y a pas de questions insolubles entre L’URSS et l’Allemagne :« Tout au long de l’espace de la mer noire à la Baltique, il est possible de s’entendre sur toutes ces questions si le gouvernement soviétique partage ces prémisses ». Il propose de signer un protocole secret, qui délimiterait les zones respectives d’influences. Le gouvernement soviétique, qui espère toujours le succès des pourparlers tripartites, fait savoir à Berlin qu’il considère comme inopportune la proposition et qu’il rejette le projet de protocole secret (7 août).Le 19 alors que les pourparlers franco-anglo-soviétiques sont dans l’impasse, la presse moscovite attaque très vivement l’Allemagne dont elle juge comme imminente une attaque allemande contre la Pologne. Or, le lendemain, le gouvernement polonais confirme son refus de l’aide soviétique. Le chef d’état major général de l’armée polonaise déclare : « Il ne saurait être question de permettre aux troupes soviétiques de franchir la frontière polonaise ». Staline comprend qu’il n’y aura pas d’accord militaire avec les Français et les Britanniques. Ce même jour, le 20 août, Hitler avertit Staline par télégramme que : « chaque jour peut déclencher une crise entre l’Allemagne et la Pologne » dans laquelle l’Union Soviétique serait entraînée si elle ne consent pas à « signer avec l’Allemagne un traité de non agression » . Il lui propose de recevoir son ministre des Affaires Etrangères, le mardi 22 août ou au plus tard le mercredi 23. « Le ministre sera investi de tous les pouvoirs pour la rédaction et la signature d’un pacte de non- agression », précise-t-il.
Staline est au pied du mur : d’un côté la dérobade des occidentaux ; de l’autre l’imminence d’une guerre dans laquelle l’URSS peut être entrainée, sans soutien, alors que les Japonais, puissance de l’Axe, viennent déjà d’attaquer la Mongolie avec laquelle Moscou a des accords militaires.
Définitivement persuadés que la Grande-Bretagne et la France ne veulent pas d’une alliance militaire, les dirigeants soviétiques signent à Moscou le 23 août 1939, un pacte de non agression avec l’Allemagne. Paul Reynaud parlera plus tard de « Waterloo de la diplomatie française ».
« On se demande, écrit l’historien Hartmann, qui de Hitler ou de Staline avait le plus d’horreur pour le traité qui venait d’être conclu. Tous deux n’ignoraient pas qu’il ne s’agissait en l’occurrence que d’une expérience temporaire. Il existait entre les deux empires et les deux systèmes un antagonisme mortel ».
L’annonce de l’accord Ribbentrop- Molotov bouleverse les opinions publiques. Elle jette la confusion dans les partis communistes, provoque des déchirures, comme le départ de Nizan du parti. Deux jours après la signature, Maurice Thorez déclare à la réunion du groupe communiste à l’Assemblée Nationale, le 25 août : « En agissant ainsi, l’URSS a mis en échec le plan de Munich. Mais si Hitler, malgré tout, déclenche la guerre alors qu’il sache qu’il trouvera devant lui le peuple de France uni, les communistes au premier rang pour défendre la sécurité du pays, la liberté et l’indépendance des peuples ».
L’Humanité du 26, devait publier cette déclaration. Mais, le 25 au soir le gouvernement interdit par décret l’Humanité et le journal Ce soir. Le 26 à l’aube, la police saisit tous les exemplaires de l’Humanité. Le journal porte en gros titre : « Union de la Nation française contre l’agresseur hitlérien ».
Les évènements, eux, vont très vite. L’URSS neutralisée, certains que Français et Anglais ne bougeront pas – ce que confirmera « la drôle de guerre »- Hitler attaque la Pologne (1er septembre).
Comme le souligne Claire Descamps « jamais Hitler ne fut désireux de faire de l’URSS un allié, contrairement à Staline qui aurait pu rêver de cela avec l’Allemagne. C’est l’échec de sa politique envers Londres qui poussa le Führer à envisager ce que Von Ribbentrop lui proposait : un pacte de non-agression avec l’URSS. On trouve ici une différence fondamentale : la Grande-Bretagne était envisagée comme un véritable partenaire possible (rappelons que les anglo-saxons sont placés juste après les allemands de souche dans l’échelle raciale nazie), alors qu’il s’agit juste de neutraliser les russes de façon suffisante pour avoir les mains libres en Pologne d’abord, ailleurs ensuite ».
Le traité n’obligeait donc pas l’URSS à aider le Reich dans ses guerres de conquêtes. Mais il contenait des clauses secrètes aux termes desquels l’URSS récupérait les territoires de l’Ouest qu’elle avait perdu en 1921 (Paix de Riga) à l’issue de la défaite des Bolcheviks face au Polonais. Moscou avait également les mains libres dans les Pays baltes. Dès la défaite française, les troupes russes y prennent position.
En soi, ces modifications territoriales dans une Europe en guerre, sont explicables : Staline, sans y croire hélas, se prémunit contre une attaque allemande et revient sur les concessions que Lenine avait faites, et qu’il avait combattues, en 1918 (indépendance des Pays baltes) et 1921 abandons d’une partie de l’Ukraine, de la Biélorussie et la Bessarabie (Moldavie). Ce qui demeure inadmissible, c’est le traitement infligé aux populations et, surtout, aux cadres politiques et militaires et à aux intelligentsias dans les territoires que l’Armée rouge occupe en 39-40 : massacres, comme celui des officiers polonais Katin ; déportations de masse etc.
Reste à savoir où commençait et où s’achevait la lucidité de Staline. Pour Claire Descamps, « Hitler n’a jamais caché ses vues sur l’URSS, et sa volonté de mettre à bas l’ennemi communiste. Ce pacte ne pouvait donc qu’être à ses yeux une étape lui permettant une guerre plus facile contre la Pologne, et plus tard la France. Du côté russe, il est plus délicat de trancher, surtout en sachant que l’Allemagne a toujours représenté pour l’URSS une alliance possible, même sous le drapeau nazi. Staline se serait-il laissé berner, oubliant le farouche anticommunisme d’Hitler ? ».
Le 22 juin 1941, les nazis se lançaient à la conquête de l’URSS.
Article paru dans L’Humanité-Dimanche du 20 août 2009
Voir également sur le site, du même auteur, un article sur l’opération Barbarossa et la critique de l’ouvrage majeur d’Alexandre Werth, La Russie en guerre