Dans une tribune du Monde du 12 août, Mickaël Marie, secrétaire national adjoint des Verts, propose d’effectuer un "bilan du nucléaire français". Bien qu’il qualifie, pour sa part, la politique mise en oeuvre d’ "aveugle, coûteuse et inefficace", il anticipe que ses éléments de bilan sont sans doute "incomplets" et invite à la contradiction. Nous voudrions ici apporter des correctifs substantiels qui, au final, changent radicalement l’appréciation.
Mais pour commencer, au lieu de singulariser l’une des sources d’énergie, c’est l’ensemble du mix énergétique qu’il faudrait considérer. Si le nucléaire est épinglé d’une charge si rude, c’est en vertu de l’a priori qu’on pourrait s’en passer, que ce soit à l’échelle française ou mondiale. L’objectif de "sortir du nucléaire" devient alors prioritaire par rapport à "sortir des énergies fossiles". Or nous ne connaissons aucun scénario de transition énergétique réaliste qui aille dans cette direction. Au contraire, tous anticipent une relance du nucléaire, compte tenu du doublement prévu de la demande d’énergie mondiale d’ici à 2050 et de la contrainte climatique de diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre.
En France, ceux qui prônent l’abandon du nucléaire le font en imaginant à l’avenir une forte diminution de la consommation d’électricité (ad hoc) et en faisant le pari que les sources intermittentes (éolien et solaire) pourront fournir environ la moitié des besoins d’électricité - ce qui est totalement irréaliste dès lors que l’on ne sait pas stocker l’électricité de façon massive. Il faut les développer là où c’est pertinent, mais leur contribution ne pourra être qu’un appoint. Sobriété et efficacité énergétiques vont certes être des chantiers essentiels, mais là aussi il faut mettre des chiffres : il faut cent ans pour renouveler un parc d’habitations, et l’habitat ancien, le plus coûteux en chauffage, est aussi le plus cher à rénover ; et combien de temps faut-il pour changer la structure des besoins de mobilité dans une métropole ?
Venons-en au nucléaire. La France constitue une exception, dans la mesure où 78 % de son électricité est d’origine nucléaire, 11 % d’origine hydraulique, le reste d’origine fossile (gaz et charbon). Mais cela implique ipso facto que, tous comptes faits, les émissions de gaz carbonique liées à la production d’électricité sont sept fois moins importantes que la moyenne du reste de l’Europe. Tous usages confondus (notamment les transports), la France émet 60 % moins de gaz carbonique que son voisin allemand : est-ce dérisoire ? En tout cas, cela permet d’envisager l’électrification de certains usages, notamment le transport, privé ou public - ce qui ne présente aucun avantage environnemental si l’électricité est d’origine fossile.
Quant au coût de production, en France, il est de l’ordre de 40 euros le mégawattheure (mWh ), et il est régulé. Le prix de marché se situe en Europe de l’Ouest autour de 65 euros le mWh, et il est extrêmement volatil parce qu’indexé sur le prix du pétrole, et surtout parce qu’on ne sait pas stocker l’électricité à des coûts abordables : quand on a besoin d’électricité, c’est tout de suite et on est prêt à la payer très cher. Mais les ménages français paient leur électricité 60 % moins cher que les ménages allemands : est-ce négligeable ?
Si EDF a obligation d’acheter le kilowattheure (kWh) éolien trois fois le prix de revient du kWh nucléaire, et le kWh photovoltaïque quinze fois, cela reflète bien les coûts comparés. A puissance égale, un parc d’éoliennes coûte, certes, deux fois moins cher qu’un réacteur nucléaire, mais, du fait des irrégularités du vent, il produit trois à quatre fois moins d’électricité sur l’année - et rarement quand on en a besoin.
Contrairement à ce qu’affirme Mickaël Marie, le parc nucléaire français n’a pas été financé par des investissements publics, il a été payé par les consommateurs : EDF a emprunté pour financer les recherches du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et construire ses centrales, et a répercuté les coûts sur les utilisateurs. Strictement parlant, ce parc n’appartient pas à l’Etat, mais à EDF ! Quant à l’indépendance énergétique, on ne voit pas comment le remplacement du nucléaire par des centrales à charbon ou au gaz améliorerait la situation. Les 10 000 tonnes d’uranium naturel nécessaires pour la totalité du parc reviennent à environ 1 milliard d’euros. Il faudrait à la place 180 millions de tonnes de charbon pour un coût annuel de 10 milliards d’euros (15 milliards si on utilisait des centrales à gaz).
