En s’engageant dans une lecture critique de Marx et en se lançant dans la compréhension de son œuvre, tôt ou tard, volontairement ou involontairement, on se confronte à la question épineuse de la fonction et de la place du matérialisme dans son œuvre, ainsi que par la suite et plus globalement au problème du sens du matérialisme, comme cette démarche qui nous permet d’appréhender les processus relationnels, actifs et variables qui forment le réel. Ce livre sous forme de dialogue est le résultat de l’intérêt commun de ses deux auteurs, tantôt pour la réflexion de l’auteur du Capital, tantôt de leur volonté de contribuer si possible à une meilleure élucidation conceptuelle et à une valorisation théorique du matérialisme, cette doctrine qui a été très souvent, mais très injustement d’après notre point de vue, critiquée et calomniée. En fait, notre démarche peut être inscrite dans la perspective de Patrick Tort selon qui, le matérialisme est un outil de la connaissance objective et « la démarche de pensée, exclusive de toute autre, qui permet d’explorer sur le mode causal l’ensemble des processus de la réalité » [1] ou dans la perspective de Lukács qui s’oppose à une compréhension simpliste du matérialisme :
C’est un malentendu très répandu de croire que la vision du monde du matérialisme - priorité de l’être sur la conscience, de l’être social sur la conscience sociale - est également hiérarchique. Pour le matérialisme la priorité de l’être est avant tout la constatation d’un fait : il y a un être sans conscience, mais il n’y a pas de conscience sans l’être. Cependant, cela n’entraîne aucune subordination hiérarchique de la conscience à l’être. Au contraire, cette priorité et sa reconnaissance concrète théorique et pratique par la conscience ne fait que créer la possibilité d’être réellement maîtrisé par la conscience. [2]
J’ai proposé à Yvon Quiniou d’entamer le présent travail et il a d’emblée accepté de dialoguer avec moi, dans un esprit très critique (mais au bon sens du terme), sans préjugés, sur diverses questions que pose le matérialisme et qu’il tente de résoudre, contre toute une longue tradition de philosophie spéculative, sinon idéaliste, en s’appuyant tant sur la culture philosophique classique que sur la culture scientifique contemporaine, les sciences humaines et sociales comprises. On sera surpris par la vivacité et la clairvoyante précision des réponses d’Yvon Quiniou, souvent nouvelles dans ce domaine et dans lesquelles il s’appuie sur de nombreux livres antérieurs. Bien plus, Yvon Quiniou a le grand mérite d’être parmi ces penseurs en France comme Lucien Sève et Patrick Tort, qui d’une façon tenace travaillent depuis longtemps et systématiquement sur le matérialisme - sans doute chacun de son propre point de vue ainsi qu’avec sa propre approche particulière - et dont une grande partie des travaux antérieurs portent sur la question du matérialisme. L’élément peu commun et à mes yeux innovant dans l’approche d’Yvon Quiniou, à part le pont théorique qu’il construit entre la pensée marxienne/marxiste et la morale, est notamment - une partie de notre dialogue porte sur cet aspect - le fait qu’il analyse l’œuvre de Nietzsche à travers le prisme du matérialisme et d’autant plus, il l’inscrit jusqu’à un certain point dans le courant du matérialisme.
Ainsi, notre intention primaire et commune consiste à explorer le matérialisme en ses plusieurs aspects et dimensions, tels que son rapport complexe avec la religion, l’athéisme, le naturalisme, la morale, la notion d’aliénation et bien entendu, à réfléchir à la fin de notre discussion sur le matérialisme historique. Mais en dehors de ces aspects purement théoriques, ce livre a aussi un enjeu politique qu’il ne cache pas et que tous les deux on partage ouvertement : contribuer à l’élaboration et à la diffusion d’une culture philosophique et politique au service de l’émancipation humaine, dans un monde qui en a bien besoin.
Le matérialisme en questions. Dialogue critique, Yvon Quiniou et Nikos Foufas, L’Harmattan, Mars 2020.