Baptiste Eychart. Vous venez de préfacer la réédition de l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels paru aux éditions du Temps des cerises. Il semble bien que l’ouvrage d’Engels ait joué un rôle important dans vos recherches depuis plusieurs années sur les sociétés dites primitives…
Christophe Darmangeat. Il a été le point de départ de tout. Je l’ai découvert il y a trente ans, avec les idées marxistes, et j’avais alors été impressionné par l’ampleur des questions qu’il abordait. Dans ce petit livre, Engels traitait tout à la fois de la famille, de la parenté, des techniques, et de diverses formes d’organisation sociale, les mettant en rapport les unes avec les autres, éclairant sous un jour inattendu leur état actuel et mettant leur avenir en perspective. C’était fascinant !
Des années plus tard, je suis tombé, un peu par hasard, sur des ouvrages d’ethnologie, en particulier ceux de Maurice Godelier et d’Alain Testart. Et là, j’ai réalisé que bien des raisonnements d’Engels avaient vieilli. J’ai donc voulu savoir ce qu’on pouvait dire aujourd’hui, en tant que marxiste, de l’évolution sociale préhistorique. Je me suis mis à lire de plus en plus de choses… puis à en écrire.
Après plus d’un siècle de recherche, quel bilan peut-on faire des principales thèses de l’Origine de la famille ?
La reconstitution de l’évolution des formes de parenté et de famille, qui doit presque tout à l’anthropologue Lewis Morgan, est presque entièrement dépassée. On ne saurait le reprocher à Engels, qui écrivait à une époque où l’anthropologie sociale faisait ses tout premiers pas. Il en va de même des développements sur l’origine et les causes de la domination masculine – ce qui n’empêche nullement les pages qui traitent de la situation des femmes dans la société capitaliste et des voies de leur émancipation d’être restées d’une incroyable actualité.
Sur l’organisation des sociétés avant l’État et les raisons de l’émergence de celui-ci, là encore, le progrès des connaissances imposerait bien des rectifications et des compléments. Cependant, la caractérisation de l’État comme une organisation spéciale d’hommes armés au service de la classe dominante, et la nécessité pour les travailleurs de briser cette institution (même lorsqu’elle arbore une façade « démocratique ») pour fonder une société nouvelle, demeure la leçon politique majeure de ce livre. Une leçon qui n’a pas pris une ride, bien que des générations de prétendus marxistes aient malheureusement préféré l’oublier…
Vous publiez conjointement, un livre intitulé Conversation sur la naissance des inégalités. La naissance des inégalités est une vieille question philosophique, historique, anthropologique. Peut-on dire aussi que c’est une question politique ?
Bien sûr ! Parce que cette histoire (ou cette préhistoire) n’est pas neutre. Parce que les puissants d’aujourd’hui cherchent en permanence à nous convaincre que les inégalités sont inéluctables, qu’elles sont dans la nature humaine (ou, dans une version à peine moins grossière, dans la nature de toute société un peu complexe), que « des pauvres et des riches, il y en a toujours eu, il y en aura toujours ».
Mais lorsqu’on prend conscience que les inégalités et les classes ne sont pas un produit de nos chromosomes, qu’elles résultent de circonstances déterminées de l’évolution sociale, on peut se poser la question de leur possible disparition… et agir en ce sens.
Il semble que la question du sort des femmes dans les sociétés primitives soit particulièrement éclairante pour comprendre les problématiques de genre contemporaines. En quoi ?
La première chose que nous montrent les sociétés primitives au sujet des rapports hommes-femmes, c’est à quel point eux non plus n’ont rien de naturel et sont des constructions sociales. Il suffit de constater leur prodigieuse variété pour s’en convaincre.
Mais ce que l’on voit aussi, c’est que l’idée qu’hommes et femmes doivent pouvoir occuper indifféremment les mêmes rôles dans la société est un pur produit de l’époque moderne. Elle n’a jamais germé dans aucune société primitive, ni même précapitaliste. En ce sens, le capitalisme a joué dans les rapports entre les sexes un rôle révolutionnaire inouï. S’il n’a pas réalisé cet idéal de l’égalité des sexes (et qu’il en est vraisemblablement incapable), il en a néanmoins été le premier système de l’histoire à en poser les bases.
Ce sont ces idées que j’ai développées dans mon premier livre, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était.
Vous arrivez à la conclusion qu’il faut assouplir la distinction entre sociétés de classes et sociétés égalitaires en intégrant un troisième type de société : les sociétés inégalitaires. Qu’entendez-vous par là ?
Entre les premières sociétés égalitaires et les sociétés de classe ont existé des sociétés traversées par des inégalités matérielles plus ou moins marquées, mais où la terre restait disponible pour tout membre de la tribu. Il y avait donc des riches et des pauvres, mais pas de classes. La grande majorité des sociétés décrites par l’ethnologie relève de cette catégorie, à commencer par les Iroquois ou les Germains dont parle Engels.
Vous remettez aussi en cause les racines du développement des inégalités et des classes sociales. Quelles sont les pistes actuelles ?
Je ne sais pas si je remets grand-chose en cause. Je crois surtout que ce sont des questions largement négligées. Depuis des décennies, l’immense majorité des ethnologues refuse de les poser, toute préoccupation en rapport avec l’évolution sociale étant considérée comme la pire des abominations. Et du côté des archéologues, on se contente de réponses vagues. C’est un peu fatal, car l’archéologie constate en partie les effets des transformations sociales, mais ce n’est ni dans ses objectifs, ni dans ses moyens de les expliquer. Le plus souvent, on se satisfait de l’idée paresseuse selon laquelle au fur et à mesure que la société grossit, que l’humanité s’organise sur des bases plus larges et qu’apparaît la division du travail, il irait de soi que doivent se creuser inégalités matérielles et hiérarchies.
Pour ma part, je pense à la suite d’A. Testart que les clés des inégalités et de la marche aux classes sociales se situent du côté du stockage, des relations de dépendance et de la disponibilité des terres libres, beaucoup plus qu’en soi, dans la taille de la population ou le développement technique. Mais je crois surtout que la question est très loin d’être épuisée et qu’il y a là encore matière à bien des recherches.
Entretien avec Baptiste Eychart paru dans les Lettres Françaises en 2013.
Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, préface de Christophe Darmangeat, Le Temps des cerises, 2012, 249 p., 15 €.
Christophe Darmangeat, Conversation sur la naissance des inégalités, Agone, 2012, 193 p., 12 €.
Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était – aux origines de l’oppression des femmes (2e édition), Smolny, 2012, 469 p., 20 €.