Venons-en aux déchets. Il est faux de laisser entendre qu’aucun progrès n’a été fait sur cette question. Pour les déchets à vie longue, les études de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et d’autres organismes semblables dans le monde ont montré que, dans le cas de leur enfouissement dans des environnements géologiques adaptés, les retours des radioéléments à la biosphère ne représenteront qu’un risque extrêmement faible : une petite fraction de la radioactivité naturelle pour les populations les plus exposées. Le vrai problème posé par le stockage géologique profond est son acceptabilité sociale. Il est d’ailleurs douteux, pour quiconque envisage de participer un jour au pouvoir, de jouer la peur plutôt que la réflexion rationnelle.
Sur le plan industriel, le nucléaire français est sans doute dans une passe difficile. L’EPR est un réacteur franco-allemand, étudié avec les autorités de sûreté des deux pays. Il devait remplacer les réacteurs en fonction en France et en Allemagne dans l’hypothèse où leur durée de vie serait limitée à trente ans. Cette durée de vie s’étendra vraisemblablement à quarante, voire soixante ans. De ce fait, la proclamation allemande de sortir du nucléaire (nous verrons si elle est suivie d’effet) et la saturation du parc français obligeaient Areva à trouver d’autres débouchés.
Les autorités de sûreté ont exigé que la probabilité d’un rejet significatif de radioactivité par l’EPR soit dix fois plus faible qu’aujourd’hui. Une telle exigence a évidemment un prix. Est-il possible d’imposer les normes de sûreté franco-allemandes au reste du monde ? La question des normes de sûreté mondiales est posée.
La décision de construire le premier EPR sans bénéficier de la collaboration d’un architecte ensemblier aussi expérimenté qu’EDF a sûrement été une erreur. De même, les désaccords entre Areva et EDF ont fortement nui à la crédibilité de l’industrie nucléaire française. Faut-il, pour autant, renoncer à ce qui reste la dernière chance de l’Europe de jouer un rôle dans cette renaissance du nucléaire qui apparaît inéluctable, compte tenu de la demande énergétique mondiale croissante et de l’obligation de diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ?
Devrons-nous acheter demain nos réacteurs en Chine, en Russie ou en Corée du Sud comme nous achetons aujourd’hui nos cellules photovoltaïques en Chine ? Que gagneraient la France et l’Europe dans cette aventure ? Ne vaut-il pas mieux restructurer la filière nucléaire pour la rendre plus performante, tout en diversifiant son offre de réacteurs pour l’adapter au plus près des besoins ?
Tribune publiée dans Le Monde du 21 août 2010. Hervé Nifenecker et Jacques Treiner sont membres de l’association Sauvons le climat.
La tribune de Mickaël Marie, secrétaire national-adjoint des Verts et conseiller régional de Basse-Normandie, publiée dans Le Monde du 11 aout 2010.
Jours mouvementés pour le nucléaire français. En une semaine, au creux de l’été, on apprend ainsi que le PDG d’EDF coiffera désormais toute l’équipe de la France nucléaire, son homologue d’Areva payant l’échec d’Abou Dhabi et les retards conséquents des chantiers EPR, ce réacteur de nouvelle génération vanté, sans crainte du ridicule, comme "post-Tchernobyl" et "post-11-Septembre". Que lesdits retards sont désormais admis par EDF, qui porte du coup la facture de 3,3 à 5 milliards d’euros. Que l’Agence internationale de l’énergie s’émeut, dans ses observations, de l’imprécision des coûts réels de développement du parc nucléaire français.
Dernière touche au tableau : la tardive publication du rapport Roussely sur "L’avenir de la filière française du nucléaire civil", qui confirme, en des termes diplomatiques, le désastre industriel de l’EPR, dont il est suggéré pudiquement "d’optimiser" la conception.
Dure semaine ? Même pas. Car face au désastre, la France ne changera rien. Poursuivra sa stratégie d’exportation d’un modèle énergétique unique, et compte bien d’abord la renforcer à l’intérieur de ses frontières. C’est la magie de l’idéologie que de résister aux faits, et la force du programme électronucléaire - et du lobby qui le défend et en dépend - est là : jamais l’Etat, soutien premier de l’atome, n’aura permis une évaluation contradictoire de la politique conduite, qui permettrait aux citoyens et contribuables de se faire une idée plus juste que celle des publicités des opérateurs.
Depuis son lancement il y a plus de quarante ans, on disposerait pourtant d’un recul suffisant pour engager, sans a priori, un état aussi exhaustif que possible des avantages et des inconvénients de la production électronucléaire. D’autant qu’elle a pris, en France, une dimension inédite. Et pour cause : la France concentre sur son seul territoire un sur sept des réacteurs en activité dans le monde.
