Ivar Lo-Johansson (1901-1990) est un écrivain suédois que l’on classe parmi les écrivains prolétariens. Il vient une première fois à Paris, vers 1925, où il vagabonde en France mais aussi dans d’autres pays européens. Il en reste un livre, "Une vie de vagabond en France", qui reste inédit dans ce dernier pays car non traduit. Vers 1950, il revient à à Paris et de ce retour, il écrira "L’Autre Paris" qui fut publié en Suède en 1954. C’est la traduction française (due à Philippe Bouquet) de cet ouvrage qui est aujourd’hui publiée en France.
C’est un document intéressant qui est signé par l’écrivain prolétarien, il s’intéresse aux laissés pour compte de la société de l’époque : clochards, indigents, vieillards, chiffonniers, prostituées… Dix courts chapitres décrivent cette société qui vit en marge de la bonne société ou de la société laborieuse considérée comme honnête par les maîtres du moment, mais la présente édition ne donne pas à voir, pour des raisons tristement économiques, les photographies de Tore Johnson…
Les pages les plus intéressantes sont celles où le romancer se transforme en observateur qui voit la réalité française depuis Sirius comme on dit. Car Ivar Lo-Johansson évacue le pittoresque et décrit le réel de façon clinique. Certes, il y a bien le détachement et la lucidité qui lui fait voir honnêtement la prostitution et la corruption des édiles ( ? ) ; mais il y a surtout l’étrangeté prémonitoire (nous sommes au début des années cinquante du XXème siècle !) qui se dégage de sa vision de la population maghrébine : "Je traversais donc des oasis muettes d’hommes de couleur, surtout des jeunes et des garçons, qui restaient là dans une totale oisiveté" ( p 48). La situation des années 50 explique peut-être la situation actuelle… Rien de pittoresque (encore que !) mais d’utiles rappels historiques en ces temps où il ne fait pas bon rappeler des réalités incontournables comme la grève qui est bannie du vocabulaire même des journaleux quand elle n’est pas systématiquement dénigrée ! Ivar Lo-Johansson fait même remonter la première grève de l’histoire à l’inhumation de Charles VII à Saint-Denis sans qu’il soit possible de vérifier l’information : voilà qui en dit long sur le culte du tabou de nos jours ! Finalement, lire Lo-Johansson n’est pas dans l’air du temps. Un chapitre comme celui réservé aux poivrots de Paris évite soigneusement la lutte anti-alcoolique à la mode au moment où j’écris ces lignes ; il n’hésite pas à écrire que "la ligue nationale contre l’alcoolisme […] se livre à une propagande assez maladroite contre l’alcool". Tout comme il évite la mise en avant de l’alcool… "Le Paris des artistes" laisse le lecteur dubitatif : certes il y a du vrai dans ce qu’écrit le romancier mais on se prend à hausser les épaules quand on constate la rapidité avec laquelle les courtiers de New-York deviennent des artistes réputés et donc très chers… C’est que l’argent règne sans partage, même les croûtes atteignent des prix exorbitants… Le dernier chapitre rappelle très justement que chaque époque a ses pauvres. Ceux de maintenant sont diplômés, sans pittoresque, certaines étudiantes sont condamnées à se prostituer pour payer leurs études, les putes sont devenues des call-girls friquées ; j’exagère sans doute mais c’est que ce monde me révulse.
C’est pourquoi il faut lire "L’Autre Paris" ; car Ivar Lo-Johansson le proclame nettement : "L’argent va à l’argent, la pauvreté va à la pauvreté et fait des petits". C’est pourquoi je partage avec l’auteur son attention aux pauvres même si ces derniers ont parfois des rêves qui me révoltent. Même si je ne suis pas sûr d’avoir saisi toutes les subtilités du livre de Lo-Johansson… Et même si l’absence des photographies de Tore Johnson se fait cruellement sentir.
Ivar Lo-Johansson, "L’Autre Paris". L’Élan (publié par Ginkgo éditeur). Préface et traduction de Philippe Bouquet, 86 pages, 10 €.