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Le communisme hypothétique d’Alain Badiou
Par Aymeric Monville

D’aucuns, lecteurs de L’Humanité de vendredi dernier [voir l’Humanité du 16 avril 2009], ont pu trouver réjouissant qu’un penseur de l’envergure médiatique d’Alain Badiou réhabilite « l’hypothèse communiste ».

Mais dans son texte, qui reflète d’ailleurs assez bien ses ouvrages précédents, Badiou instaure un abîme infranchissable entre les concepts les plus récurrents de la pensée politique : le sujet et le collectif, le hasard et la nécessité, le réel et le possible, l’Etat et la révolution. Ce refus de penser dialectiquement est-il l’effet de sa prédilection pour la logique formelle (pour Badiou, « la mathématique dit l’ontologie ») ou simplement la conséquence d’une volonté de se tenir, comme l’article l’annonce, au plus loin de Hegel ?

Pour prendre un exemple, l’une des bêtes noires hégéliennes du philosophe, à savoir l’Etat, n’est perçu qu’en termes de contraintes et jamais de possibilités. Il ne s’agit plus de voir, comme dans la tradition marxiste, en quoi l’Etat s’articule sur le processus qui conduit du règne de la nécessité à celui de la liberté, ni même de simplement comprendre sur quels rapports de force s’établit la domination de classe de l’Etat, par exemple le fait qu’il n’est pas anodin de vivre sous l’Etat français de Vichy ou la République aussi imparfaite soit-elle. Non, il s’agit pour l’auteur de condamner l’Etat en soi, l’idée de l’Etat au sens platonicien du terme.

Et pour faire face à cet Etat, le seul recours, selon Badiou, reste en dernière analyse une décision individuelle. Présupposé qu’il partage avec l’individualisme méthodologique libéral qui ne veut pas entendre parler de classes sociales, à ceci près que, chez Badiou, l’individu a la possibilité de se révolter, de réaliser une « projection héroïque mais individuelle ». C’est ainsi que la morale, l’engagement, sont rejetés du côté du devoir-être, de l’effort sur soi-même, au mépris des contingences. Posture aristocratique qui doit beaucoup à Sartre et qui nous ramène tout bonnement à la séparation néo-kantienne entre le cas concret et la loi abstraite, entre la politique et la morale.

Voilà sans doute pourquoi les « événements » de prédilection du philosophe ne sont pas la révolution d’Octobre ou encore la défaite du fascisme, ni les grandes conquêtes du mouvement ouvrier, mais… la révolution culturelle chinoise ! Tout événement, pour être digne du nom que lui donne Badiou, se doit d’être « une surprise », « une rupture dans la disposition normale des corps et des langages ». Cette inarticulation est bien dans l’air du temps : là où, contre l’Eglise, la révolution scientifique avait défendu l’idée de la liberté conçue, pour parler comme Spinoza, comme « une intellection de la nécessité », l’on va désormais, sous prétexte de lutter contre le déterminisme mécanique, rejeter toute déterminabilité au profit de l’aléatoire et de l’arbitraire.

Ainsi, aucune mention n’est faite de l’inscription dans le réel du projet communiste. Certes pas comme une nécessité mécanique mais comme une possibilité permise par le développement des forces productives et des rapports de production. Il s’agissait pourtant d’un des apports cruciaux de Marx par rapport au socialisme utopique.

Certes, le marxisme n’est pas un économisme. Pour accoucher d’une nouvelle société, il faut un accoucheur. Mais nul matérialiste ne saurait nier le rôle de l’économie en dernière instance. Or, chez Badiou, l’économie a tout juste le statut du noumène kantien : on peut la penser (penser qu’elle joue un vague rôle), mais non la connaître. D’où les difficultés qu’éprouve le philosophe à définir le capitalisme actuel revenu, selon lui, au stade de 1840, de par son « cynisme ». Néanmoins, le capitalisme, mode de production caractérisé en soi par l’antagonisme capital / travail et l’extorsion de la plus-value, n’est pas plus ou moins cynique en fonction des moments. Si Badiou veut évoquer par-là la notion d’Etat « providence » qui, effectivement, a aujourd’hui du plomb dans l’aile, cette situation plus ou moins révolue était l’effet de la pression populaire et des luttes au niveau mondial, non d’une essence particulière et mystérieusement moins cynique du capitalisme de l’après-guerre. Si l’on fait abstraction de tous ces « faits » – terme qui déplaît fort à Badiou – pourtant têtus, c’est tout l’héritage pratique et théorique du mouvement ouvrier qui se retrouve forclos. L’abandon de la forme-parti, prôné explicitement dans le texte, est bien entendu symptomatique.

On voit qu’il s’agit bien d’en finir avec le marxisme et pas simplement avec « ses origines hégéliennes » comme l’affirme l’article. On peut même se demander si cette critique de Hegel est bien légitime ; en tout cas l’on voit mal quel bénéfice trouve Badiou à remplacer Hegel par un autre penseur réputé « idéaliste » tel que Platon. Car, puisqu’il est question de « l’idée » de communisme, une différence fondamentale entre l’idée chez Platon et chez Hegel tient au fait que pour ce dernier, l’idée n’est pas une abstraction vide, mais le produit d’une médiation. L’idée est concrète et participe d’une totalisation en cours. A quoi sert d’aller replacer cette idée dans la transcendance du « monde intelligible » platonicien ?

A la lecture de l’article, on aimerait bien faire redescendre sur terre cette « idée » ou cette « hypothèse » de communisme. Or on peine à trouver chez Badiou les outils qui nous permettraient d’engager cette démarche dont on peut supposer qu elle préoccupe au plus haut point les communistes et, au-delà, nombre de militants progressistes dans un contexte d’affrontement qui se durcit.

17 avril 2009

Aymeric Monville est rédacteur en chef adjoint de la revue La Pensée


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