Esquissons, donc, quelques premiers éléments de bilan. Ils seront incomplets et je ne doute pas qu’un tel inventaire trouvera très vite ses contradicteurs. Tant mieux. Sur le plan budgétaire, d’abord. On sait que la production électronucléaire a, ces quarante dernières années, aspiré la presque-totalité des crédits publics dédiés tant à la production qu’à la recherche sur l’énergie. C’est à cette aune que doit être jugé le programme électronucléaire, si du moins l’on se soucie de l’efficacité de la dépense publique.
Or ces efforts massifs n’ont permis ni de résoudre, malgré des engagements aussi solennels que répétés, le problème crucial des déchets radioactifs, dont la dangerosité se mesure tout de même parfois en centaines de milliers d’années, ni d’entériner la si fameuse promesse de l’indépendance énergétique, mythe qui s’écroule dès lors que le minerai est importé, dans des conditions d’extraction d’ailleurs indignes de notre pays : désastres sanitaires et écologiques, violations des droits humains, arrangements avec des régimes notoirement corrompus...
Autre effet collatéral de la captation par le nucléaire de la manne budgétaire : les énergies renouvelables sont sous-développées, quand d’autres pays, pas mieux dotés que nous (le potentiel éolien de la France laisse rêveur, quand on le compare aux chiffres des réalisations), ont su prendre le virage.
Sur les plans technologique et énergétique, ensuite. L’apothéose scientifique et industrielle promise a déchu en échec patent. Le parc assure à peu près la satisfaction des besoins électriques du pays, au prix de surcoûts colossaux nés de la surcapacité installée et d’une moyenne de production inférieure à celle de plusieurs de ses voisins.
Mais la prouesse tourne à la farce lorsque, et c’est un événement annuel désormais, des régions entières sont menacées de plonger dans le noir. Ces épisodes ont le mérite d’agir comme une (brutale) révélation : malgré des investissements publics sans équivalent, le système ne fonctionne pas.
Sur le plan social, également. Le développement du parc nucléaire s’est doublé d’une stratégie de développement massif du chauffage électrique, puisqu’il fallait absorber la production, coûte que coûte. Ce choix, particulièrement net dans les logements d’habitat social, a eu pour corollaire le sous-investissement dans l’isolation et la faible attention portée, jusqu’à une époque récente, à la performance énergétique des bâtiments.
Conséquence majeure, la "précarité énergétique" de millions de ménages, prisonniers de factures d’électricité en hausse constante. S’il est impossible d’imputer la totalité de la précarité énergétique (10 % de la population française concernée) au seul chauffage électrique, cher et peu efficace, son développement a accru les risques de vulnérabilité des ménages. Toujours persuadée de l’excellence du tout-nucléaire, la France continue d’équiper de chauffage électrique ses nouveaux logements (les trois quarts des constructions en 2008) et le Parlement persiste à soutenir une réglementation thermique qui lui est outrancièrement favorable. Là encore, glorieux bilan.
Quatrième et dernière remarque : la domination du nucléaire, la répétition de cet aveuglement que la politique conduite était la seule possible, la marginalisation de tout point de vue critique... Tout cela a consacré, dans l’esprit commun des citoyens, l’idée qu’aucune autre solution n’est possible.
Les expériences de nombreux pays nous enseignent pourtant radicalement le contraire. Elles sont écartées, comme l’est par avance tout ce qui viendrait affaiblir la thèse de l’infaillibilité nucléaire. Ainsi des recherches montrant que le nucléaire n’était d’aucun secours véritable dans la lutte contre le dérèglement climatique ou dans la définition d’une stratégie de réduction de la dépendance aux énergies fossiles, mais qu’il fallait porter l’effort sur les stratégies de sobriété et d’efficacité énergétique... rendues impossibles si l’on choisit pour priorité le développement d’un parc électronucléaire, et ses investissements colossaux.
Là est peut-être le plus grand drame né du choix français du tout-nucléaire, que l’on mesure en Basse-Normandie, terre de Flamanville et de la Hague, presque physiquement : en voulant à toute force prouver que ce choix était le seul possible, rationnel et efficace, il a stérilisé l’imagination autant que le débat, et condamné la société française à n’imaginer le futur que comme la perpétuation inaltérée du présent. Dans le monde qui vient, cette faute-là ne saurait être prolongée sans dommages. Sortir de l’illusion, c’est regarder en face le bilan du programme électronucléaire. Cette analyse lucide est le préalable nécessaire à l’élaboration d’autres scénarios énergétiques. Ils sont urgents.
Mickaël Marie est Secrétaire national adjoint des Verts, conseiller régional de Basse-Normandie